IVPassecoul, en quittant avec Raquin le restaurant des Quatre Sergents de la Rochelle, avait donné l’ordre au cocher de revenir au boulevard Bonne-Nouvelle.
Le coupé s’arrêta.
Les deux complices descendirent de voiture et, grâce aux contremarques prises à tout hasard par Passecoul, ils rentrèrent au théâtre, mais ne songèrent pas un instant à regagner leurs places.
Il leur suffisait de voir Georges Pradel se promenant de long en large dans le couloir du rez-de-chaussée, et ne s’éloignant pas plus de la baignoire n° 16 qu’un soldat en faction ne s’éloigne de son poste.
On jouait le dernier acte de la Dame aux Camellias.
La touchante agonie de Marguerite Gautier était commencée. – À tous les étages de la salle les larmes coulaient. – Les femmes se mouchaient avec bruit, et de temps en temps on entendait dans quelque loge éclater un sanglot.
Passecoul donna une poignée de main à son collègue et lui dit tout bas :
– Parole d’honneur, je crois que le jeune homme ne s’est encore aperçu de rien et s’imagine que son porte-cigares est toujours dans sa poche ! – Tu le tiens, ne le lâche plus… – N’oublie rien… fais bonne garde, et viens m’attendre après-demain matin à la gare Saint-Lazare… – J’ignore à quelle heure j’arriverai, mais j’arriverai certainement…
Et il partit, laissant Raquin monter la garde aux alentours de Georges Pradel.
Pendant l’absence des deux bandits, voici ce qui s’était passé :
Nous avons entendu la jeune femme blonde, désignée par Passecoul sous le nom de Léonide Metzer, répondre à sa compagne que, lorsque viendrait l’entracte, elle sortirait volontiers avec elle pour respirer à l’une des fenêtres du foyer une atmosphère moins suffocante que celle de la salle.
L’entracte arriva…
Madame Metzer avait vu l’officier quitter brusquement son fauteuil d’orchestre. – Elle avait deviné sa présence dans le couloir. – Elle avait compris, sans se retourner, qu’il collait son visage au carreau de la loge.
Elle s’attendait donc à le voir apparaître dès le premier pas qu’elle ferait hors de la baignoire.
Son attente ne fut point déçue.
Georges, qui d’un regard fiévreux épiait le mouvement léger de la porte prête à s’ouvrir, se trouvait en face de cette porte et, pâle, ému, tremblant, la tête en feu et le cœur sautant dans la poitrine, s’adossait à la muraille circulaire.
La jeune femme, aussi émue, aussi pâle, aussi tremblante que le lieutenant, fit passer sa compagne devant elle et, tournant vers Georges ses beaux yeux pleins de trouble, d’inquiétude, de tendresse craintive et de supplication timide, elle appuya son doigt sur ses lèvres.
Dans leur muette et irrésistible éloquence ce geste et ce regard voulaient dire :
– Nous ne nous connaissons point et nous ne nous sommes jamais vus… – Ne me parlez pas… ne me saluez pas… ne me reconnaissez pas… – De la moindre imprudence de votre part résulterait pour moi un danger certain… un malheur probable…
Georges Pradel comprit tout cela, et nous croyons à peu près superflu d’ajouter qu’il ne songea pas une minute à désobéir.
Un amoureux véritablement épris est disposé sans cesse à la plus passive obéissance, c’est même un des irrécusables symptômes de cette pernicieuse et contagieuse maladie qu’on appelle l’amour…
Mais si madame Metzer défendait au lieutenant de s’approcher d’elle et de lui parler, elle ne lui défendait ni de la regarder ni de la suivre, et pendant le temps, bien court du reste, que les deux femmes passèrent au foyer, Georges put s’enivrer de la vue de cette charmante créature qu’un quart d’heure auparavant il croyait à jamais perdue pour lui ; – il put, en marchant derrière son idole, admirer ces beaux cheveux blonds relevés sur la nuque rose et formant au sommet de la tête un casque d’un or pâle d’où s’échappaient des mèches folles. Ce cou gracieux, cette taille souple et cambrée, à la fois ronde et fine ; tout ce corps harmonieux dont la jupe étroitement serrée, selon les inflexibles lois de la mode, accusait les formes exquises, et qui, dans chacun de ses mouvements, révélait une perfection et une séduction nouvelles.
Et quand le jeune homme et la jeune femme se croisant, échangeaient un regard furtif, les yeux de Georges exprimaient une passion si chaude, l’étincelle qui s’en échappait, vibrante et chargée de fluide, allait si droit au but, que Léonide sentait ses joues s’empourprer, et que ses paupières aux longs cils s’abaissaient instinctivement sous les caresses de ce regard.
Il est bien entendu que la vieille dame ne s’apercevait en aucune façon de ce petit manège.
– Ou je me trompe fort, ma chère enfant, – dit-elle, – ou vous allez maintenant tout à fait bien…
– Vous voilà fraîche comme une rose et plus belle qu’un ange…
– Vous ne vous trompez point, madame, – répliqua Léonide avec un sourire, – du moins en ce qui concerne mon malaise passager de tout à l’heure. – Il n’en reste aucune trace… Je ne me suis jamais mieux portée…
– Je cherche en vain d’où venait ce malaise, – poursuivit le chaperon, – et je ne puis trouver de valable motif… – Peut-être résultait-il simplement de l’émotion causée par la pièce…
– Peut-être, en effet…
– Une jeune femme de mes amies, – (je vous parle du temps où j’étais jeune moi-même,) – ne pouvait assister à la représentation d’un drame un peu trop amoureux sans en rapporter un ébranlement des nerfs qui durait plusieurs jours… – Aussi son mari prudent et sage, désireux de couper le mal dans sa racine, ne la conduisait plus qu’au Théâtre-Français, les soirs de tragédie… – Je trouve, moi, qu’il avait raison… La tragédie laisse les nerfs en paix, n’éveille point l’imagination, et l’endormirait au besoin…
Elle aurait pu parler longtemps ainsi, la bonne dame, sans obtenir de sa compagne autre chose que de vagues monosyllabes exprimant une inconsciente adhésion.
Léonide ne l’écoutait plus.
En revanche, Georges Pradel avait beau rester silencieux, elle entendait ce qu’il ne disait pas.
La sonnette électrique annonçant la fin de l’entracte dépeupla le foyer en quelques secondes.
Madame Metzer sortit en adressant au lieutenant un regard qui certes ne signifiait point : Adieu ! mais : Au revoir !
Le jeune officier, resté seul, ne redescendit pas tout de suite.
Il se laissa tomber sur une banquette et il s’absorba dans son bonheur, bonheur d’autant plus immense qu’il était plus inattendu et plus inespéré.
Nos lecteurs comprendront l’ivresse de Georges quand ils connaîtront le drame d’amour commencé quelques mois auparavant et qui, interrompu ou plutôt brisé en Afrique d’une façon soudaine et brutale, se renouait à l’improviste à Paris.
Ce drame, nous le raconterons bientôt.
Tout à coup Georges frissonna.
Une pensée inquiétante se glissait dans son délire, et, comme une goutte d’eau glacée, arrêtait net les bouillonnements de son âme.
Il se souvenait pour la première fois de l’avis glissé dans sa main par le placeur de l’orchestre et accompagné de ces mots murmurés à son oreille :
– Si vous êtes le lieutenant Georges Pradel, ceci est pour vous…
L’officier avait plié et mis dans sa poche la mystérieuse feuille de papier.
Il la reprit, la défripa et relut ces lignes tracées, nous l’avons dit, d’une grosse écriture incorrecte qui ne décelait point l’homme du monde :
« Un ami inconnu prévient le lieutenant Georges Pradel que madame Léonide M… se trouve dans la baignoire n° 16 avec une autre dame, et que M. M… n’est pas à Paris. – À bon entendeur, salut ! »
– Qui donc, – se demanda-t-il, – avait écrit cela ?
Qui donc le connaissait dans cette salle de spectacle où il croyait ne connaître personne ?
Qui donc savait l’immense amour que lui inspirait Léonide ?
Qui donc enfin lui portait assez d’intérêt pour le prévenir que le hasard, à son insu, le rapprochait de celle qu’il aimait, et pour ajouter que cet épouvantail des amants, LE MARI, n’était point à Paris ?
Georges Pradel se posa toutes ces questions.
À aucune il ne lui fut possible de trouver une réponse.
Très soucieux, il quitta le foyer et descendit à l’entrée de l’orchestre.
– Monsieur, sans doute, vient reprendre sa place ? – lui demanda le placeur.
– Non, – répliqua Georges, – je viens seulement vous prier de m’apprendre par qui vous a été remis le papier que vous m’avez donné tout à l’heure.
En même temps il glissait une pièce de cinq francs dans la main de l’employé.
Ce dernier refusa de la recevoir.
– Je volerais l’argent de Monsieur… – dit-il. – Je ne sais absolument rien… – Le jeune homme était blond et portait toute sa barbe… – Voilà mon unique renseignement… – Il ne vaut pas cent sous…