IV-2

1735 Words
Tout cela explique peut-être comment cette nature délicate, vivant dans le rêve, à l’écart de toute voie pratique, et n’ayant pas dans sa tendresse filiale cette sorte de soupape de sûreté qui s’appelle l’épanchement, tout cela, dis-je, peut expliquer comment Maxime, frappé d’admiration la veille en voyant Lia descendre de voiture, et ayant passé la journée à la suivre dans les allées qui encadrent si pittoresquement Luchon, se trouvait aujourd’hui à sa suite dans la vallée du Lis, pénétré d’un sentiment tout nouveau d’enthousiasme, et se disant que ce regard brillant, si pur, si rêveur sous sa gaieté, devait déceler une nature à la fois profonde et étrange autant que belle. La vallée s’élargissait, fermée à l’horizon par un cirque aux gigantesques gradins, revêtus d’un tapis de neige étincelante. Au premier plan, des montagnes couvertes de forêts entrecroisaient leurs contreforts et semblaient avancer leur pied pour fermer le passage, tandis que des cascades, semblables à des rubans d’argent, vues dans le lointain, rompaient l’uniformité de cette barrière de verdure. Un gave rapide serpentait dans la vallée ; ses bords écumeux étaient jonchés de cailloux de marbre poli ou de roches grisâtres formant d’heureux contrastes avec les bouquets d’arbres qui croissaient çà et là et les prairies d’un vert d’émeraude qui tapissaient les pentes. Il eût été difficile d’encadrer dans une scène à la fois plus grandiose et plus riante le poème nouveau que célébrait l’âme de Maxime. De temps à autre, il pressait son cheval et apercevait de loin, au détour du chemin, la robe flottante et le voile léger de Lia. Qu’espérait-il ? Il n’eût guère su le dire, mais il comptait sur une circonstance favorable pour voir de près cette charmante fille, pour lui parler peut-être… Qui sait à quels rêves romanesques s’abandonnait son imagination !… On disait plaisamment d’une femme célèbre qu’elle eût volontiers mis ses amis dans l’embarras pour avoir le plaisir de les en tirer. Rendons cette justice à Maxime qu’il ne souhaitait nulle catastrophe, nulle aventure fâcheuse qui rendît son aide nécessaire à la jeune fille ; mais il eût certes consenti à être lui-même victime d’un accident qui la rapprochât de lui, fallût-il payer son bonheur par des souffrances réelles et même par une réclusion prolongée. Mais ni le cheval de Lia ni le sien ne s’avisèrent de compromettre l’existence précieuse de leur fardeau. En arrivant à la petite auberge du Lis, il vit que la jeune fille avait déjà mis pied à terre et que, sa longue jupe sur le bras, immobile devant la maison, elle s’absorbait dans la contemplation de la vallée. Maxime sauta à terre et, demandant un verre de bière, il s’assit à une petite table, en plein air. Il regardait furtivement la jeune fille, et, quand son père vint la rejoindre, il put entendre les paroles qu’ils échangeaient. « N’es-tu pas fatiguée, Lia ? » Elle se tourna en souriant, et Maxime pensa qu’il n’avait jamais rien vu de si brillant et de si singulier en même temps que ce sourire, presque pensif dans sa gaieté. « Fatiguée ! Oh ! non, et j’espère bien que nous irons tout voir, et que nous admirerons de près ce gouffre écumeux qui porte un si vilain nom… » M. Haags dirigea son regard vers le pont jeté au-dessus de la chute. « Je ne sais si je dois te permettre cette excursion, Lia… Je me rappelle l’avoir faite jadis ; le sentier est rapide, et tu n’es pas une écuyère assez consommée pour que je puisse tranquillement te voir gravir ces pentes et surtout les descendre… Mieux vaudrait marcher… – Oh ! ce serait impossible avec cette longue jupe ! Mais mon cheval a le pied si sûr ! Et je n’ai pas peur du tout ! As-tu remarqué qu’il prenait toujours le bord du sentier, même sur les lisières déchirées par les éboulements ? Les cailloux roulaient sous son sabot, et cependant j’éprouvais une singulière impression de sécurité. – Oui, mais là-haut tu pourrais être prise de vertige… Il m’est permis d’être craintif pour toi, mon enfant !… » Il y avait dans ces paroles une inflexion d’autant plus touchante dans sa tendresse, que le ton de M. Haags était d’ordinaire calme et froid. Maxime sentit un petit frisson à l’idée que Lia pourrait décider son père à satisfaire son caprice. Il connaissait le sentier qui mène au pont d’Enfer, il l’avait vu suivre par maint cavalier, et même par des amazones ; mais lui aussi devenait craintif, et un mouvement irrésistible le porta à intervenir dans ce petit dialogue. Se levant et ôtant son chapeau, il salua profondément le banquier, qui, regardant alternativement le visage suppliant de sa fille et l’arche de pierre jetée sur une déchirure de la montagne, semblait hésiter. « Voulez-vous excuser un étranger, s’il prend la liberté de formuler un avis ?… J’ai entendu, sans le vouloir, votre conversation… J’ai fait dix fois la très courte excursion dont il s’agit… Elle n’offre aucun danger pour un bon cavalier ; mais si, comme j’ai cru le comprendre, Mlle votre fille n’a pas l’habitude du cheval, mieux vaudrait lui éviter cette fatigue, qui pourrait devenir l’occasion d’un danger… » M. Haags, d’un regard rapide, avait reconnu un homme du monde dans celui qui parlait. Il avait fait trop de saisons d’eaux pour ignorer avec quelle facilité on noue dans ces villes des relations qu’il est également loisible de conserver ou de rompre. En outre, il se rendait parfaitement compte de la rare beauté de sa fille, et l’intervention de l’étranger n’avait rien qui pût l’étonner. Il souleva son chapeau, remercia poliment, et, se tournant vers Lia : « Tu vois, » dit-il en souriant, « que l’excursion doit se faire pédestrement, à moins que tu ne sois fatiguée toutefois, et que cette jupe embarrassante ne soit un obstacle à la marche. – Oh ! pas du tout ! Veux-tu demander une tasse de lait pour moi, père ? Ensuite je serai prête. » Toutes les tables étaient occupées par des touristes, et la servante de l’auberge posa près du bock de Maxime la tasse de lait qu’avait demandée la jeune fille. Celle-ci but avec délices, car la chaleur était intense, pendant que son père échangeait avec le jeune homme quelques paroles banales. « La demoiselle marche-t-elle bien ? » demanda tout à coup une voix rude derrière eux. Lia se retourna vivement et aperçut le guide, qui, les mains dans les poches de sa veste couverte de petits boutons, examinait le ciel. « Pourquoi demandez-vous cela, mon ami ? – Parce que, si vous n’êtes pas de retour d’ici à une heure et demie, vous risquez d’être surpris par l’orage. – Par l’orage ! » s’écria la jeune fille étonnée, promenant un regard incrédule sur le ciel d’un bleu vif. Le guide sourit, et étendit le bras vers l’ouest. « Regardez là-bas ces vapeurs qui flottent si lentement, qu’on les dirait immobiles… Elles approchent cependant ; elles vont s’épaissir insensiblement et envahir tout le ciel… Ne sentez-vous pas que l’air est lourd et brûlant ? – Alors vous croyez à un orage prochain ? » demanda M. Haags. « Il peut éclater dans une heure, Monsieur. Ah ! dame, août, c’est le mois des orages, et il s’en forme avant qu’on ait pu les prévoir dans ces gorges et autour de ces sommets… Croyez-moi, Monsieur, n’exposez pas la demoiselle ; qu’elle se promène ici, près de l’auberge, pendant quelques instants, la vallée est assez jolie à voir ; et qu’elle retourne à Luchon avant que le tonnerre gronde là-bas. » Le visage de Lia exprimait une vive contrariété. « Lia, il n’y a pas à hésiter, » dit son père. « Je vais donner l’ordre d’atteler, afin que nous partions d’ici à un quart d’heure… Risquez-vous l’ascension, Monsieur ? » de manda-t-il en souriant, se tournant vers Maxime. Celui-ci était parfaitement décidé à profiter jusqu’au bout de son heureuse chance. « Bah ! » dit-il, après avoir jeté un coup d’œil sur l’horizon, où grandissait la nuée menaçante, « je connais par cœur la cascade d’Enfer, et je ne tiens pas à être mouillé jusqu’aux os sur la montagne… – Au moins, allons au pied de la cascade, » dit Lia, se levant et prenant sa jupe sur son bras. Maxime la suivit, ravi. Elle oublia bien vite son désappointement, car elle avait un caractère doux et facile, et, s’extasiant devant le spectacle qui s’offrait à ses yeux, elle s’assit au bord du torrent, qui, jaillissant en cascade dans la déchirure béante de la montagne, ouvre un rapide passage à ses eaux bondissantes à travers les cailloux et les bouquets de bois qui parsèment la vallée. Un fracas épouvantable accompagnait la chute, et une poussière d’écume, brillante et légère, rafraîchissait le visage de la jeune fille. Elle ôta son chapeau et plongea ses doigts dans l’eau qui courait à ses pieds. Ses beaux yeux, dont Maxime trouvait le regard étrange parce qu’il était à la fois joyeux et pensif, erraient avidement sur les masses de verdure, les cascades et le glacier hérissé de pics qui dominait le paysage. « Nous aurions dû amener la jeune fille que nous avons vue ce matin, » dit-elle tout à coup à son père. « Elle n’a peut-être pas fait d’excursions, sa mère étant malade… – Il n’entre pas dans nos arrangements que tu te charges d’amuser cette personne, Lia, » répondit-il froidement. « Je trouve, moi, qu’une étrangère est le plus souvent gênante, et que moins nous aurons recours à sa présence, mieux cela vaudra. » Elle ne répondit rien ; mais elle était trop vive et trop expansive pour garder longtemps le silence. Son père restait froid devant ces beautés, et elle se tourna instinctivement vers Maxime… Dès lors la glace fut rompue entre eux. Il se trouvait que leurs regards erraient aux mêmes points, que les mêmes mots venaient sur leurs lèvres. Il sembla à Maxime qu’il pouvait sans crainte épancher quelques-unes de ces impressions profondes qui gonflaient son cœur. Elle comprit ce langage ému, un peu mystique, et, comme il disait des vers qui lui revenaient à la mémoire, elle se détourna pour cacher une larme d’enthousiasme. Le banquier ne s’était point mêlé à cette sorte d’idylle. Les bras croisés, le regard vaguement fixé devant lui, à quoi pensait-il ? Le site merveilleux dont le charme accélérait les battements du cœur de sa fille n’était pour rien dans sa rêverie… Songeait-il au passé ? Tandis que ces voix jeunes et enthousiastes s’élevaient près de lui, évoquait-il sa propre jeunesse (ah ! qu’elle avait été courte !) et croyait-il entendre une autre voix, depuis longtemps éteinte, dont il avait parfois cherché les inflexions dans celle de sa fille ? Se souvenait-il d’un autre paysage, plat et monotone dans sa richesse, d’un ruisseau paisible coulant lentement le long d’un rideau de peupliers, et revoyait-il, au bord de ce ruisseau, une femme au visage délicat, aux doux yeux tristes, une femme dont le regard avait des lueurs mystérieuses qu’il n’avait peut-être jamais été capable de comprendre, et qui cependant avaient conquis son cœur ?… S’il songeait à tout ce passé, si loin de lui, si bien enseveli sous la poussière de la vie (et vraiment il y pensait parfois comme à un rêve lointain et presque effacé), ces réminiscences ne durèrent pas longtemps… Le regard atone jette une lueur soudaine, froide et comme métallique, la main maigre et blanche remue des papiers dans la poche de la légère jaquette, et en face de cette nature, de ce glacier, de ces forêts aux sombres profondeurs, de cette cascade mugissante, de ces eaux sinueuses sur lesquelles le nuage grandissant projette maintenant des ombres bizarres, le banquier trace rapidement sur son carnet des chiffres mystérieux qui, semblables à un talisman, feront peut-être affluer l’or dans ses coffres par une des combinaisons hardies et heureuses dont le grand homme a le secret…
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD