VLa réponse du placeur n’éclaircissait rien.
L’intervention mystérieuse d’un inconnu dans une affaire d’amour qui devait être absolument ignorée, devenait au plus haut point suspecte.
– Ceci cache un piège, – pensa Georges, – Metzer est capable de tout…
Au bout de quelques secondes de réflexion il ajouta :
– Et personne cependant, pas plus lui qu’un autre, ne connaissait ma présence à Paris… – Personne surtout ne pouvait deviner que je viendrais ce soir au Gymnase, puisque je ne m’en doutais pas moi-même avant d’avoir lu les affiches… Donc, si le piège que je soupçonne existe, il est improvisé. – Quel peut être ce jeune homme à barbe blonde ? – J’ai beau chercher, je ne trouve pas… – Quoi qu’il en soit, j’irai jusqu’au bout… – Un bienheureux hasard a remis dans ma main le bout du fil d’Ariane que je croyais brisé… – Qu’importe le péril ? Qu’importe la mort même ? – Je braverais tout, d’un cœur joyeux, pour me rapprocher de Léonide…
Il sortit du théâtre et se dirigea vers la file des fiacres qui stationnaient le long du trottoir en attendant la fin du spectacle, et fit choix d’une Victoria dont le cheval semblait vigoureux.
– Je vous prends à l’heure… – dit-il au cocher ; – voici cent sous… – Donnez-moi votre numéro. – Il s’agira de suivre une voiture… – Si vous ne la perdez pas de vue, je doublerai la somme…
– Compris, bourgeois…– répliqua l’automédon. – Une histoire de femme, hein ? Ça me va !!! ! ça m’amuse !!! – Est-ce une voiture de maître qu’il faudra filer ?…
– Je l’ignore, mais c’est peu probable.
– Du reste, ça ne ferait rien à l’affaire… – J’ai dans mes brancards un petit bidet breton qui rendrait des points, haut la patte, à plus d’un fin trotteur anglais… – Je vais me placer là en face le restaurant Marguery. – Vous me désignerez la boîte à suivre et je me charge du reste…
– Vous aurez soin de vous tenir toujours à vingt pas en arrière, – reprit Georges. – Quand la voiture s’arrêtera vous la dépasserez, et vous ferez halte à votre tour à quelque distance… assez loin pour ne point attirer l’attention, assez près pour qu’il me soit possible de voir entrer chez elles les personnes qui descendront…
– Suffit, bourgeois… – Rapportez-vous-en à moi… J’ai le truc…
Les choses étaient bien convenues.
Le lieutenant, après s’être rendu compte de l’endroit précis où il retrouverait son cocher, reprit le chemin du théâtre.
En montant les marches, il déboutonna sa redingote pour regarder l’heure à sa montre, et d’une façon toute machinale il palpa la poche intérieure où devait se trouver son porte-cigares, entièrement oublié par lui depuis que l’apparition de madame Metzer lui mettait la tête à l’envers.
Sa main, – nous le savons déjà, – ne rencontra que le vide.
Il se mordit les lèvres pour étouffer un cri de surprise et de colère.
Le porte-cigares, – on s’en souvient, – renfermait, outre les lettres de M. Domerat, deux mille huit cents francs en billets de banque.
– Triple maladroit que je suis !!! – murmura Georges. – Comment donc ai-je pu le perdre, après avoir pris tant de précautions pour le mettre en lieu sûr ?
Une pensée soudaine traversa comme un éclair le cerveau de l’officier.
Il se souvint de ce jeune homme si poli qui, après l’avoir heurté violemment, s’était accroché à lui pour se soutenir.
– Ah ! – pensa-t-il. – Je comprends, mais trop tard !!! – Je n’ai rien perdu !… on m’a volé !!! – Ce prétendu myope était un pickpocket !!! – Comment n’ai-je pas deviné cela quand le drôle était sous ma main ?…
Georges Pradel n’attachait et ne pouvait attacher qu’une importance médiocre à la disparition des lettres de son oncle. – Il ne se souvenait même plus du paragraphe relatif à la grosse somme placée sous la garde de Jacques Landry, au château de Rocheville.
La question des deux mille huit cents francs perdus pour lui était donc la seule qui dût le préoccuper sérieusement, et, dans la disposition d’esprit où il se trouvait, cette préoccupation ne pouvait être de bien longue durée.
– Qu’importe cet argent, après tout ? – se demanda-t-il au bout de quelques secondes. – Il me reste près de dix louis… C’est plus qu’il ne faut pour attendre…
Et, se cuirassant de philosophie, il prit son parti d’un « accident » qui lui semblait minime, sans se douter des épouvantables conséquences qu’il pouvait entraîner pour lui.
Il rentra dans la salle, et comme le spectacle allait finir d’un moment à l’autre, il s’arrêta d’un air indifférent à dix ou quinze pas de la baignoire n° 16.
C’est là que l’aperçurent Passecoul et Raquin qui, trompés par l’expression très calme de sa physionomie, supposèrent qu’il ne s’était pas encore aperçu du vol dont il venait d’être victime.
Une triple salve d’applaudissements, accompagnés d’un bruyant « rappel », annoncèrent aux ouvreuses et à Georges Pradel que le rideau venait de tomber.
Les portes des baignoires s’ouvrirent toutes à la fois, et les deux femmes du n° 16, désirant n’être point englobées dans la foule, sortirent en toute hâte et gagnèrent le vestibule.
Une voilette épaisse cachait le charmant visage de madame Metzer, mais à travers la dentelle noire elle avait vu le lieutenant. – La certitude qu’il allait la suivre la rendait émue et tremblante.
La jolie blonde et sa compagne descendirent les marches, traversèrent le trottoir et montèrent dans le véhicule qui les attendait.
Ce véhicule n’était point une voiture de maître, ni même de grande remise, mais un simple coupé de régie qui, les ayant amenées, avait reçu l’ordre de venir les reprendre à la fin du spectacle.
Georges sauta dans la victoria attelée du bidet breton et désigna le coupé de louage.
– Ah ! – murmura le cocher avec dédain, – c’est ça la guimbarde et « le canasson » qu’il faut emboîter !!! – Mazette ! Ça sera facile de ne point les perdre de vue… – Bibi les distancerait au pas, pauvre bête !… – Bibi, c’est mon cheval…
Le coupé se mit en marche, cahin-caha, suivi de près par la Victoria.
Immédiatement derrière celle-ci, une troisième voiture s’ébranla.
Un homme à moustaches noires, en chapeau gris, fumant un gros cigare, se prélassait sur les coussins avec le sans-gêne d’un citoyen des États-Unis.
– La galerie du siège du cocher servait de point d’appui à ses talons de botte…
Ce chapeau, ces moustaches, cette attitude, cette désinvolture, désignent surabondamment Raquin à nos lecteurs.
C’était lui en effet, fidèle à la consigne et suivant Georges Pradel, comme Georges Pradel suivait madame Metzer.
Il murmurait chemin faisant :
– Passecoul est un roublard du premier numéro, je n’en disconviens point, mais il faut convenir aussi qu’il a plus souvent qu’à son tour des idées qui sont des lubies… – Chambrer le lieutenant pendant quarante-huit heures, et le chambrer si bien que, ne sachant point où il est, il ne puisse pas dire : « J’étais là, » et surtout le prouver !!! – c’est très joli pardieu ! très joli ! très joli !… – Mais si c’est praticable, que le diable m’emporte !… – Dans tous les cas, je ne m’en charge point !… – Ça sera déjà fort de l’empêcher de quitter Paris, pour peu que demain matin la fantaisie de filer lui prenne… – Ah ! si le nommé Daniel Metzer pouvait revenir cette nuit !!! – C’est ça qui serait une chance et qui mettrait des atouts dans mon jeu… mais par malheur il ne reviendra pas !!!… – On est bien dans ce berlingot… – Quand Passecoul aura fait ma fortune, je louerai un fiacre à l’année…
Tandis que l’honnête Raquin monologuait ainsi, les trois voitures roulaient en conservant religieusement leurs distances.
Occupons-nous de celle qui marchait en tête, emmenant Léonide et sa compagne et fixant l’itinéraire des deux autres.
Le vieux coupé parcourut jusqu’à la Madeleine les boulevards éclairés, bruyants, sillonnés comme à deux heures de l’après-midi par les équipages, les fiacres et les omnibus.
Il prit la rue Royale, traversa la place de la Concorde, côtoya les bâtiments grandioses du palais de l’Industrie, enfila le Cours-la-Reine et gravit au pas l’avenue qui monte au Trocadéro.
Ayant atteint l’esplanade, le cocher fit halte pendant quelques secondes, non pour jeter un coup d’œil sur le panorama fantastique de la grande ville éclairée par des becs de gaz aussi nombreux que les étoiles du ciel, mais tout simplement pour laisser souffler son cheval.
Il repartit bientôt, longea presque jusqu’au bout l’avenue magnifique qui conduit au boulevard Flandrin, s’engagea à gauche dans la longue rue de la Pompe, puis, après avoir passé devant le chalet que Janin a rendu célèbre et auquel fait face, à l’angle de la rue Sainte-Claire, l’hôtel et le vaste jardin du plus aimable des éditeurs, déboucha dans la grande rue de Passy et s’arrêta à la porte d’une belle maison toute voisine de l’entrée de la Muette.
La station du chemin de fer de ceinture se trouve à cinquante pas, de l’autre côté de la rue.
De bons bourgeois arrivant de Paris avec leur famille sortaient de l’embarcadère. – D’autres en prenaient le chemin. – Plusieurs hommes fumaient en buvant des bocks devant un café encore ouvert.
– Si c’est là qu’elle demeure, – se dit Georges en regardant la maison, – comment lui parler au milieu de tout ce monde ?… Ce serait impossible !!!