Lettre IIAbsence de l’ambassade anglaise. – Menace du Procès-Monstre. – L’église de la Madeleine. – La Statue de Napoléon.
Il serait difficile de décider si l’époque actuelle est favorable ou non à l’arrivée des voyageurs anglais à Paris.
L’espèce d’interrègne qui a lieu dans notre ambassade nous prive du centre autour duquel a coutume de se mouvoir tout ce qu’il y a de plus brillant dans la société anglaise ; mais d’un autre côté, l’approche du procès des prisonniers de Lyon et de leurs complices de Paris, remue en ce moment toutes les passions qui fermentent dans la nation. Chaque principe, quelque prudemment qu’il s’exprime d’ordinaire ; chaque sentiment, quelque soigneusement qu’il a coutume de se cacher, flotte aujourd’hui sur la surface, et l’observateur le plus superficiel peut reconnaître sans peine la véritable disposition du peuple.
La véritable disposition du peuple ! ai-je dit ?… Non, il faut que je change cette phrase, si je désire vous donner une idée de ce qui se verra probablement ici ; car, de la manière dont je me suis exprimée, vous pourriez croire que tout le peuple a la même disposition, et rien ne saurait être plus loin de la vérité.
La disposition du peuple de Paris au sujet de ce procès-monstre, nom qui lui a été donné par tous ceux qui ne tiennent point au gouvernement, varie selon l’opinion politique des divers partis, depuis la rage et le désespoir jusqu’à la joie la plus vive, depuis l’indifférence jusqu’à l’enthousiasme, depuis le triomphe jusqu’à l’abattement.
Il me sera impossible, ma chère amie, de parcourir Paris, dans tous les sens, pendant huit ou neuf semaines, mes tablettes à la main, sans revenir souvent sur un sujet que l’on retrouve dans tous les salons, qui se murmure dans les couloirs de tous les spectacles, qui brille dans les yeux du républicain, excite le sourire du doctrinaire, en un mot, se présente à vous sous une forme ou sous une autre, en quelque lieu que l’on se trouve.
Cela étant ainsi, il ne faut pas vous en prendre à moi, si, obligée de laisser paraître de temps en temps les cornes du monstre, vous finissez par le trouver ennuyeux. En attendant, après vous avoir annoncé ses visites assez fréquentes, je vous laisserai pour le moment dans la même incertitude à son égard que nous le sommes nous-mêmes ; et, profitant du repos qu’il veut bien nous laisser encore, je m’occuperai du paisible tableau qui s’offre à mes regards.
Les premiers objets qui, en rentrant à Paris, m’ont frappée, si non comme neufs, du moins comme changés depuis mon dernier voyage, sont la colonne de la place Vendôme et l’église achevée de la Madeleine.
Ce n’est pas sans raison que je me suis servie du mot achevée. La Grèce vit-elle jamais monument plus gracieux, plus majestueux ? Si elle en a possédé, ce ne pouvait être qu’aux jours de sa jeunesse, car, abstraction faite des souvenirs poétiques et du plaisir que causent les recherches scientifiques, il n’y a point de ruine qui puisse offrir à l’œil une symétrie aussi parfaite, aussi aimable, ou satisfaire l’âme comme ce temple moderne.
Pourquoi notre galerie nationale ne s’est-elle pas élevée aussi noble, aussi simple, aussi belle que cet édifice ?
Quanta l’autre nouveauté, je veux dire la statue de l’ex-empereur de France, je ne sais si je ne l’ai pas contemplée avec plus d’approbation qu’il ne convenait à une Anglaise. Mais quoique le souvenir de Napoléon doive naturellement exciter dans mon âme des sentiments hostiles, toutes les fois que je me trouve à Paris, je songe involontairement beaucoup plus à ses belles qu’à ses terribles actions. Peut-être aussi, en fixant les yeux sur ce monument de ses conquêtes, un Anglais éprouve-t-il un mouvement d’orgueil en songeant que son drapeau victorieux n’a jamais flotté sous une brise anglaise.
Quoi qu’il en soit, mettant de côté des sentiments personnels de tout genre, il est certain que la ville de Paris lui doit une si grande partie de ce qu’elle présente d’admirable, que l’on oublie, malgré que l’on en ait, son ambition et ses monstrueuses usurpations ; l’usage qu’il a fait d’un pouvoir mal acquis efface en quelque sorte la tyrannie sans frein de ce pouvoir lui-même. En plaçant sa statue sur le haut de la colonne, formée du bronze des canons pris par les armées françaises commandées par lui, on me paraît avoir agi avec autant de convenance que de bon goût.
Quand son image fut renversée, il y a vingt ans, par les mains vengeresses des alliés, ils firent un acte dicté à la fois par la justice morale et par les sentiments de la nature. D’un autre côté, il n’y a pas lieu d’être surpris si les légitimes souverains dont il avait renversé le trône ne l’ont point replacé. Mais en le voyant aujourd’hui contempler du haut de sa colonne les capricieuses destinées du peuple français, on trouve dans sa présence une sorte de convenance historique qui plaît à l’imagination.
Cette statue de Napoléon offre, je crois, le seul exemple de la plus grotesque de toutes les coiffures européennes, un chapeau à trois cornes, immortalisé avec succès, soit en marbre, soit en bronze. La statue originale, avec ses longs plis de draperies modernes, avait été érigée par un sentiment de vanité ; mais celle-ci a cet air simple et familier qui doit satisfaire l’attachement. Au lieu de se détourner avec dégoût, comme il n’arrive que trop souvent à la vue de certaines copies trop fidèles du costume moderne, on trouve dans ce chapeau à trois cornes et dans cette redingote négligée, un air de vérité pittoresque qui plaît à l’œil, même quand elle ne touche pas le cœur.
Quant aux Français, cette statue est pour eux presque l’objet d’un culte. Des couronnes de fleurs toujours fraîches, sans cesse suspendues autour du piédestal, à de petites draperies de crêpe noir constamment renouvelées, prouvent clairement que sa mémoire est toujours conservée avec orgueil par le peuple.
Pendant que Napoléon était encore au milieu des Français, l’éclat de son auréole militaire, toute brillante qu’elle était, ne put éblouir la nation au point de l’aveugler sur les taches qui obscurcissaient cet éclat ; mais maintenant qu’il ne lui apparaît plus qu’à travers les brouillards de la tombe, elle le contemple avec un enthousiasme d’affection et de dévouement qui ne permet au souvenir d’aucune erreur de venir se mêler à ses regrets.
Je crois qu’il serait difficile de trouver un Français, à quelque parti qu’il appartint, qui parlât de Napoléon d’une façon peu respectueuse.
Je passais un jour devant ce superbe monument avec un légitimiste sans reproche. Levant les yeux vers la statue, il me dit : « Notre position, madame Trollope, est bien dure : nous avons perdu le droit d’être fidèles, sans avoir recouvré celui d’être fiers. »