IIILe restaurant que nous venons de nommer est bien connu aux environs de la place de la Bastille, et même plus loin.
Sa cave, abondamment pourvue jadis de certains vins d’Anjou qu’on n’aurait pu trouver ailleurs, y attirait toute une catégorie de gourmets.
L’auteur de ce récit se souviendra toujours d’un Clos des Rôtissants qui faisait son bonheur il y a quelques années.
Passecoul et Raquin quittèrent leur voiture, entrèrent dans le restaurant, montèrent au premier étage, et Passecoul dit impérieusement au garçon qui les reçut :
– Un cabinet… quatre douzaines d’escargots… deux bouteilles de Saumur, et plus vite que ça ! nous sommes pressés…
Au bout de cinq minutes ils étaient servis.
Passecoul poussa le verrou de manière à rendre toute surprise impossible, puis il tira de sa poche la dernière lettre de M. Domerat, il approcha sa bouche de l’oreille de son complice et, étouffant le son de sa voix, il lut, en appuyant sur quelques passages.
Quand il eut achevé, il demanda :
– Comprends-tu, maintenant ?
– Je comprends qu’il y a trois cent cinquante mille francs en or et en billets de banque au château de Rocheville, ce qui est un denier très coquet… Mais tu me l’avais déjà dit…
– Et tu ne vois que ça dans la lettre ?
– Ma foi, oui…
– Il ne te semble pas que ce fort sac nous appartient déjà ?…
– Ma foi, non,…
Passecoul haussa les épaules.
– Ah ! – fit-il avec un profond dédain, – moi qui te croyais de la jugeote !…
– Et je me flatte d’en avoir, – répliqua Raquin, – mais je ne m’emballe point comme toi à la poursuite d’une turlutaine impossible. – Tu veux mettre la main sur le magot… – Parbleu, c’est clair, et je le voudrais comme toi, mais le moyen ?… – À la Banque de France aussi, et au Comptoir d’escompte, il y a de l’argent, et plus que là-bas, et ça ne nous fait pas la jambe plus belle… – Que veux-tu ? moi, je suis pratique !!! – Te figures-tu par hasard que ce Landry, qui doit être un gaillard solide puisque le vieux Domerat lui accorde une confiance entière, laissera ces deux bons garçons qu’on appelle Passecoul et Raquin s’installer au château pour y dévaliser la cachette à leur aise ?… – Allons donc ! jamais de la vie !… – Nous nous ferons pincer en tentant l’aventure, voilà le plus clair de la chose…
Le bandit blond regarda son compère avec un redoublement d’ironie.
– Tiens, vois-tu, ma vieille, – s’écria-t-il ensuite, – tu me fais mal aux cheveux tant ta bêtise est monumentale !!! – Parole sacrée, tu es arrivé trop tard à la distribution du bon sens !!!… Il n’en est pas resté pour toi !!! – Oui, cent fois oui, Passecoul et Raquin, ces deux charmants garçons, seraient reçus au château de Rocheville comme des caniches dans un jeu de boules… – Mais qui te parle de Passecoul et de Raquin ? Crois-tu que le lieutenant Pradel sera mis à la porte par les serviteurs de son oncle ?…
– Non, assurément, je n’en crois rien… Mais qu’est-ce que ça nous fiche ?…
– Tu n’as donc pas écouté la lettre ?… Eh bien, je vais t’en relire un petit morceau…
Et Passecoul relut en effet :
« J’écris deux lignes à Jacques Landry, un ancien matelot, un brave homme que tu ne connais pas… »
– Entends-tu ?… – Comprends-tu !… – poursuivit le jeune misérable. – Georges Pradel ne connaît pas Jacques Landry ; donc Jacques Landry ne connaît pas Georges Pradel !!! – Est-ce clair ?…
– Comme de l’eau de roche…
– Donc il accueillera de confiance et à bras ouverts le neveu de M. Domerat, annoncé par M. Domerat, ayant sa poche pleine de lettres de M. Domerat, et sachant sur le bout du doigt le secret des trois cent cinquante mille francs de M. Domerat !!! – Est-ce toujours clair ?…
– Toujours.
– Et tu n’as pas encore deviné que le lieutenant ce sera moi ?…
Raquin regarda Passecoul avec une indicible stupeur.
– Toi !!! – murmura-t-il.
– Moi-même, pardieu !… et la chose est moins difficile que tu ne le supposes… – Il suffira de supprimer ma fausse barbe et d’ajouter sur ma lèvre une longue moustache blonde ébouriffée, pour me faire une tête d’officier et me donner une vague ressemblance avec Georges Pradel… – C’est indispensable… – M. Domerat peut avoir décrit le physique ou montré la photographie du neveu à son régisseur… – La moustache arrangera tout… – Un plus malin s’y tromperait… – Donc on ne songera seulement pas à discuter mon identité… – J’aurai soin d’arriver le soir, et le soleil levant du lendemain ne me retrouvera plus au château !…
– Pendant la nuit tu feras le coup ?
– Naturellement, et je te garantis qu’il sera bien fait…
– Mais si Jacques Landry essaye de défendre l’argent ?…
– Tant pis pour lui !…
– Si la jeune fille s’éveille au bruit ?…
– Tant pis pour elle !… – Chacun pour soi ! – J’ai dans ma poche un couteau, je m’en sers… – Ces gens n’ont qu’à dormir…
Ces réponses effroyables furent faites avec un calme sinistre qui, à tout autre qu’à Raquin, aurait donné le frisson.
Passecoul continua.
– Tu vois, ma vieille, que je n’ai rien oublié… – dit-il. – Le plan est simple et doit réussir… – Un seul péril sérieux pourrait me menacer…
– Lequel ?
– Georges Pradel arrivant à l’improviste là-bas et brouillant mes cartes par sa présence…
– Ah ! diable !… Je ne songeais point à cela…
– Mais moi je songe à tout… – Or, tu me garderas contre ce coup de tampon, et ce sera ta part de collaboration…
– Suffit ! l’ordre et la marche ?
– Nous retournons au Gymnase illico… – Nous nous assurons que le lieutenant n’a pas bougé, ce qui d’ailleurs est absolument sûr, vu la présence de son amoureuse. – Je te donne une poignée de main et je file sur Rouen par un train de nuit… N’importe lequel… Je serai toujours assez tôt à Malaunay, ne voulant faire mon entrée à Rocheville que demain soir quand on n’y verra goutte…
– Comme ça, je ne vais pas avec toi ?
– Au château tu serais inutile et gênant ; ici tu es indispensable…
– La consigne ?
– T’attacher au lieutenant, ne le perdre de vue ni une minute ni une seconde jusqu’à ce qu’il ait regagné sa case au Grand-Hôtel. – Demain matin, au point du jour, recommencer de plus belle la surveillance. – La fantaisie de filer en Normandie pourrait venir au jeune homme et je serais pincé ! – Il ne faut pas, tu m’entends, tu me comprends, il ne faut pas qu’il parte demain…
– Comment l’en empêcher ?…
– Par tous les moyens…
– Mais encore ?…
– Fais-toi cette nuit une tête de fantaisie, de façon à te rendre méconnaissable… c’est le pont-aux-ânes !… – Le physique et la tenue d’un vieil officier retraité et rageur seraient parfaits pour chercher querelle à Georges Pradel… – Tu as du quibus. Achète une grande redingote bleue, de chic militaire, chez le fripier que nous connaissons et qui ouvre à n’importe quelle heure sa porte aux camarades quand ils ont le mot de passe. – Enfin, si tout échouait, si Georges Pradel prenait le chemin de la gare sans que tu aies pu venir à bout de l’en empêcher, jette-lui au visage en passant une fiole d’acide sulfurique… – Ça vaudra une patte cassée pour le retenir, et ce sera moins compromettant qu’un coup de couteau…
Ces choses se disaient dans la voiture où les deux misérables étaient remontés en quittant le restaurant du boulevard Beaumarchais.
Passecoul fit tout à coup un mouvement brusque en poussant une exclamation étouffée.
– Qu’est-ce que tu as ? – demanda Raquin.
– C’est une idée qui vient de me traverser l’esprit…
– Voyons l’idée…
– Ça serait trop beau… C’est impossible… – murmura le bandit blond, comme se parlant à lui-même…
– Voyons toujours…
– Combiner la fortune et la vengeance… Mettre les morceaux doubles… Lever trois cent cinquante mille francs et payer du même coup nos vieilles dettes d’Afrique à Georges Pradel… Qu’est-ce que tu dirais de ça, Raquin ?
– Je dirais comme toi : C’est trop beau !
– Et pourtant ça pourrait se faire, si le hasard te permettait de chambrer le lieutenant pendant quarante-huit heures, et de le chambrer si bien et si complètement qu’il ne puisse dire : – « J’étais là ! » et qu’il ne puisse surtout prouver qu’il y était…
– À quoi ça nous servirait-il ?
– À lui faire endosser, sans résistance possible, ce qui va se passer là-bas !!!… On saura dans le pays, grâce à moi, que Georges Pradel est arrivé… – Je laisserai au château, – je m’en charge, – des traces indiscutables de sa présence… – Donc il sera venu, et, si un crime a été commis, c’est à son actif qu’on le portera… Qu’est-ce que tu dis de ça, Raquin ?…
– Je dis que tu es le diable en personne ou, pour le moins, son proche parent !