IV
Lia et son père descendirent dans la salle à manger dès le second coup de cloche. Les journaux venaient d’arriver, et, comme la vaste salle était encore déserte, M. Haags prit le Figaro et, demeurant debout, commença à le parcourir. Lia s’approcha d’une fenêtre et s’amusa à regarder les promeneurs qui regagnaient leurs hôtels. Elle tournait le dos à la salle, et l’on ne voyait d’elle que sa taille élégante et la masse de ses cheveux noirs, tressés en couronne.
« Et qu’est-ce que ce Haags ? » dit tout à coup une voix masculine, si près d’elle, qu’elle tressaillit en entendant ainsi prononcer le nom de son père.
« Un richissime d’hier, » répondit-on, « qui a su tirer profit des bouleversements effroyables de ces temps derniers.
– Allemand ?
– Je ne sais, mais juif, à coup sûr…
– Oh ! cela, c’est écrit sur l’admirable visage de sa fille aussi bien que sur le sien, » répliqua la voix qui avait parlé la première, d’un ton où Lia crut saisir une inflexion de regret.
Elle sentait ses joues en feu, et ne se retourna que lorsque les pas s’éloignèrent. Alors elle gagna sa chaise, cherchant à découvrir qui venait de parler ainsi de la fortune de son père et de sa propre beauté.
Les places restées inoccupées la veille à son côté étaient prises par deux jeunes gens qu’elle ne se rappelait pas avoir vus. L’un d’eux, celui qui se trouvait le plus près d’elle, avait environ vingt-cinq ans ; il n’était pas précisément beau, mais il avait une figure expressive et douce ; ses cheveux châtains étaient courts et frisés, sa barbe presque blonde, ses yeux d’un gris clair, très lumineux et très pénétrants, avec une expression frappante de sincérité et de loyauté. L’autre, plus âgé, plus robuste, avait un teint brun et des cheveux légèrement grisonnants, en dépit d’un air jeune ; son regard possédait une extrême mobilité, et il y avait dans son sourire une causticité qui n’excluait pas toutefois une certaine bienveillance.
« Et quels sont vos projets pour aujourd’hui, mon cher de Cormeilles ? » demanda-t-il, tout en cassant l’œuf à la coque qu’on venait de placer devant lui.
« Oh ! je n’en ai guère ! J’ai fait tant d’excursions que je ne sais laquelle recommencer.
– Bah ! êtes-vous blasé sur ce délicieux pays ?
– Non certes, il me semble toujours nouveau, comparé aux plaines monotones de ma région natale.
– Ces plaines monotones ont leurs avantages, » reprit en riant son compagnon, « surtout à l’époque où l’or de leurs moissons se transforme en une monnaie ayant cours… Vous seriez un moins riche propriétaire si votre domaine était perché sur quelqu’une de ces montagnes, et les mères de filles à marier se donneraient sans doute moins de peine pour conquérir vos suffrages.
– Oh ! je ne serai pas d’une difficile conquête, » répondit en riant le jeune homme, « le jour où mon cœur aura parlé. Malheureusement, » ajouta-t-il d’une voix plus basse, « j’ai fait dans ma vie une large place au rêve.
– Le rêve en plein siècle des lumières ! Je dois donc vous considérer comme un anachronisme, » répliqua gaiement son compagnon.
Lia n’en entendit pas davantage, car son père lui parlait en ce moment. Elle sentit à plusieurs reprises, pendant le déjeuner, le regard de son voisin attaché sur elle, et, en se levant de table, elle se décida, après un peu d’hésitation, à jeter à son tour un coup d’œil sur ce jeune homme qui rêvait encore à une époque si réaliste. Mais elle rencontra, attachés sur elle, ses yeux gris, clairs et pensifs, où elle crut lire, avec une admiration évidente, tempérée toutefois par le respect, la même nuance de regret qu’elle s’était imaginé surprendre quelque temps auparavant dans ses paroles.
En rentrant dans sa chambre, elle poussa un cri de joie en apercevant l’habit de cheval commandé la veille. Le tailleur avait dû faire passer toute la nuit pour satisfaire son caprice.
Elle revêtit aussitôt ce costume, dont la nuance d’un bleu très sombre lui seyait à ravir, et, ayant posé sur sa tête le petit chapeau d’homme entouré d’un voile de gaze, elle ouvrit la porte de son père et lui apparut souriante, plus ravissante que jamais, portant sur son bras sa longue jupe avec une aisance innée.
Le regard de M. Haags inspecta soigneusement tout le costume, et il fit un petit signe d’approbation.
« C’est très bien, Lia… Nous en userons au premier jour… En attendant, va t’apprêter pour notre promenade, la voiture ne tardera pas.
– Mais, père, si nous la faisions à cheval, cette promenade ?
– Vingt kilomètres pour un début ! Tu serais brisée, mon enfant. »
Lia jeta un regard de désappointement sur la glace qui réfléchissait sa taille gracieuse, si bien prise dans l’amazone, puis son front s’éclaircit.
« Eh bien, faisons-nous suivre par la voiture, où je monterai lorsque je serai fatiguée ! »
M. Haags hésita un instant, mais il n’avait pas encore pris l’habitude de résister à sa fille.
« Soit, » dit-il, « je vais commander les chevaux. »
Les joues de Lia s’empourprèrent de plaisir, et, ayant mille fois embrassé son père, elle se mit en devoir de faire entrer ses petits doigts dans des gants de peau de daim.
Peu après, à son ravissement infini, elle se trouvait en selle sur un petit cheval alezan dont elle caressait complaisamment la crinière.
« Laissez-le vous conduire, surtout, Mademoiselle, » répéta le guide, montant à côté du cocher sur le siège du landau.
« Es-tu prête, Lia ? » demanda M. Haags en souriant. « Sais-tu que tu as fort bon air, mon enfant ?… Ne serre pas ainsi la bride… Là, c’est bien… »
Les petits chevaux partirent d’un trot vif, et le jeune homme qu’on avait appelé de Cormeilles, qui fumait son cigare devant l’hôtel, s’élança vers un domestique demeuré sur le perron.
« Où vont-ils ? » demanda-t-il rapidement.
« À la cascade d’Enfer, Monsieur. »
Le jeune homme se tourna vers son ami.
« Venez-vous, Dervin ?
– Oh ! certes non ! Je ne suis pas amoureux, moi ! » répondit en riant celui-ci.
Le visage de Maxime de Cormeilles s’assombrit.
« Moi non plus, » dit-il à voix basse. « Est-ce que ma mère me permettrait d’épouser une juive ?… Moi-même je ne saurais me résoudre à voir l’abîme d’une différence de croyances entre ma femme et moi… Mais, mon cher Antoine, tout peut arriver, et les rêves les plus invraisemblables se réalisent quelquefois… J’espère que je ne rêve pas à propos de cette charmante fille ; mais ne serait-il pas délicieux de lier connaissance avec elle pendant notre séjour ici ?… »
Et, sans écouter Antoine Dervin qui, haussant les épaules, murmurait quelque chose sur l’éternelle histoire du papillon qui va se brûler les ailes, Maxime se mit à examiner d’un œil connaisseur les chevaux rangés sous les tilleuls.
Bientôt, ayant fait son choix, il sauta en selle, toucha légèrement de sa cravache le flanc de sa monture, et s’élança dans la direction qu’avaient prise quelques minutes auparavant Lia et son père.
Il fit mener au petit cheval montagnard un train des plus vifs jusqu’au moment où il parvint à peu de distance de la combe de Bounéou ; alors il ralentit son allure, car il savait que les touristes s’arrêtent à la chute d’eau appelée le trou de Bounéou. Ses prévisions ne furent point trompées ; en approchant, il aperçut le landau arrêté sur le bord de la route, et le guide tenant en main les chevaux du banquier et de sa fille.
La silhouette sombre de cette dernière se détachait, immobile, sur les masses de rochers creusés, rongés, polis par l’eau écumeuse, et déchiquetés comme le squelette bizarre de quelque monstre antédiluvien… Et aux beautés sauvages de ce lieu, dominé de tous côtés par des monts couverts de forêts, s’ajoutait un spectacle émouvant autant que mélancolique : sur le ton gris des rochers, au bord des eaux furieuses et rapides bondissant dans le gouffre, ressortait la blancheur d’une croix de marbre qui évoquait un souvenir funèbre. Un homme avait péri en ce lieu, dans cette combe à la fois verdoyante et sauvage, péri, en venant chercher le plaisir, dans le torrent écumeux aux remous perfides, et la croix élevée en mémoire de lui jetait une note grave dans ce concert à la fois joyeux et solennel de la nature, en rappelant aux passants le peu qu’est la vie et l’incertitude du moment qui doit la terminer.
M. Haags saisit instinctivement le bras de sa fille. Un faux pas sur ce rocher glissant, et c’en serait fait de tant de bonheur, de grâce et de beauté… Cette eau écumeuse, blanche comme la neige, mais rapide et furieuse, aurait vite brisé ce corps délicat contre les parois déchiquetées de l’abîme…
Maxime de Cormeilles distinguait le visage légèrement pâli de la jeune fille. À ce moment il vit son bras se lever lentement ; sa main fine, emprisonnée dans le long gant de peau de daim, toucha son front… Elle terminait une prière muette par le signe de croix le plus pieux qu’il eût jamais vu tracé par une jeune chrétienne…
Une impression de joie instinctive monta du cœur de Maxime et colora ses joues. Elle n’était donc pas juive, elle ! Cet obstacle infranchissable n’existait donc pas entre eux ?… Se tenant à son tour au bord du torrent, il la suivit des yeux tandis qu’elle se remettait en selle avec l’aide de son père… Il vit sa taille souple, amincie par la longue robe sombre, se détacher sur la verdure qui bordait le sentier, tandis que son voile flottait autour de son cou ; et, comme elle disparaissait au premier détour de la route, il revint à lui-même et passa la main sur son front, non sans sourire malgré lui.
« Suis-je fou ? » se demandait-il, « ou bien l’amour à première vue, que j’ai cru jusqu’ici une invention des romanciers, existe-t-il réellement ? Je l’ai vue hier pour la première fois, j’ai à peine entendu le son de sa voix, et, sans savoir rien d’elle, je me surprends songeant à l’action la plus grave que puisse accomplir un homme, puisqu’elle engage à jamais toute sa vie ! C’est une folie ! » Oui, c’était une folie ; mais il se disait que cette folie était douce et charmante, tandis que son cheval l’entraînait sur cette route pittoresque à travers la vallée qui se resserrait entre ses murailles gigantesques.
Il était resté accessible aux émotions vives et promptes, – un peu trop primesautier peut-être : c’était l’effet de la jeunesse, et d’une jeunesse quasi solitaire. Maxime passait à la campagne, dans un riche domaine de la Beauce, les trois quarts de l’année. Son père était mort depuis longtemps, et il avait manqué à son enfance cette influence heureusement combinée de l’homme et de la femme. Mme de Cormeilles était active et énergique ; elle s’était appliquée de bonne heure à diriger une vaste exploitation agricole. Ces occupations et ces soucis avaient ôté à ses habitudes un certain charme féminin dont son fils, sans s’en rendre compte, ressentit l’absence. Il était poète et rêveur, elle était virile et ne pouvait comprendre le songe, et cependant elle ne sut point réagir contre ce que les tendances de Maxime avaient d’excessif. Elle se montra tendre et indulgente pour son unique enfant ; avec lui, sa nature se détendait soudain, et il était heureux que le jeune homme fût doué d’instincts élevés et de goûts délicats, car elle le gâtait et n’aurait peut-être pas su enrayer des défauts naissants.
Même maintenant elle lui épargnait les soins, antipathiques à sa nature, d’une vie consacrée à l’action et passée au grand air. Le père de Maxime l’eût sans doute contraint à quelque travail ; elle ne songeait qu’à le rendre heureux. Du matin au soir, elle parcourait son domaine et visitait ses fermiers, conduisant elle-même son petit panier attelé d’un cheval gris ; quand elle s’enfermait chez elle, c’était pour compulser ses livres et faire ses comptes. Cette existence lui plaisait, et il lui suffisait que son fils suivît ses penchants, qui, s’ils étaient quelque peu personnels, n’avaient du moins rien de vulgaire. Il lisait beaucoup, surtout les poètes ; il rimait pour lui seul et dessinait avec goût. Il ne s’était jamais demandé si ce chemin étroit, mais si uni et si agréable à suivre, le mènerait jamais à un but élevé, ni s’il y rencontrerait l’occasion d’être utile. Il ne s’était jamais avisé de songer que faire des riens équivaut jusqu’à un certain point à ne rien faire, et que le travail, même noble, même délicat, ne doit pas servir à notre seule jouissance, mais préparer notre esprit et tremper notre âme pour le bien… Il s’occupait, et s’imaginait remplir une tâche… S’il avait pensé qu’il était inutile, il se serait efforcé de changer de vie, et de quitter son impasse fleurie pour la route qui mène à un but réel.
Maxime aimait sa mère, non seulement avec une tendresse passionnée, mais encore avec ce sentiment d’admiration qu’éprouvent instinctivement les rêveurs pour les natures actives et pratiques. Mais il avait l’intuition qu’elle ne parlait pas son langage, et, bien qu’il eût toute confiance en elle, il gardait dans le secret de son âme les songes encore vagues et les aspirations mal définies qu’il prenait lui-même pour autant d’anachronismes, et dont, tout en les chérissant comme un trésor, il était presque confus.