III
Le lendemain de ce jour, Lia s’éveilla de bonne heure. Le repos auquel son père l’avait condamnée lui avait rendu les légères couleurs qu’avait pâlies le voyage. Ayant consulté son Guide ; elle décida qu’on se rendrait après le déjeuner à la vallée du Lis. Elle fit rapidement sa toilette, but le chocolat qu’on avait déposé dans le salon voisin de sa chambre, et, n’entendant aucun bruit chez son père, elle supposa qu’il reposait encore, et ouvrit la fenêtre pour se distraire en attendant son réveil.
Il régnait au dehors une si agréable fraîcheur, les allées offraient un coup d’œil si pittoresque, qu’elle regretta vivement de ne pouvoir sortir seule, et de perdre ainsi l’occasion d’une amusante flânerie.
On amenait de tous côtés des montures aux joyeux grelots ; les baigneurs se rendaient aux thermes, et des Espagnols au costume pittoresque circulaient sous les arbres, vendant de menus objets de fantaisie et des couteaux catalans. Enfin les marchands arrangeaient leurs étalages, disposaient avec goût les jupons, les châles, les capulets, les boîtes sculptées, les poupées habillées en montagnardes, les coupes, les vases, les bijoux de marbre pyrénéen.
Mais, si nouveau et si animé que fût pour elle ce spectacle, la jeune fille s’en lassa enfin, et, comme elle regardait pour la dixième fois la montre lilliputienne pendue à sa ceinture, sa porte s’ouvrit et M. Haags entra. Le chapeau qu’il tenait à la main et la légère moiteur qui couvrait son front annonçaient qu’il venait du dehors.
« Quoi ! » s’écria Lia avec surprise, « es-tu donc déjà sorti ? Pourquoi ne m’avoir pas emmenée ?… Je déplorais de rester ainsi enfermée, quand le temps est si engageant… Ne pourrais-je sortir seule le matin ?
– Non, Lia, c’est impossible. Et pourtant le télégraphe m’apporte des nouvelles qui exigent de ma part un travail pressé… Nous avons agi en étourneaux, mon enfant, lorsque nous sommes partis ainsi tout seuls, sans songer que je serai parfois empêché de me prêter à tous tes désirs… Je viens de demander à notre hôtesse si elle ne connaît pas une personne sûre et respectable à qui je puisse te confier, au moins le matin. Mais elle ne réside à Luchon que pendant la saison thermale, et n’est pas à même de me fournir les renseignements que je désire… »
Lia fit une petite moue en embrassant son père.
« Cela m’ennuierait tant d’avoir une étrangère !
– Ce ne sera que le matin, mon enfant… Nous serons ainsi beaucoup plus indépendants l’un de l’autre, et il est à présumer que mon courrier quotidien me prendra quelques heures… L’hôtesse m’a suggéré une idée que je crois heureuse : elle m’a indiqué un couvent où elle pensait qu’on me procurerait un chaperon convenable… Tout était si tranquille chez toi, que, moi aussi, je t’ai crue endormie, et je suis allé seul à ce couvent.
– Eh bien ? » dit la jeune fille d’un ton mélangé de curiosité et d’ennui.
« Eh bien ! on va nous envoyer d’ici à une heure une personne qui, m’a-t-on dit, acceptera volontiers ces faciles fonctions.
– Vieille ?… » demanda Lia avec une petite moue et une inflexion qui, à son insu, étaient légèrement dédaigneuses.
« Non, je crains qu’elle ne soit trop jeune, au contraire. – Ah ! tant mieux. Pourvu qu’elle ne soit ni bavarde ni prétentieuse, et qu’elle ne me gâte point mes enthousiasmes ! »
M. Haags sourit, et, se dirigeant vers sa chambre : « Tu m’appelleras, » dit-il, « lorsque cette personne sera ici. J’ai quelques lettres à écrire, et d’ici là je voudrais n’être pas dérangé. »
Lia fit un signe d’assentiment, et, restée seule, demeura un instant indécise quant à la manière d’employer son temps. Un petit piano placé dans un angle du salon attira son regard et mit fin à son embarras. Elle l’ouvrit vivement, et, posant le pied sur la pédale sourde, elle se mit à chanter d’une voix basse et contenue, pour ne pas déranger son père. Mais elle oublia bientôt ces précautions. Elle possédait une voix qui, encore privée de méthode, était d’une puissance merveilleuse. Évoquant ses souvenirs, elle ferma à demi les yeux et s’abandonna au plaisir de redire pour elle-même les hymnes et les cantiques qu’elle avait entendus au couvent. Avec la mobilité extrême d’imagination qui la caractérisait, elle avait oublié le lieu où elle se trouvait et revoyait les grandes salles tranquilles, le petit cloître bordé de fleurs et la chapelle à demi obscure de la pieuse maison, lorsque, entendant frapper à la porte, elle tressaillit, revint à elle-même, et quitta le piano précipitamment, comme une enfant prise en faute.
« Entrez ! » dit-elle d’une voix émue. Et, la porte s’ouvrant, elle aperçut d’abord la maîtresse de l’hôtel en personne, qui s’inclina avec son plus gracieux sourire.
« C’est la personne qu’on envoie du couvent à M. votre père, Mademoiselle… Dois-je la faire entrer maintenant ?
– Oui, oui, s’il vous plaît, » dit Lia, toute rougissante.
Et une jeune fille de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, de petite taille et vêtue de noir, parut sur le seuil.
Il y eut de part et d’autre un moment d’embarras. La nouvelle venue éprouvait une impression d’étonnement et d’admiration dont Lia n’imaginait pas être cause, et elle-même se trouvait interdite devant l’aspect plein de dignité et de distinction de la jeune fille qui venait d’apparaître.
Elle avait, à défaut d’expérience et d’habitude du monde, ce tact qui naît de la délicatesse des sentiments ; elle éprouva une impression confuse de pitié et de respect en face de celle qui venait remplir près d’elle des fonctions salariées, et elle comprit que c’était à elle à parler la première ; aussi, s’abandonnant à l’impulsion de son bon cœur, qui lui révélait l’embarras de l’étrangère, elle la prit par la main et l’attira dans la chambre.
« Asseyez-vous, je vous prie, » dit-elle avec un gracieux sourire. « Mon père termine une lettre pressée, mais il ne vous fera pas attendre… Habitez-vous Luchon ?
– Non, Mademoiselle, j’y suis venue accompagner ma mère, qui souffre de violentes douleurs rhumatismales. Nous sommes logées au couvent, et la supérieure a bien voulu penser à moi lorsque M. votre père est venu la trouver… »
Ces paroles, dites avec une douceur timide, décidèrent tout à fait de la sympathie de Lia.
« Et Mme votre mère peut donc se passer de vous ? » demanda-t-elle un peu étourdiment.
Elle regretta aussitôt ce qu’elle venait de dire, en voyant se couvrir de rougeur les joues de la jeune fille.
Celle-ci, après un instant d’hésitation, répondit avec une dignité très simple :
« La saison d’eaux que fait ma mère est coûteuse… Bien qu’elle ait quelque peine à se priver de ma présence, elle a compris que nous ne pouvons dédaigner l’avantage qui s’offrira à nous si M. votre père et vous acceptez mes services. »
En prononçant ces mots, elle avait rougi, comme une personne qui n’est point encore accoutumée à tirer de son temps un profit pécuniaire ; mais les joues de Lia s’étaient empourprées d’une teinte encore plus foncée, et elle fut bien aise à ce moment de voir entrer son père, dont la présence atténuait son embarras.
M. Haags s’inclina, et, attachant sur la nouvelle venue un regard très pénétrant :
« C’est vous, Mademoiselle, qui m’êtes adressée par la supérieure ? » demanda-t-il d’un ton un peu bref.
Elle s’inclina en signe d’affirmation.
« Je vous désirais un peu plus âgée, ou, du moins, d’aspect moins jeune… » Lia jeta à son père un regard suppliant, tandis que la jeune fille répondait, non sans rougir :
« Il me semble, à moi, que je suis bien vieille… Depuis quelques mois, je sors sans être accompagnée, et je crois pouvoir dire que ni à Paris, que j’habite d’ordinaire, ni à Luchon, nul ne m’a remarquée ni même regardée… »
M. Haags, les yeux toujours attachés sur elle, semblait réfléchir. Il se tourna enfin vers Lia :
« As-tu causé avec cette jeune fille, ma chère enfant ? Je vous demande pardon, Mademoiselle, mais dans une affaire du genre de celle qui nous occupe la sympathie doit entrer en ligne de compte… »
Lia fronça légèrement les sourcils. Elle pensait que son père aurait pu lui adresser une telle question hors de la présence de celle qui en était l’objet.
« J’ai tout de suite été prévenue en faveur de ma future compagne, » répondit-elle, adressant à celle-ci un sourire encourageant.
« Alors il nous reste à déterminer vos fonctions, Mademoiselle, et à en fixer le salaire… »
Le froncement de sourcils de Lia s’accentua encore, et, rougissant de nouveau, elle marcha vers un guéridon, près duquel elle parut s’absorber dans la recherche d’un livre.
« En général, » reprit le banquier, « ma fille n’aura besoin de vous que le matin ; cependant je me réserve le droit de réclamer vos après-midi… Êtes-vous tout à fait libre ?
– Les sœurs m’ont promis de me suppléer près de ma mère.
– Ah ! vous êtes avec votre mère ?… Pouvez-vous être ici à huit heures chaque matin ?… C’est bien… Notre séjour à Luchon ne doit pas dépasser une quinzaine… Quelle est la rétribution que vous jugez convenable ? »
Lia laissa tomber avec fracas un album de vues placé sur la table, tandis que la jeune fille, pâlissant cette fois, répondait d’une voix un peu tremblante :
« Je n’ai pas l’idée de ce que peuvent être estimés des services de ce genre… J’accepterai ce que vous croirez devoir m’allouer… »
M. Haags passa machinalement la main sur son front par un geste qui lui était familier, et dit, après une pause que Lia essaya en vain d’abréger par une toux significative :
« Quinze jours, à environ quatre heures par jour… Un sacrifice de temps, mais une occupation sans fatigue… Vous déjeunerez ici… Cent cinquante francs vous semblent-ils suffisants ? »
La toux de Lia dégénéra en une sorte d’accès furieux ; mais la jeune fille s’inclina tranquillement.
« Monsieur, je m’en remets absolument à vous… Dois-je venir demain ? » ajouta-t-elle, se tournant vers Lia.
Celle-ci se rapprocha.
« Oui, demain, s’il vous plaît… Je serai charmée de vous voir, et je suis sûre que nous serons bonnes amies ! »
Un sourire charmant accompagnait ces paroles, un sourire un peu suppliant qui, dans l’intention de Lia, demandait grâce pour la manière un peu brutale dont son père venait de traiter une question délicate. Et en même temps une main étroite et fine, une blanche main tout étincelante de bagues (Lia aimait les bijoux avec passion), se tendait vers l’étrangère.
Celle-ci sentit comme un baume sur son pauvre cœur meurtri, et il y avait un sentiment d’espérance dans la manière dont elle prononça à son tour les mots : « À demain. »
La porte se referma, et Lia tourna vers son père ses yeux pleins d’étonnement et de reproche timide.
« Père !… Cent cinquante francs !… Elle a une mère malade !… Je croyais que tu allais lui donner une très grosse somme… »
M. Haags se mit à rire.
« Et qu’appelles-tu, je te prie, une très grosse somme ? Depuis quand ma petite pensionnaire sait-elle quelque chose de l’argent ?
– Cher père, il y a quinze jours, j’aurais cru que cent cinquante francs, c’était réellement beaucoup d’argent… Mais depuis que j’ai su le prix exorbitant de chacune de mes robes, depuis que tu m’as acheté tant de jolis bijoux, et… hier encore, oh ! père, hier j’ai choisi en une heure pour plus de cent francs de châles de laine, de couteaux en bois sculpté et de bibelots en marbre !…
– Et qu’est-ce que cela prouve, Lia ? » demanda son père avec un accent de belle humeur. Elle entoura son cou de ses bras.
« D’abord, que tu es le meilleur de tous les pères, et que tu gâtes horriblement ta fille… Puis…
– Eh bien ? – Puis, que tu es très riche, et que, si tu donnes tant d’argent pour ma toilette ou mes caprices (car je ne saurai jamais que faire de tout ce que j’ai acheté ici hier), tu pourrais aussi être très généreux envers une pauvre fille. »
Le banquier boutonna machinalement sa redingote.
« Ma chère enfant, on ne serait pas très riche si l’on était prodigue. Je taxe les services de cette personne d’une manière assurément convenable. Pourquoi ceux qui possèdent seraient-ils dupes, après tout, – dupes de l’habileté d’autrui ou de leur propre générosité ? Je me donne le luxe de faire des folies pour toi ; mais, ne l’oublie pas, je dois en partie ma fortune à la simplicité, à l’austérité de mes goûts, à l’absence de toute passion ruineuse, et à une sévère économie qui m’a soutenu jadis dans des circonstances difficiles.
– Mais tu n’es plus économe, père, tu n’as plus besoin de l’être.
– Aussi, » répondit-il en riant, « je donne à ta demoiselle de compagnie le double de la somme que valent réellement les heures qu’elle te consacre. Si elle est agréable et discrète, tu pourras lui faire un cadeau lorsque nous partirons… Mais en voilà assez là-dessus, Lia… Je retourne à mes lettres, car le déjeuner va sonner bientôt. »
Et Lia, laissée seule, demeura distraite et absorbée, faisant glisser machinalement sur ses doigts ses bagues ornées de perles, de turquoises et même de brillants.
« Cent cinquante francs ! » se répétait-elle en secouant pensivement la tête.
La robe de batiste qu’elle portait en ce moment avait coûté bien davantage, et il n’était pas une des bagues qui étincelaient entre ses doigts qui ne valût plusieurs fois cette somme…