Lettre IIILe jargon à la mode. – Les jeunes gens de Paris. – La Jeune France. – Le Rococo. – Le Décousu.
J’imagine que, chez toutes les nations et dans tous les temps, une certaine partie de ce que l’on appelle le jargon populaire s’introduit dans la conversation familière des personnes comme il faut, et fait même parfois entendre ses accents, non autorisés, dans la tribune ou sur le théâtre. J’avoue que la France me paraît prendre en ce moment d’étranges libertés avec sa langue. Mais pour bien traiter ce sujet, il faudrait être Français soi-même et savant par-dessus le marché. Quant à moi, je ne puis en parler que d’une manière vague et dubitative, et le traiter comme un des points sur lesquels l’esprit d’innovation m’a semblé être le plus actif.
Je sais que l’on peut répondre que chaque mot que l’on ajoute a une langue, soit qu’on le crée ou qu’on l’emprunte, ajoute à ses richesses, et cela est en effet incontestable ; mais il n’en est pas moins vrai que le langage de la France, tel qu’il se montre dans les écrits de son beau siècle, a une grâce polie, une élégance parfaite, qui peuvent bien suppléer au défaut de richesse qu’on lui a parfois reproché. Lui donner de la rudesse pour augmenter sa force serait comme si l’on changeait un noble et élégant coursier contre un cheval de brasseur, sous le prétexte qu’on gagne en vigueur ce que l’on perd en grâce. C’est possible. Mais je crois que, même dans le siècle si positif dans lequel nous vivons, il y a encore bien des gens qui ne consentiraient pas à cet échange.
Mais, comme je viens de le dire, c’est là un sujet sur lequel je ne me sens pas le droit de m’étendre. Nul ne devrait se permettre d’examiner, ou du moins de discuter, les délicatesses d’une langue qui n’est pas la sienne. Mais sans entrer dans cet examen présomptueux, il y a des mots et des phrases qui tombent de droit dans la sphère d’observation des étrangers, et qui m’ont frappée comme particulièrement remarquable aujourd’hui, soit par la fréquence avec laquelle ils reviennent dans la conversation, soit par l’accent inusité qu’on lui donne en s’en servant.
Les jeunes gens de Paris me paraît être une de ces phrases. Traduisez-la en anglais, et vous n’y trouverez aucun sens plus remarquable que si vous disiez les jeunes gens de Londres ou de toute autre capitale ; mais entendez-la sortir d’une bouche parisienne… Miséricorde ! On dirait le roulement du tonnerre. Elle n’a pourtant rien de bruyant ou de fanfaron, elle renferme plutôt un sens terrible et mystérieux. Elle paraît offrir le type solennel de toute la puissance, de toute l’autorité, de toute la science et même de toute la sagesse réunies de la nation.
La jeune France est encore une de ces tournures cabalistiques, qui a la prétention d’exprimer une idée grande, terrible, volcanique, sublime. J’avoue du reste que l’une et l’autre de ces phrases, prononcées, comme elles le sont toujours, avec cette espèce d’emphase mystérieuse qui semble dire qu’un sens profond est caché sous les paroles, exercent sur moi un effet stupéfiant. Je suis bien convaincue que je suis loin de comprendre tout le sens qu’elles renferment, et pourtant je n’ose chercher à m’instruire, de peur que l’explication qui me sera donnée ne soit ou plus inintelligible ou plus alarmante que les mots eux-mêmes. Je me flatte cependant que je deviendrai avec le temps ou plus pénétrante ou moins timide. Quand cela m’arrivera et quand le sens de ces expressions me sera complètement dévoilé, je ne manquerai pas de vous le transmettre avec fidélité.
Indépendamment de ces phrases et de quelques autres que je pourrai citer par la suite, comme étant difficiles à comprendre, j’ai appris un mot qui m’est tout à fait inconnu et que je soupçonne avoir été très récemment introduit dans la langue française. Je ne l’ai du moins trouvé dans aucun dictionnaire et je présume, d’après cela, qu’il faut le ranger au nombre de ces heureuses inventions qui viennent de temps à autre enrichir et donner de la force au langage. Je ne sais ce que l’Académie en aurait pensé autrefois, mais il me semble que ce mot est fort expressif et qu’il pourrait même être introduit avec succès dans notre propre langue. En tout cas il pourra souvent, je pense, venir à mon secours comme un utile adjectif. Ce mot nouveau est celui de rococo, et me semble être appliqué, par la jeunesse innovatrice, à tout ce qui porte l’empreinte du goût, des principes ou des sentiments des temps passés. La partie de la population française à laquelle on applique ainsi l’épithète de rococo, renferme toutes les nombreuses variétés des personnes qui ne sont plus à la mode, depuis les partisans des habits galonnés et des nœuds d’épée en diamants, jusqu’au vénérable et généreux royaliste, qui est d’autant plus attaché à son roi légitime que ce roi n’a plus de quoi récompenser son dévouement. C’est le sens du mot rococo dans la bouche d’un doctrinaire ; mais quand c’est un républicain qui le prononce, il range dans la même catégorie toute espèce d’ordre et d’obéissance, même aux puissances du jour, en un mot tout ce qui a le moindre rapport à la loi ou à l’Évangile.
Il y a encore un autre adjectif qui m’a paru aussi revenir assez souvent dans la conversation pour mériter d’être regardé comme un mot à la mode. Ce mot est du reste depuis longtemps connu ; il est remarquablement expressif, et aujourd’hui surtout il est d’une utilité plus qu’ordinaire : c’est celui de décousu ; cette épithète se donne par les esprits sages à tout ce qui se ressent de l’égarement et de la folie de la nouvelle école de littérature, ainsi qu’à ces lambeaux d’opinions que paraissent avoir ramassés, çà et là, les jeunes gens qui mêlent à Paris une prétendue philosophie à leurs discours.
S’il fallait classer toute la population sous deux grandes divisions, je ne crois pas qu’il fût possible de les désigner d’une manière plus expressive que par les deux mots que je viens de citer. J’ai déjà fait connaître de quoi se composerait la classe des rococos. Celle des décousus embrasserait toute l’école romantique, soit poètes, romanciers ou écrivains dramatiques, ainsi que toutes les différentes nuances de républicains, depuis les admirateurs avoués du courageux Robespierre jusqu’aux disciples moins fougueux de La Mennais ; la plupart des écoliers et toute la populace de Paris.