Lettre VICharme de Paris. – Air de gaieté. – Aisance qui règne dans la société. – Charme des réunions sans cérémonie.
Quelque plaisir que je prenne à voir tout ce qu’il y a de remarquable à Paris, tant les choses grandes et durables que celles qui changent et sont toujours nouvelles, vous me croirez facilement si je vous dis que j’attache plus d’importance encore à profiter de toutes les occasions que je trouve d’écouter les conversations dans l’intérieur des maisons, qu’à admirer les merveilles qui se présentent au dehors.
C’est donc avec joie que j’ai accepté les invitations qui m’ont été faites de la manière la plus amicale par différentes personnes, et j’ai déjà la satisfaction de me voir agréablement et intimement liée avec beaucoup de familles des plus aimables, dont quelques-unes sont fort distinguées, et qui, heureusement pour moi, sont aussi éloignées les uns des autres dans leurs opinions sur toutes choses que le ciel l’est de la terre.
Permettez-moi ici de m’arrêter un instant et de vous assurer, ainsi qu’au reste de mes compatriotes des deux sexes, qu’un voyage à Paris, avec quelque courage qu’on l’entreprenne, et quelque énormes dépenses que l’on soit décidé à faire, n’aboutira en définitive à rien, si l’on ne trouve moyen de pénétrer d’une façon ou d’une autre dans la bonne société française.
J’avoue qu’il n’y a rien qui répande dans l’esprit une joie plus délicieuse que la seule nouveauté et la gaîté des objets extérieurs qui environnent un étranger la première fois qu’il entre à Paris.
Cet air de gaîté, impossible à décrire, qui fait que chaque belle journée ressemble à un jour de fête ; la légère hilarité d’esprit qui règne dans toutes les classes ; les accents enjoués, les regards étincelants d’innombrables beaux yeux ; les jardins, les fleurs, les statues : tout se réunit pour produire un effet qui ressemble beaucoup à de l’enchantement.
Mais l’habitude diminue l’étonnement, et une fois que la première sensation délicieuse est passée, nous commençons à nous fatiguer de son intensité même ; nous retombons alors dans la nationalité, la tristesse et la mauvaise humeur.
À compter de ce moment, le touriste anglais ne parle plus que de fleuves majestueux, de ponts magnifiques, de prodigieux trottoirs, d’égouts sans pareils et de vrai vin de Porto. C’est alors que le voyageur, afin de prolonger ses plaisirs et de les compléter, devrait cesser d’examiner l’extérieur des beaux hôtels et s’efforcer d’être admis à partager le charme plus durable qui règne dans leur intérieur.
On a déjà tant dit et écrit sur la grâce enchanteresse de la langue française dans la conversation, qu’il est tout à fait inutile de revenir encore là-dessus. Que dans aucune autre langue un mot spirituel ne puisse être dit avec autant de grâce, est un fait qui ne saurait être désormais ni contredit ni mieux prouvé qu’il ne l’est déjà. Heureusement l’art d’exprimer une pensée heureuse dans les meilleurs termes possible n’est point enseveli dans la tombe de madame de Sévigné.
Et ce n’est pas seulement pour passer agréablement le temps que je recommanderais aux Anglais de cultiver soigneusement la bonne société française. De grandes et importantes améliorations se sont déjà faites dans nos usages nationaux, grâce aux relations qu’une longue paix a facilitées. Nos repas ne sont plus déshonorés par l’ivresse, et les hommes et les femmes, lorsqu’ils se réunissent dans le but de jouir de leur société mutuelle, ne sont plus, par la loi du pays, séparés pendant la moitié du temps qu’ils voulaient consacrer à rester ensemble.
Mais nous avons encore beaucoup à apprendre, et le ton général de nos relations journalières pourrait recevoir d’autres perfectionnements encore, si nous voulions prendre pour modèles les meilleurs exemples de coutumes et d’usages parisiens.
Ce n’est pas dans les grandes et brillantes réunions, qui se renouvellent trois ou quatre fois par mois dans toute maison distinguée, que nous trouverions beaucoup à apprendre. Une fête chez lady A…, dans Grosvernor Square, ne ressemble pas plus à une fête chez lady B…, dans Berkeley Square, que l’une et l’autre n’ont de rapport avec une fête dans une grande maison de Paris. Dans les deux capitales, on trouve également en abondance, à ces assemblées, de jolies femmes, de beaux hommes, des satins, des gazes, des velours, des diamants, des chaînes, des broches, des moustaches, des impériales, et fort peu de véritable amusement.
Je soupçonne même que dans ces réunions nombreuses l’avantage est un peu de notre côté : car nous changeons d’air plus fréquemment en passant d’une pièce dans une autre toutes les fois que nous voulons prendre une glace, et comme la foule bigarrée jouit par détachements de ce relâche momentané dans la suffocation, on y trouve l’occasion, non seulement de respirer, mais encore de pouvoir causer pendant quelques minutes sans courir le risque d’être poussé loin du terrain où l’on s’était posté.
Ce n’est donc pas dans ces raouts, où l’on rassemble indistinctement toutes ses connaissances, que j’étudierais la physionomie nationale ou particulière des salons de Paris ; mais dans les relations constantes et habituelles d’une amitié familière. C’est là un bonheur dont on jouit avec une gracieuse aisance, une absence de toute pompe, orgueil ou cérémonie, dont malheureusement nous n’avons aucune idée. Hélas ! il faut que, par un avis imprimé, nous apprenions, un mois d’avance, le jour que notre amie sera chez elle (at home), que des domestiques en livrée rempliront le vestibule, que sa demeure brillera de l’éclat des bougies, avant d’oser nous risquer à passer une soirée dans son salon. Il me semble voir les regards de surprise d’une dame de Londres, si, entre huit et onze heures du soir, elle voyait une demi-douzaine de ses meilleures amies se présenter chez elle, en chapeaux et en châles, sans avoir été invitées. Que l’on trouverait étrange et nouveau si les engagements les plus recherchés de la semaine étaient formés sans cérémonie et même sans ostentation ; en un mot s’ils prenaient leur origine dans une réunion fortuite !
C’est cette aisance, c’est cette absence habituelle de toute cérémonie et de toute ostentation, cette antipathie nationale pour toute espèce de contrainte et d’ennui, qui rendent le ton des manières françaises infiniment plus agréable que le nôtre. Et il n’y a que ceux qui ont été assez heureux pour se procurer le rameau d’or qui ouvre les portes des maisons de Paris, qui puissent se figurer jusqu’à quel point cela est vrai.
Malgré l’excès de vanité dont on accuse communément les Français, il est certain qu’ils en montrent beaucoup moins que nous dans leurs relations avec leurs semblables. J’ai vu une comtesse, d’une des plus anciennes maisons du royaume, ouvrir elle-même la porte extérieure de son appartement et y recevoir les personnes qui venaient la visiter, avec autant de grâce et d’élégance que si une triple rangée de grands laquais, portant sa livrée, eussent transmis leurs noms depuis l’antichambre jusqu’au salon. Et pourtant dans cette occasion ce n’était pas la fortune qui manquait, elle avait à ses ordres cocher, laquais, femme de chambre, et tous les domestiques accessoires d’une grande maison. Mais le hasard voulait que l’un eût été envoyé d’un côté et l’autre de l’autre, et il n’entra pas un seul instant dans la pensée de cette dame que sa dignité pût être compromise à se faire voir sans eux. En un mot, la vanité des Français ne se montre pas dans les petites choses ; et c’est précisément pour cette raison que leurs relations sociales sont dépouillées de cette susceptibilité inquiète, de cette étiquette si pleine d’ostentation et d’orgueil qui pèse de tout son poids sur la nôtre.
Je n’ignore pas qu’il y a parmi nous des personnes qui soutiendront qu’il peut y avoir du danger à louer ainsi le charme de la société française, et à offrir comme un modèle à suivre, les usages d’un peuple dont les mœurs passent pour être bien moins sévères que les nôtres. Si je pouvais croire qu’en approuvant ce qui me paraît agréable, je diminuasse d’un cheveu l’intervalle que l’on pense exister entre nous sous ce rapport, je changerais mon approbation en horreur, et mes éloges superficiels en une profonde réprobation ; mais je suis prête à répondre à ceux qui m’opposeraient une pareille crainte, que les sociétés dans lesquelles j’ai eu l’honneur d’être admise, n’ont rien offert à mes observations personnelles qui autorisât la plus légère attaque contre les mœurs de la société parisienne. Une délicatesse plus polie et plus scrupuleuse dans le ton et les manières ne pourrait ni se rencontrer ni se désirer en aucun lieu : je soupçonne fort que, parmi les tableaux de la dépravation française que nous ont tracés nos voyageurs, la plupart ont été pris dans des scènes et dans des cercles auxquels les recommandations que j’engage si vivement mes compatriotes à se procurer ne les conduiront jamais. Un doit bien penser que ce n’est pas de pareilles sociétés que j’ai intention de parler.
Puisque je suis sur le chapitre des fausses impressions et des faux rapports, je vous raconterai une anecdote que j’ai apprise hier au soir. Le petit comité dans lequel elle me fut rapportée se composait au moins d’une douzaine de personnes parmi lesquelles j’étais la seule pour qui elle fût nouvelle.
« Il y a un peu plus de deux ans, dit mon autorité, qu’un Anglais vint nous voir, avec le projet avoué d’écrire sur la France, non pas superficiellement, comme tant d’autres font, et pour dire des vérités qui frappent les yeux les plus vulgaires, mais avec une profondeur de recherches qui devait lui faire connaître tous les objets les plus cachés. Il fit part de son intention à plusieurs de ses amis, qui tous prirent la peine de l’aider dans ses efforts pour découvrir des vérités inconnues. Peu de temps après son arrivée, il se lia intimement avec une dame plus connue par la variété que par la constance de ses amitiés avec les gens de lettres. Cette dame reçut les soins de l’étranger avec une bonté extrême, et pour lui prouver la haute estime dans laquelle elle le tenait, elle offrit de lui fournir toutes sortes d’anecdotes, grandes et petites, afin que de l’ensemble il pût former son opinion générale du peuple qu’il voulait décrire ; elle l’assura en même temps que personne n’était plus au fait qu’elle de l’histoire secrète de Paris. Or, quand ce voyageur anglais a publié toutes les infâmes calomnies que cette dame lui avait débitées sur des personnes de l’honneur le plus pur et de la réputation la plus intacte, il a fait une œuvre qui doit le déshonorer tant que son charlatanisme vivra dans la mémoire. »
Je vous donne cette anecdote telle qu’elle m’a été racontée, et je me bornerai à assurer que, quand on veut obtenir des renseignements importants sur les mœurs et les usages d’un pays, afin de fonder sur eux des arguments que l’on veut présenter comme une autorité à toutes les nations civilisées, il faut être bien scrupuleux sur les personnes à qui l’on s’adresse.
Cette conversation se termina d’une manière assez gaie par l’observation suivante de madame C… à son mari, qui foudroyait de toute son éloquence la conduite de notre compatriote : « Calmez-vous donc, mon ami ; le tableau des dames anglaises, fait par M. le voyageur, n’a rien après tout qui doive nous faire mourir de jalousie. »
Je pense que ni vous ni aucune autre dame de l’Angleterre ne serez tentée de la contredire.
Adieu