Lettre VLe Salon. – Il y a de la maladresse à mettre les tableaux modernes au-dessus des anciens. – Martin. – Steuben. – Delaroche. – Les Portraits. – Les Spectateurs. – Quel genre de liberté la révolution a donnée au peuple français.
Je me suis si peu occupée des dates et des saisons, que j’avais tout à fait oublié, ou plutôt que j’avais négligé d’apprendre que l’époque de notre arrivée à Paris était celle de l’exposition des ouvrages des artistes vivants au Louvre ; et il me serait facile de décrire la sensation que j’éprouvai, lorsque, en entrant dans la galerie, au lieu d’y voir les tableaux que j’avais coutume d’y trouver, mes regards tombèrent sur des objets si différents.
L’exposition est cependant fort belle, et si fort supérieure à tout ce que j’avais encore vu de l’école française moderne, que nous eûmes bientôt la consolation de nous sentir charmés, pourrais-je dire, nonobstant notre premier désappointement.
Mais, certes, il est difficile de rien imaginer de plus maladroit que de couvrir les tableaux du Poussin, de Rubens, de Raphaël, du Titien et de Corrége, pour mettre par-dessus les nouvelles productions des modernes palettes. Il faut convenir, que pour fixer l’attention, un peu plus de coquetterie serait excusable.
Il y a surtout certains tableaux de la galerie du Louvre que mes enfants connaissent bien, soit par les estampes, soit par la description, et dont l’éclipse produisait un fort triste effet. De ce nombre est le Déluge du Poussin. C’est peut-être la description frappante que mon frère a faite de ce tableau qui lui donnait pour nous un intérêt tout particulier. Vous vous rappelez peut-être ce que M. Millen dit à ce sujet dans le curieux et élégant petit ouvrage sur les beaux-arts, qu’il composa à Paris, peu de temps avant la disposition du Musée Napoléon. « Le coloris, dit-il, est incontestablement la moindre des qualités du Poussin, et pourtant il y a dans cette galerie un de ses tableaux, le Déluge, dans lequel l’effet produit par le coloris seul est frappant et singulier. L’air est lourd et chargé d’eau ; la terre, partout où elle n’est pas encore inondée, semble toute déchirée par sa violence ; la lumière même du ciel est absorbée et perdue. » J’ai cité ce passage parce que je ne me rappelle pas avoir jamais lu de description de tableau à la fois aussi courte et parlant avec autant de vivacité à l’imagination du lecteur.
Dans un lieu où l’on vient chercher un pareil ouvrage, celui de notre illustre compatriote, sur le même sujet, peut-il être avantageusement placé ? C’est, selon moi, lui rendre un honneur très peu satisfaisant, et si j’étais M. Martin, ou tout autre peintre vivant, je ne consentirais pas à m’exposer à la comparaison dangereuse, à laquelle doit nécessairement donner lieu un arrangement si peu judicieux.
Qu’il doit être désagréable, par exemple, pour un artiste si, comme je crois qu’il leur arrive souvent d’errer sous le voile de l’incognito autour de leurs ouvrages de prédilection, si, dis-je, il entendait des réflexions comme celles-ci, qui me frappèrent hier dans la partie de la galerie occupée par la suite des tableaux de saint Bruno, par Lesueur. « J’avoue que les rubans qui ornent la robe de cette dame sont d’un bleu fort délicat, mais les draperies de Lesueur que, pour mes péchés, je sais être placées immédiatement dessous, ne sont pas d’une nuance moins agréable ; et quand j’y songe, quel contraste entre cette carnation froide, lisse, vernie, ces membres inanimés, en un mot toute la nullité de cette œuvre que le livret appelle le portrait d’une dame, et le chef-d’œuvre que ce portrait cache ? »
Le critique disait vrai ; cependant j’ai vu avec plaisir, qu’à tout prendre, les portraits dominent beaucoup moins dans cette exposition qu’ils ne le font d’ordinaire chez nous ; et dans le nombre, il y en a qui pour la grandeur, la composition et l’excellent style, ne seraient jamais de trop dans aucune collection. Je désirerais bien que ce style fût adopté en Angleterre pour les portraits.
Lawrence n’est plus ; Gérard est en France, et malgré cela il ne reste que trop de peintres qui font des portraits admirables de vérité, quant à la nature, à l’art, à l’expression, et même au manque d’expression. Je suis portée à croire que les sommes énormes que l’on dépense annuellement à leur faire faire des portraits, contribuent plutôt à ravaler l’art qu’à l’élever dans l’estime et le goût général du public. C’est du patronage, il est vrai ; mais c’est un patronage qui corrompt l’artiste et le porte, par l’appât de l’or, à étouffer son génie.
Est-il en effet possible de nier que rien ne saurait être plus ennuyeux que de parcourir un magnifique salon d’exposition, tout rempli de beaux messieurs et de belles dames peints sur toile, de grandeur naturelle ?
Nous éprouvons peut-être quelque satisfaction à reconnaître au premier coup-d’œil les yeux, le nez, la bouche et le menton de plusieurs de nos amis et connaissances ; nous sommes souvent, il est vrai, obligés de convenir que ces traits, qui nous sont familiers, sont représentés avec autant de talent que de vérité ; mais cela n’empêche pas que l’exposition ne soit ennuyeuse. Et puis après, quand chaque portrait ou couple de portraits, retirés du milieu de la brillante cohue, seront suspendus à jamais sous les yeux de leur famille et de leurs amis, la belle dame souriant avec amabilité dans un coin de l’appartement, et le monsieur bien mis, étalant son air distingué dans un autre, contribueront aussi peu au plaisir et à l’amusement de ceux qui les contempleront chez eux, qu’ils ne le faisaient sur les murs de l’Académie.
L’exposition de cette année contient un grand nombre de portraits en pied, qui n’ont que douze ou dix-huit pouces de haut, et dix ou douze pouces de large. La composition et le style de ces délicieux petits portraits sont si parfaits qu’on s’arrête longtemps devant eux, même quand on ne connaît pas l’original ; la petitesse de leur dimension fait qu’ils ne peuvent jamais dominer d’une manière désagréable dans la décoration d’un appartement ; tandis que la délicatesse de leur fini et la richesse de leur composition payent bien, non seulement l’attention, mais encore l’examen le plus rigoureux qu’on leur accorde, lorsque la politesse, l’affection ou même le goût de l’art engage à y jeter un coup-d’œil.
Le livret de l’exposition indique tous les tableaux qui ont été commandés ou achetés par le roi et par les divers membres de la famille royale ; ce nombre est si considérable qu’il prouve clairement qu’une protection large et libérale des beaux-arts fait ici partie du système gouvernemental.
La médaille d’or a été, par courtoisie, accordée à M. Martin pour son tableau du Déluge. Si mon avis eût été pris, je l’aurais donnée à la Bataille de Waterloo de Steuben. Il est bien certain que l’imagination est une des premières qualités requises dans un peintre, et que M. Martin la possède au plus haut degré. Mais l’imagination seule ne suffit pas, et le bon sens est pour le moins aussi nécessaire pour former un grand artiste. Le peintre de la Bataille de Waterloo possède l’un et l’autre. Son imagination l’a mis en état de pénétrer jusque dans le cœur et l’âme des personnages qu’il peignait. La passion parle dans chaque trait de son pinceau, et le bon sens lui a appris que quelque puissante, quelque véhémente même que puisse être l’impression qu’il voulait produire, il fallait l’obtenir plutôt par une imitation patiente et fidèle de la nature qu’en cherchant fièrement à se mettre au-dessus de ses lois.
L’Assassinat du duc de Guise, par M. Delaroche, est un tableau admirable et qui obtient beaucoup de succès. Il faut de la persévérance pour parvenir à percer la foule qui environne ce superbe ouvrage ; mais le temps et la peine qu’on y a consacrés, sont bien récompensés quand on est arrivé. Un ou deux jolis tableaux de Franquelin m’ont fait envier le sort de ceux qui sont en état d’acheter, et m’ont fait soupirer en songeant que, selon toute apparence, ils passeront dans des collections particulières où je ne les reverrai de ma vie. À dire vrai, il y a tant de beaux ouvrages que je croirais assez que les juges, en donnant la palme à l’étranger, ont eu principalement en vue de se délivrer de l’embarras du choix.
Si je ne craignais de vous fatiguer, je m’arrêterais bien plus longtemps aux agréables souvenirs que me rappelle cette vaste exposition, qui contient, par parenthèse, 2 174 tableaux, et je pourrais vous citer plusieurs ouvrages admirables. Je répète toutefois qu’en couvrant ainsi les inappréciables productions de toutes les écoles et de tous les siècles par celles des artistes vivants de la France, durant l’année qui vient de s’écouler, on n’a pas pris le moyen le plus judicieux pour montrer ceux-ci sous un jour favorable aux étrangers qui, de toutes les parties du monde civilisé, accourent pour visiter le Louvre.
Cette exposition occupe à peu près les deux tiers de la galerie ; à l’endroit où elle se termine, un triste rideau suspendu en travers cache les précieux travaux des écoles d’Espagne et d’Italie, qui sont placés à l’extrémité opposée. Peut-on imaginer un supplice de Tantale plus cruel que celui-là ? Quel artiste vivant pourrait se soutenir contre l’humeur que l’on doit éprouver ?
Pour rendre l’effet plus frappant encore, les plis de ce rideau laissent en retombant quelques pouces de distance entre le mur et lui, de sorte que les douces teintes brunes d’un célèbre Murillo frappent l’œil sans le satisfaire. Certes, tous les professeurs réunis de toutes les académies existantes ne pouvaient inventer une manière plus ingénieuse de faire connaître aux modernes artistes de la France quel est leur principal défaut. Espérons qu’ils en profiteront.
Puisque c’est à Paris que je suis, il est sans doute inutile d’ajouter que l’entrée de l’exposition est gratuite.
Je ne puis quitter ce sujet sans dire quelques mots au sujet de la société qui j’y ai trouvée, ou du moins d’une partie de cette société, dont l’apparence m’a semblé offrir des preuves non équivoques du progrès des lumières et du mauvais goût.
Dans tous les endroits où la foule était la plus épaisse se voyait et se sentait un nombre considérable de citoyens et de citoyennes fort sales. Mais je n’ignore pas le proverbe qui dit que la noix la plus douce a le brou le plus amer ; et ici ce serait un acte de haute trahison de poser en doute que la blouse grasse et le jupon usé couvrent des esprits aussi fins et aussi délicats que la soie, la dentelle et le drap le plus fin.
C’est, je pense, un fait incontestable que les immortels de Paris, en élevant leurs barricades, ont plus ou moins abattu celles qui existaient dans la société. Mais c’est un mal que n’ont pas besoin de déplorer ceux qui ne bornent pas au moment actuel toutes leurs peines et tous leurs plaisirs. La nature elle-même, telle du moins qu’elle se montre quand l’homme abandonne les forêts et consent à se réunir à ses semblables dans des villes, cette nature, dis-je, prend soin de tout remettre en ordre. Les forts seront toujours les maîtres des faibles ; et s’il arrivait jamais qu’un matin tous les hommes se réveillassent égaux, la nuit ne serait pas arrivée que déjà quelques-uns d’entre eux auraient fait comprendre aux autres qu’ils étaient destinés à préparer la couche de leurs supérieurs. Telle est la loi de la nature, et la force brutale du grand nombre n’est pas plus capable de l’enfreindre que le bœuf ne le serait de nous faire traîner la charrue, ou l’éléphant de nous arracher les dents pour en faire des jouets à ses petits.
Pour le moment toutefois, un peu de la lie que les ordonnances ont soulevée flotte encore sur la surface du vase, et il est difficile de voir sans sourire quel est le genre de liberté que les immortels se sont procuré au prix de tant de sang. Nous pouvons bien dire que la population de Paris est très philosophe sous ce rapport et qu’elle se contente de peu. Un des droits les plus remarquables que les Parisiens aient acquis par la révolution, est celui de se présenter à leurs nouveaux grands seigneurs en chemise sale.
Vous vous rappelez certainement que jadis, c’est-à-dire avant la révolution de juillet, la manière dont le peuple se montrait dans les promenades publiques, formait une des parties les plus agréables de l’aspect qu’elles présentaient. La coquetterie soignée des jolis costumes féminins ; ici une cauchoise, là un bonnet de dentelle ; des hommes proprement mis leur donnant le bras, tandis que de petites filles, bien serrées dans leur longue taille, avec des tabliers de soie, des bonnets blancs comme la neige et une chaussure sans défaut, trottaient à côté de leurs parents. Maintenant ce n’est plus cela. Ces habits si frais sont encore crottés par le travail des trois journées ; et jusqu’à ce qu’ils soient bien nettoyés, il faudra supporter la vue de jaquettes sales, de casquettes malséantes, de blouses déchirées, de vilains mouchoirs noués sur la tête, et c’est dans l’obligation de les tolérer partout que consiste aujourd’hui la principale marque extérieure de l’augmentation de liberté conquise par le peuple de Paris.