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Les allées d’Étigny étaient dans toute leur animation lorsque les omnibus, les landaus et les victorias arrivèrent de la gare, amenant les voyageurs du train de dix heures cinquante-six.
Les excursionnistes sérieux étaient partis au point du jour pour le lac d’Oo, le port de Vénasque ou les Quinze-Lacs ; mais les loueurs n’avaient pas encore perdu l’espoir de promenades moins lointaines, et se tenaient prêts à offrir leurs voitures, ou les petits chevaux et les ânes qui secouaient bruyamment leurs grelots à l’ombre des vieux arbres.
Les cloches des hôtels attendaient justement l’arrivée du train pour se mettre en branle, et les baigneurs flânaient devant les boutiques, ou lisaient nonchalamment les écriteaux suspendus aux troncs des arbres.
La saison étant très brillante, et les journaux de Luchon se constellant chaque jour de noms célèbres, – ministres ou députés, avocats ou orateurs, princes, banquiers ou comédiens, – l’arrivée du train constituait naturellement une distraction fort appréciée, et par ceux qui étaient à même de reconnaître les visages des nouveaux venus, et par ceux qui, ne les connaissant que par ouï-dire, en étaient par là même d’autant plus curieux.
M. Reuben Haags, devenu du jour au lendemain célèbre dans le monde financier, ne possédait pas une notoriété d’assez vieille date pour que sa figure fût familière aux reporters et aux boulevardiers qui fumaient leur cigare dans les allées d’Étigny. Son nom, à la vérité, leur était connu ; mais c’était, pour ainsi dire, la veille qu’il avait acquis cette célébrité, si fort prisée de nos jours, qui s’identifie avec les millions. Une société vaste et puissante venait de crouler, ensevelissant sous ses ruines des milliers de victimes. Mais une entreprise financière s’effondre toujours au profit de quelqu’un, et la chute de celle-ci avait été trop habilement préparée pour qu’un certain nombre d’autres entreprises ne se fussent pas enrichies de sa ruine. La Bourse s’était trouvée un instant affolée, et beaucoup de gens réputés sagaces avaient perdu la tête. Cependant il est des hommes doués d’un flair merveilleux et d’un non moins merveilleux sang-froid, sans compter un certain dédain des scrupules gênants, et il se trouva, quand un calme relatif vint à renaître, que des maisons jusque-là classées dans un ordre inférieur s’étaient tout d’un coup élevées et forçaient le public à compter avec elles.
Quelque fréquents que soient à notre époque ces coups de la fortune, ils ne passent point inaperçus. Si les naufrages sont vite oubliés, si le remous soulevé un instant par le navire qui sombre s’efface promptement sur la grande mer mouvante, les prospérités subites sont saluées avec enthousiasme ou avec sympathie, et elles ne tardent pas à s’imposer même à des gens auxquels elles causaient tout d’abord un étonnement mêlé de répugnance.
Les journaux avaient donc parlé du banquier Haags ; ils avaient discuté son origine, – prussienne, disaient les jaloux, alsacienne, assuraient les amis, israélite, en tout cas ; – ils avaient raconté ses débuts, à propos desquels circulaient maintes légendes, tantôt le faisant sortir d’une banque de province ou d’un comptoir de joaillerie, tantôt lui faisant porter la balle du colporteur, mais s’accordant à célébrer l’incomparable activité, le merveilleux esprit des affaires qui, ayant triomphé d’obstacles sans nombre, le plaçaient aujourd’hui parmi les plus riches banquiers de Paris. On racontait encore que, l’installation du grand homme étant désormais trop modeste en raison de l’accroissement énorme et subit de sa fortune, il venait d’acheter un hôtel princier dans le quartier Malesherbes, hôtel qu’il s’occupait de meubler avec un luxe éclairé et une entente rare de l’art et de l’harmonie.
Mais comme aucune fête n’avait encore inauguré les salons du banquier, et comme celui-ci était un homme de travail, fort peu mondain et fuyant en général les lieux de plaisir, peu de personnes le connaissaient, et il fit ce jour-là à Luchon une entrée singulièrement tranquille.
Le landau de louage qui l’amenait produisit cependant une certaine sensation, non à cause de lui : si sa figure énergique, maigre et fine pouvait retenir l’attention, elle ne la provoquait point. Mais à son côté était assise une jeune et charmante fille, dont le visage reproduisait ses traits avec un éclat de fraîcheur et de gaieté que, naturellement, le banquier ne possédait pas. Une mante de voyage d’un ton moyen, coulissée au cou et ornée de quelques nœuds de rubans, enveloppait discrètement sa toilette ; mais elle avait relevé le voile de gaze blanche qui s’entortillait autour de sa toque et entourait son cou, et, si rapide que fût le passage de la voiture, les flâneurs eurent le temps d’admirer un teint pâle et mat, et cependant charmant de jeunesse, avec un profil aquilin qui décelait l’origine hébraïque, ainsi que les yeux noirs, admirables de forme et d’éclat, dont l’étrangeté s’alliait avec une extrême douceur et un charme pénétrant.
Le landau s’arrêta devant l’un des grands hôtels situés sur les allées, au moment où le premier coup de cloche du déjeuner tintait bruyamment.
Le père sauta à terre, tendit la main à sa fille, et tous deux, abordés au même instant par l’hôte dont, l’œil exercé avait reconnu des clients sérieux, pénétrèrent dans le vestibule de l’hôtel. Le banquier demanda brièvement deux chambres et un salon au premier étage, et, ayant annoncé que ses malles le suivaient sur l’un des omnibus de l’hôtel, il se dirigea avec sa fille vers les chambres qu’on leur assignait.
Séparées par un salon assez richement meublé, elles donnaient toutes deux sur les allées d’Étigny.
Le domestique demanda respectueusement les ordres des voyageurs.
« Il faut déjeuner… As-tu toujours la fantaisie de prendre tes repas à la table d’hôte, Lia ? »
La jeune fille, qui ôtait en ce moment son chapeau, se retourna avec un sourire qui laissait voir de véritables perles.
« Oh ! certes, cher père ! c’est ce qui m’amuse le plus ! – Veux-tu qu’on t’envoie une femme de chambre ? »
Elle se mit à rire.
« Non, non, c’est bien inutile. – Alors laissez-nous, » dit M. Haags, s’adressant au domestique ; « nous descendrons pour le déjeuner. »
Lia allait et venait dans la chambre, versant de l’eau dans la grande cuvette de cristal, et cherchant dans son sac un flacon d’eau de Cologne.
« Je t’assure, cher père, » dit-elle, riant de nouveau, « que je n’ai nul besoin d’une femme de chambre, et que je m’applaudis bien fort de n’avoir pas emmené l’élégante personne que tu as placée à mon service… Songe que je suis encore presque une pensionnaire, et que je n’ai pas eu le temps de perdre mes bonnes habitudes ! »
Le père sourit ; – son sourire était doux, et atténuait ce que pouvaient avoir de dur le profil trop accentué et les sourcils noirs contrastant avec une chevelure grisonnante sur un front légèrement dégarni.
« Soit ; tu as agi à ton gré, et, si tu changes d’avis, nous ferons venir ta femme de chambre… Le second coup de cloche va sonner, hâte-toi… Tu es très bien avec cette robe, et d’ailleurs les malles ne sont pas encore arrivées… »
Il ferma la porte de la chambre, et Lia, souriante et ravie, se hâta de rafraîchir son visage et de lisser la magnifique chevelure aux reflets bleuâtres qui formait à sa tête fine une triple couronne de nattes.
Comme elle remettait sur ses mains étroites et un peu longues, toutes chargées de bagues, des gants de Suède destinés à recouvrir en partie ses manches, la cloche sonna de nouveau, bruyante, pressante, et Lia, ouvrant sa porte, se trouva en face de son père qui l’attendait pour descendre.
L’immense salle à manger se remplissait lentement, et Lia, placée à l’un des bouts de la table, s’amusait à voir entrer tant de personnages divers, et surtout à analyser les toilettes des femmes. Il y en avait de très simples et de très excentriques, – des robes qu’on n’eût pas osé mettre à Paris, mais qui étaient tolérées en voyage, à la condition d’être portées avec une distinction capable de racheter ce qu’elles avaient d’audacieux. Beaucoup de personnes semblaient se connaître ; elles avaient noué sans doute un de ces liens éphémères particuliers aux villes d’eaux, et qui ajoutent du piquant à la vie anormale qu’on y vient mener.
Lia, qui s’était attendue à voir au moins quelques malades, fut surprise de n’apercevoir qu’une seule personne paraissant vraiment chercher à Luchon un remède salutaire ; c’était un vieillard à l’air morose, dont les mouvements étaient à demi paralysés par les rhumatismes.
Les places qui avoisinaient celles du père et de la fille restèrent vides, ce qui permit à cette dernière de se livrer gaiement à ses innocentes observations, et de dire tout bas à M. Haags combien le déjeuner lui semblait excellent.
Mais, en dépit de son parfait oubli d’elle-même et de l’insouciance dans laquelle elle était au sujet de sa beauté, elle s’aperçut bientôt, non sans rougir, que tous les yeux s’attachaient sur elle et qu’on parlait bas en la regardant.
Dans sa naïveté de pensionnaire, elle attribua tout d’abord à sa toilette cette attention très marquée… Elle n’avait rien d’excentrique pourtant ; c’était une robe de tussor au souple tissu, dont la pâle couleur écrue, relevée de quelques nœuds ponceau, s’harmonisait à merveille avec le teint mat de la jeune fille. Lia se tourna vers son père avec un peu d’inquiétude ; il rencontra aussitôt son regard et sourit.
« Ma petite sauvage s’étonne qu’on la remarque ? C’est un apprentissage à faire, Lia, » dit-il à voix basse et d’un ton tranquille. « Tu es jolie, et tu possèdes de plus le type le plus pur des femmes de ta race. »
Une profonde rougeur couvrit, à ces mots, le visage de la jeune fille ; mais son père lui adressa une remarque qui réussit aussitôt à la distraire de l’attention dont elle était l’objet. D’ailleurs, bien qu’abondant, le repas ne dura guère. L’une après l’autre, les dames quittaient la table, sans doute pour se préparer à quelque promenade, et Lia, se levant comme elles, traversa lentement la longue salle à manger.
Son père, qui la suivait, admirait secrètement la grâce de cette taille souple et svelte, et la naïve simplicité qui tenait lieu à cette pensionnaire de la veille de l’aplomb ou de l’assurance que donne l’habitude du monde. Elle s’arrêta au bas de l’escalier.
« Que faisons-nous, père ? Es-tu fatigué ?
– Très peu ; mais je dois songer à ta santé, et notre promenade d’aujourd’hui consistera à visiter Luchon et ses thermes.
– Pas d’excursion ? » dit-elle, souriant à demi.
« Non, pas aujourd’hui… Mais va mettre ton chapeau ; nous irons nous asseoir dans les allées pour assister au départ des excursionnistes… Tu auras bien aussi quelques emplettes à faire dans ces boutiques remplies d’objets en marbre et de lainages pyrénéens. »
Lia s’élança dans le large escalier, et, ayant trouvé ses malles dans sa chambre, elle les ouvrit avec empressement.
Si simple qu’elle fût (c’était une véritable enfant), le choix de sa toilette lui causa quelque inquiétude. Le couturier en renom chez lequel son père l’avait conduite dès sa sortie de pension, peu de jours auparavant, lui avait composé de si ravissantes robes, et avec un si grand art ! Foulards soyeux, lainages souples et légers, batistes fraîches et idéales, ayant emprunté à la flore du printemps ce qu’elle a de plus délicat, tout cela expliquait bien l’embarras de la jeune fille sans mère, qui se défiait un peu de son propre goût et surtout de son inexpérience.
Elle se décida enfin pour une toilette bleu pâle, en laine légère comme un souffle, et qu’accompagnait un chapeau chargé de bluets, lequel, malgré son apparente simplicité, avait coûté une somme folle.
On s’est accoutumé à proclamer le bleu la couleur des blondes. Les brunes savent, elles, combien la pâle nuance azurée relève leur teint et contraste heureusement avec leur chevelure. Lia était merveilleusement jolie lorsque, ouvrant son ombrelle chargée de dentelles blanches, elle parut au bras de son père sur les allées.