II

1080 Words
IILes deux misérables attendirent, les yeux fixés sur la porte de l’orchestre. Leur attente fut courte. Au bout d’un instant le placeur reparut puis, presqu’aussitôt, Georges Pradel s’élança dans le couloir. – Attention ! – dit tout bas Passecoul à Raquin. – Prête-moi main forte si c’est nécessaire… Et le jeune bandit se mit à marcher très vite à la rencontre du lieutenant, comme un spectateur qui se sachant en retard se hâte de regagner sa place. Certes la largeur du couloir est suffisante pour que quatre personnes y puissent aisément passer de front. Ceci n’empêcha point Passecoul, au moment où il allait croiser l’officier, de dévier de la ligne droite avec une maladresse si adroitement calculée que les deux hommes, lancés en sens contraire, se heurtèrent à la façon de deux trains placés sur une seule voie et qui se tamponnent. Le choc fut v*****t. – Passecoul chancela ou du moins en eut l’air et, pour ne pas tomber, s’accrocha pendant une seconde à l’officier. Ce dernier, furieux de cet abordage inattendu, saisit par les épaules le complice de Raquin, et le secouant rudement lui dit avec colère : – Eh ! sacrebleu ! monsieur, êtes-vous ivre ? Êtes-vous aveugle, ou votre insigne gaucherie cache-t-elle une arrière-pensée d’insulte et de provocation ? Passecoul recula de deux pas et, saluant avec humilité, balbutia : – Ni insulte, ni provocation, ni rien de ce genre, oh ! grand Dieu !!! monsieur, n’en doutez-pas !!! – Je ne suis point ivre, d’ailleurs, ne me grisant jamais ; ni tout à fait aveugle… – Malheureusement j’ai la vue si basse qu’en traversant les boulevards il m’arrive de prendre les fiacres pour de simples passants… – Je ne vous voyais pas et suis au désespoir de vous avoir ainsi coudoyé… – Recevez-en, monsieur, mes plus humbles excuses… Il était impossible qu’une attitude à ce point soumise ne calmât pas instantanément Georges Pradel. Aussi répondit-il avec un sourire pacifique : – Voilà qui est au mieux, monsieur !… – Votre myopie étant donnée, vous êtes moins à blâmer qu’à plaindre, et je ne puis vous en vouloir d’une agression involontaire… – Permettez-moi seulement de vous offrir un bon conseil… – Je le permets, monsieur, et j’en profiterai s’il se peut… – Eh bien ! achetez des lunettes… – Un brutal comme j’en connais vous aurait tout à l’heure corrigé d’importance avant d’entendre vos raisons. – L’avis est bon, monsieur, et je compte le suivre au plus tôt… – J’achèterai dès demain de bons verres grossissants qui me permettront de faire connaissance avec votre visage, si j’ai l’heureuse chance de vous rencontrer de nouveau… – Monsieur, je vous salue… – Mes compliments, monsieur… L’incident était vidé, comme on dit en style parlementaire ou judiciaire. Georges Pradel souleva son chapeau et se remit en marche dans la direction de cette baignoire qui l’attirait irrésistiblement. Passecoul, – auquel Raquin n’avait pas eu besoin de venir en aide, – s’élança, suivi de son complice, dans un des escaliers qui conduisent à la galerie, longea le couloir des premières loges, redescendit par l’escalier de l’autre côté, prit une contremarque au contrôle pour ne pas avoir l’air d’un monsieur qui se sauve, traversa le vestibule et arriva sur le boulevard. Raquin, ayant exécuté de point en point les mêmes manœuvres, s’y trouva en même temps que lui. – Est-ce fait ? – lui demanda-t-il à l’oreille. – Pardieu !… – L’ordre et la marche ? – Emboîte-moi plus que jamais. – Sufficit !… Passecoul héla le cocher d’un coupé qui passait à vide. Les deux gredins montèrent dans ce coupé. – Où allons-nous, bourgeois ? – demanda l’automédon. – Place de la Bastille, je te prends à l’heure… La voiture roula. – Hein ? – fit Passecoul en riant. – Qu’en dis-tu ? – Je dis que c’est de première force !!! – Moi qui prévoyais la chose et qui regardais de mes deux yeux, je n’y ai vu que du feu… Si bien que j’ai cru le coup manqué !!! ! – Oui, c’était assez réussi, – reprit le blond scélérat. – J’aurais eu de jolis succès chez Robert Houdin ou chez Hamilton dans la prestidigitation et les escamotages, ayant incontestablement la main leste. Passecoul, après avoir ainsi parlé, tira de sa poche deux objets, le porte-cigares que nous connaissons et une boîte d’allumettes-bougies. Il tendit cette boîte à Raquin, après avoir fermé les vitres et abaissé les stores, et il dit : – Enflamme ces allumettes l’une après l’autre, en ayant soin de les tenir bien droites pour les faire durer plus longtemps… – Nous avons besoin d’y voir clair… Raquin obéit et la lueur vacillante des bougies microscopiques éclaira tant bien que mal l’intérieur de la voiture. Passecoul ouvrit alors le porte-cigares et il en explora le contenu. – Deux billets de mille, un de cinq cents et trois de cent… – murmura-t-il, – ça fait deux mille huit cents livres, ou l’addition n’est qu’un vain mot… – Quatorze cents pour chacun de nous… – insinua Raquin. – Tu t’en ferais mourir !!! – répliqua le jeune gredin. – J’ai tout combiné, tout observé, tout préparé… J’ai agi seul de A jusqu’à Z… – En stricte justice je ne te dois rien, mais je suis un bon enfant et la crème des camarades… – Nous avons commencé l’affaire ensemble, nous la finirons ensemble, ni plus ni moins que si tu m’avais donné un coup de main solide… – Seulement j’ai droit à une prime et je me la décerne à l’unanimité… – Empoche un des billets de mille… je garde l’autre et les coupures… Raquin empocha sans mot dire, un peu vexé, mais très convaincu ; regrettant l’inégalité du partage, mais sachant à merveille que Passecoul était dans le vrai. – Éclaire toujours !…– commanda ce dernier,– la correspondance ci-incluse peut n’être pas dépourvue d’intérêt. Successivement il tira de leurs enveloppes les deux premières lettres de M. Domerat à son neveu. Les trouvant insignifiantes à son point de vue particulier, il ne fit que les parcourir. Il n’en fut pas de même pour la troisième, – celle remise le matin même à Georges Pradel, au bureau du Grand-Hôtel. Celle-ci captiva violemment, et dès les premières lignes, son attention tout entière. Quand il l’eut achevée, une exclamation sourde s’échappa de ses lèvres. – Qu’est-ce qu’il y a donc dans cette missive pour t’agiter ainsi ? – demanda Raquin. – Ce qu’il y a ? – répéta Passecoul ; – il y a la fortune !!! – Ah ! diable !… un vrai magot ?… un fort sac ?… Quelque chose dans les vingt mille francs ?… – Plus de trois cent mille balles !… Raquin eut un éblouissement. – Et c’est sérieux ? – balbutia-t-il. – Est-ce que j’ai la mine d’un blagueur ?… – Et on peut mettre la main sur la braise ? – Je compte bien y mettre la mienne… – Tu veux dire la nôtre, n’est-ce pas, mon petit Passecoul ?… – Je suis de l’affaire ?… hein ?… J’en suis ?… – Il est probable que j’agirai seul, selon mon habitude ; mais je n’en aurai pas moins besoin de ton aide… – Nous partagerons donc après la réussite… – Et nous deviendrons des gens huppés ? des bourgeois cossus ?… – Nous deviendrons même d’honnêtes gens, si le cœur t’en dit… – répliqua Passecoul en riant. – Mais cela, je t’en préviens, sera plus difficile… – Quand agirons-nous ? – Dès demain… – ou plutôt dès cette nuit… – Il n’y a pas un jour à perdre… – Donne-moi des détails… qu’aurai-je à faire ? – Le guet… – Comment ? – Georges Pradel ne doit pas quitter Paris avant quarante-huit heures… – À tout prix il faudra l’empêcher de partir… Tu entends, Raquin, à tout prix !!! – J’entends, mais je ne comprends pas… et entre nous, tu sais, je voudrais bien comprendre… – Dix lignes de certaine lettre écrite par l’oncle du lieutenant te mettront mieux au fait que des explications compliquées. – Et ces dix lignes ? L’intervention soudaine du cocher coupa court à ce dialogue. – Bourgeois… – dit-il en se penchant vers une des portières, – nous approchons de la Bastille… – Où faut-il vous conduire ?… – Aux Quatre Sergents de la Rochelle… – répondit Passecoul.
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