Lettre IVLe Théâtre-Français. – Mademoiselle Mars. – Elmire. – Charlotte Brown. – Extrait d’un sermon.
Je craignais, à la vérité, de passer pour rococo, quand je me suis permis, peu de temps après mon arrivée, d’exprimer le désir ardent de détourner pour un moment les yeux de tout ce que je voyais de neuf, afin d’assister encore à une représentation du Tartufe avec mademoiselle Mars dans le rôle d’Elmire.
Je n’étais pas non plus sans crainte que le changement, que sept années devaient naturellement avoir produit en elle, n’effaçât en partie les délicieux souvenirs qu’elle avait laissés dans mon esprit. Je reculais devant la pensée de faire voir à mes enfants une réalité qui détruirait peut-être le beau idéal que je leur avais tracé de la seule actrice parfaite qu’il y ait encore sur le théâtre.
Mais on avait annoncé le Tartufe ; peut-être ne serait-il plus joué de longtemps. Nous dînâmes donc de bonne heure et à la hâte, et bientôt je me retrouvai devant cette même toile que j’avais vue si souvent se lever pour me présenter Talma, Duchesnois et Mars.
Je reconnus avec un vrai plaisir, en entrant dans la salle, que les Parisiens, si inconstants sous tout autre rapport, sont fidèles dans leur admiration pour mademoiselle Mars. À cette représentation, peut-être la cinq centième fois qu’elle jouait le rôle d’Elmire, les barrières étaient toujours aussi nécessaires et la queue aussi longue, que lorsque quinze ans auparavant, on m’avait fait, pour la première fois, remarquer la merveilleuse puissance d’attraction que possédait encore une actrice qui depuis longtemps déjà avait passé la première fleur de sa jeunesse et de sa beauté. S’il était aussi facile aux Parisiens de justifier leur amour habituel du changement que la singulière preuve de fidélité qu’ils donnent dans cette occasion, il faudrait les en féliciter : il faut convenir pourtant qu’en elle il y a un étrange sortilège.
Que l’oreille soit flattée et le cœur ému par les accents remplis d’art de l’organe le plus suave dont jamais mortelle ait été douée, c’est ce qui se comprend fort bien ; mais que l’œil puisse s’attacher avec un charme toujours nouveau, à chaque regard, à chaque mouvement d’une femme, je ne dis pas vieille, car cela arrive quelquefois à Paris, mais qui, d’un bout de l’Europe à l’autre, est connue pour être vieille, c’est là certainement un singulier phénomène. Et cependant ce phénomène existe ; et si vous pouviez la voir, vous comprendriez fort bien le pourquoi, mais non pas le comment. Il y a réellement encore un charme, une grâce, dans chacun des moindres mouvements de mademoiselle Mars, qui captive les yeux et ne leur permet d’errer vers aucun autre objet, fût-il incomparablement plus jeune et plus aimable.
Comment se fait-il qu’aucune de toutes ces jeunes têtes ne peut apprendre à se tourner comme la sienne ? qu’aucun de ces bras ne peut s’accouder avec cette noble aisance ? Ses doigts mêmes, et gantés encore, semblent ajouter à l’expression de son jeu ; et l’actrice la plus tranquille, celle qui étudie le moins ses poses, trouve moyen d’augmenter l’effet de son rôle par les mouvements les plus ordinaires et les plus insignifiants.
Je consentirais volontiers à mourir pour quelques heures, si, par ce moyen, je pouvais rappeler Molière au monde et lui faire voir mademoiselle Mars jouer dans un de ses chefs-d’œuvre. Que sa joie serait grande en voyant ainsi la créature de son imagination présente devant ses yeux, en observant aussi le tressaillement qui se communique aux groupes serrés du parterre quand les étincelles de son esprit, transmises par cette charmante conductrice, électrisent toute la salle. Pensez-vous que le sourire approbateur de Louis XIV lui-même pût valoir cela ?
La comédie du Tartufe fut suivie d’une petite pièce, intitulée Charlotte Brown, sortie de la plume de madame de Bawr, qui a, je crois, l’honneur d’être la seule femme qui écrive en ce moment pour le théâtre en France.
J’ai pour coutume invariable de quitter la salle aussitôt qu’une pièce de Molière est terminée, de même qu’autre fois en Angleterre on évitait de voir les pièces qui se donnaient après celles où avait paru mistress Siddons ou Kemble ; j’aime à me retirer pleine de satisfaction, et sans aucun mélange de personnages dans mes souvenirs qui puisse détruire l’illusion que j’ai entretenue avec tant de plaisir. Mais c’était mademoiselle Mars qui devait jouer le rôle de Charlotte, et il devenait d’après cela indispensable de rester au spectacle. D’ailleurs madame de Bawr est l’auteur de la charmante petite comédie de la Suite d’un Bal masqué, et j’avais vu l’enchanteresse jouer cet ouvrage avec tant de grâce et de vivacité, que la pièce se voyait avec plaisir, même après le Misanthrope.
La fable de Charlotte Brown n’est pas, selon moi, de nature à exciter une grande sympathie en faveur de l’héroïne, car bien que les scènes dans lesquelles elle paraît soient touchantes, il y a dans son caractère des traits trop ignobles pour rendre l’intérêt qu’inspirent ses peines très profond ou très agréable. En attendant, je crois qu’à cet égard, c’est Kotzebue qui est le vrai coupable, le sujet de la pièce étant pris dans sa Baronne de Trounn.
Mais que ne peut le talent de cette actrice extraordinaire ? Tous les sentiments que l’auteur d’un drame cherche à reproduire acquièrent sous son pinceau une si grande puissance ; ils se montrent en un si beau relief, que tous leurs défauts sont rejetés dans l’ombre et oubliés. Quand Charlotte Brown n’aurait pas d’autre attrait, elle mériterait d’être vue, ne fut ce que pour un seul regard tragique lancé par cette admirable actrice au moment où sa supercherie est découverte. Je n’exagère point en disant que jamais mistress Siddons n’a eu un plus beau moment.
Depuis longtemps je n’avais vu de salle aussi remplie.
Je me rappelle avoir entendu, il y a plusieurs années, un excellent sermon prêché par un vénérable curé, dont le vicaire était plus remarquable par la manière consciencieuse dont il remplissait ses fonctions que par la bonté de ses sermons. « Le devoir d’un ministre, dit le vieillard, est d’adresser au troupeau qui s’est assemblé pour l’écouter les discours les plus persuasifs, les plus éloquents que ses moyens lui permettent ; et il vaudrait infiniment mieux que les sages exhortations de ceux qui en sont pleins fussent lues du haut de la chaire de vérité, que d’entendre les faibles efforts d’un prédicateur ignorant frapper lourdement et inutilement l’oreille de ses auditeurs. Ce ne sera qu’une bien faible consolation pour eux de savoir que son discours est manuscrit au lieu d’être imprimé. »
Ne pensez-vous pas que le même argument pût s’adresser avantageusement aux directeurs de spectacles, non seulement en France, mais dans le monde entier ? S’il en coûte trop pour avoir une nouvelle pièce qui soit bonne, ne vaudrait-il pas mieux jouer les bonnes pièces anciennes ?