Idylle
Lanjuignac-les-Tours, par Mont-de-Marsan, Juillet 1870.
Chère Louise,
À présent que notre pauvre Étienne est en route pour l’Amérique, je puis répondre à vos questions et vous dire ce que je sais de son amour pour vous. J’ai retenu, comme on retient chacune des notes qui forment une mélodie, les mille riens dont se compose le grand sentiment que vous lui avez inspiré et qu’il emporte par-delà les mers.
Il y a plusieurs années qu’il vous aime. Comment cela a commencé, je ne puis pas vous l’apprendre ; je crois que lui-même n’en sait rien. Il vous aimait depuis deux ans déjà, qu’il ne s’en doutait pas encore. Les amours sérieuses s’infiltrent ainsi goutte à goutte. Il s’était lentement imprégné de vous, sans défiance comme sans ferveur. Un jour qu’il regardait en lui, il vous trouva partout maîtresse. Vous aviez envahi son cœur, vous aviez envahi son esprit à ce point, que vous vous étiez pour ainsi dire substituée à eux, et qu’en réalité, vous étiez devenue son cœur et son esprit.
Vous n’aviez cependant rien fait pour cela, innocente adorée. Est-ce que le Printemps travaille au succès du renouveau ? Il vient, et tout fleurit. Vous êtes venue, et tout s’est épanoui, en lui.
Il eut alors une heure d’éblouissement, notre, pauvre Étienne. Il fallait voir comme il était fier de se sentir ainsi possédé. Le cœur lesté de cet amour, il se crut meilleur, il se sentit plus fort, il s’estima davantage. Il savoura le passé, et, comme l’archéologue groupe minutieusement des atomes qui lui servent à recomposer un monde, il reconstruisit minute par minute les années qui venaient de finir. Il ne pouvait pas comprendre qu’il eût mis tant de temps à se rendre compte d’une passion dont il trouvait la trace à chaque pas.
Que de fois il m’a fait le récit de votre première entrevue.
C’était dans un pays déshérité, à une heure de la ville : un sol pierreux, blanc de poussière, sur lequel les arbres n’avaient jamais projeté leur ombre, où les arbustes agonisaient. À droite, des carrières à plâtre bâillaient au soleil. Deux ou trois compagnies y avaient enfoui leur capital sans profit pour personne. De grandes roues immobiles se détachaient sur un ciel fané. On les eût prises pour le squelette géant du serpent enroulé, emblème terrifiant de l’éternité. Le chemin de fer traversait ce pays. À de longs intervalles quelques voyageurs s’arrêtaient à la station en ruine. Ceux qui continuaient leur route les suivaient de l’œil avec compassion. La réputation de ce pays de rebut était si bien faite, que lorsqu’on parlait à la Compagnie de certaines réparations devenues urgentes, les administrateurs haussaient les épaules et ne répondaient pas.
Jamais la surprise des voyageurs ne fut aussi grande que le jour où vous descendîtes au Castelet. Vous voyant belle à outrance, svelte, distinguée, élégante, mettre pied à terre, le chef de gare accourut ; le chef du train en fit autant, et tous deux vous demandèrent si vous ne vous trompiez pas de station. Ayant répondu négativement et donné votre billet, vous êtes sortie de la gare.
Étienne vous suivit ; non qu’il se fût proposé de vous suivre, mais vous alliez tous deux du même côté. Vous avez longé le treillage du chemin pendant une centaine de pas. Une haie d’aubépine, qui le remplaçait à partir de là, vous arrêta quelques instants. La haie était en fleurs et embaumait comme si le pays en valait la peine. Étienne est demeuré convaincu que cette aubépine n’a fleuri que ce jour-là.
Vous avez tourné à gauche et vous vous êtes engagée dans un sentier malaisé, rapide, tortueux, bordé d’orties et de bicoques. Les cailloux roulaient sous vos petits pieds et plusieurs fois vous avez dû fermer votre ombrelle sur laquelle vous vous êtes appuyée. Ces souvenirs sont-ils exacts ? Ma mémoire est-elle fidèle ? Je l’ai parcouru bien des fois, guidé par Étienne, ce petit sentier-là. Je pourrais aussi vous dire comment était fait votre costume de crêpe de chine blanc, à la taille fine, aux manches très amples, orné de longs effilés blancs ; je pourrais préciser comment était nouée votre ceinture mauve, quelle forme avait votre chapeau orné de roses blanches. Je sais comment étaient tordus vos cheveux blonds ; je décrirais aisément ce chignon lourd au nœud lâche, aux boucles abondantes, roulant à moitié chemin de la taille. Vous le voyez, Étienne n’avait rien oublié ; ou plutôt, Étienne a découvert tout cela soigneusement blotti dans sa mémoire, le jour où il a fait cette découverte qu’il vous aimait.
Arrivée au bas du sentelet, vous avez hésité. À droite s’élevait une maison de religieuses occupée par les sœurs du Saint-Rosaire, je crois. Des petites filles chantaient à tue-tête le cantique :
Reviens, pécheur, à ton Dieu qui t’appelle,
Reviens à lui puisqu’il revient à toi.
De temps en temps on entendait un bruit sec, suivi d’un piétinement bref, qui indiquait un mouvement d’ensemble ; soit qu’on s’agenouillât, soit qu’on se levât. À gauche, une rue dans laquelle des flaques d’eau antédiluviennes achevaient de croupir, montait jusqu’à l’église qui dominait le pays. Votre hésitation était bien naturelle.
Étienne, convaincu, sans qu’il sût pourquoi, que vous ne pouviez pas aller ailleurs que là où il allait, s’avança pour vous indiquer votre chemin ; mais, avant qu’il eût fait deux pas, votre hésitation cessa. Vous aviez tiré une lettre de votre poche, et après avoir jeté les yeux sur elle, vous aviez tourné à droite, puis à gauche. C’est dans une allée ombreuse de châtaigniers et de tilleuls que vous entrâtes cette fois tous, les deux.
Étienne éprouva un grand soulagement en voyant enfin la nature faire quelques efforts pour se montrer plus digne de vous. Au pied des murs moussus croissait une herbe bien verte dont la vue reposait peut-être autant le cœur que les yeux, après que l’on venait de traverser cette nature difforme et vulgaire. Cinq heures sonnaient au loin. Les ombres s’allongeaient lentement sur le sol, comme pour se confondre et se préparer à la nuit. Les abeilles achevaient leur maraude et les papillons faisaient choix d’une fleur pour y dormir. On comprend aisément que cette oasis attirât tout ce qui voltige et embaume.
Vous n’avez pas tardé à vous arrêter.
Après avoir, du bout de votre ombrelle, détaché quelques brindilles accrochées au bas de votre robe, après avoir piétiné sur l’herbe pour faire, tomber la poussière de vos bottines, vous vous êtes dirigée vers une petite maison blanche aux volets gris soigneusement clos. C’était là aussi que se rendait Étienne. S’il n’éprouva pas de joie en vous voyant heurter à la porte, c’est qu’il n’avait jamais supposé que vous pussiez aller ailleurs. Quel drôle de garçon c’était, cet Étienne !
Tous ceux qui ont aimé le savent : il est certaines attitudes prises à une certaine heure par celle que nous aimons, qui, bien qu’elles n’aient rien de particulier, demeurent éternellement gravées dans notre esprit. Étienne vous voyait toujours heurtant à cette porte, vous détachant lumineuse sur le panneau gris, et comme frangée d’or par le soleil. Le chambranle vous servait de cadre. Vous vous êtes retournée à demi, et pour la première fois il a vu bien distinctement vos traits. Votre merveilleuse chevelure blonde, qui attirait les lueurs chaudes du couchant, vous faisait comme une auréole.
La porte s’est ouverte et refermée sans qu’Étienne songeât à faire un pas de plus. Ce n’est qu’en vous voyant disparaître qu’il s’est avancé. Avant de poser la main sur le heurtoir, il s’arrêta pour ramasser un gant que vous aviez laissé tomber. C’était un petit gant gris-perle. Il avait conservé un peu de la chaleur de votre main. Vos ongles effilés et bombés y avaient laissé leur empreinte.
La porte se rouvrit.
« – Ah ! vous l’avez trouvé, monsieur ; dit une petite vieille, donnez-le-moi que je le rende à la dame. »
Le cher petit trésor passa des mains d’Étienne dans celles de la servante.
Que de fois il a regretté, depuis, de ne vous l’avoir pas volé.
Ce petit gant, vous l’aurez jeté quelques jours après, Louise, sans vous douter des convoitises qu’il avait éveillées.
Étienne traversa le vestibule et trouva Mme veuve Anquetin dans la salle à manger, en train de vous débarrasser, de votre chapeau et de votre ombrelle.
« – Ah ! vous voilà, mon ami Étienne, dit-elle, je ne vous serre pas la main parce que je suis embarrassée, comme vous voyez. C’est gentil à vous d’être venus de bonne heure. Nous en profiterons pour faire une petite promenade. Le pays est adorable, vous verrez. »
Étienne remarqua que vous aviez l’air triste. Tout en vous, depuis votre regard jusqu’à votre sourire, portait le deuil…
« – Vous êtes arrivés tous deux par le même train, à ce que je vois. Allons, bon !… où ai-je la tête !… vous ne vous connaissez pas et j’oublie de vous présenter l’un à l’autre. Louise, je vous présente Étienne B…, un ami de dix ans, rempli de défauts, malgré son air de ne pas y toucher. Mon ami, je vous présente Mme R…, ma mie Louise, comme elle me permet de l’appeler. Elle serait parfaite si elle n’était pas femme. À cette imperfection près, c’est encore ce que l’on a fait de mieux. »
Étienne remarqua, l’arc parfait de vos sourcils, la petitesse de votre main effilée, l’abondance de vos cheveux moirés, la suprême élégance de votre taille…
« – Ah ça, vous allez prendre quelque chose ? Vous devez mourir de soif. Voulez-vous de la bière ?… Non ?… Du sirop de groseilles ?… Non plus ? Vous ne refuserez pas mon vinaigre framboise, par exemple. C’est le triomphe de Mme Langevin. Eh !… où êtes-vous donc, madame Langevin ? Vous n’êtes jamais là que lorsqu’on n’a pas besoin de vous. »
La vieille arriva en grommelant, et, bon gré mal gré, Étienne dut avaler un grand verre de n’importe quoi. Je ne sais pas comment vous fîtes, mais il paraît que vous fûtes plus heureuse que lui.
« – Nous dînerons dans une heure et demie, reprit Mme Anquetin. J’attends M. et Mme du Clouay… Vous connaissez bien Mme du Clouay ?… la belle Mme du Clouay ? Moi, je ne veux recevoir que de jolies femmes dans mon ermitage. Je suis lasse de voir dans toutes mes glaces mon vilain museau, et de vivre en tête à tête avec la vieille Langevin. Il me faut de la jeunesse autour de moi, pour me rajeunir un brin. Nous aurons encore un autre convive. Je voulais vous en faire la surprise, mais, ma foi, tant pis ! Nous aurons mon sous-préfet !… rien que cela ! un homme charmant.
Pendant tout ce verbiage, Étienne remarquait combien vous avez le pied petit, les attaches délicates et la voix douce. Le fait est, Louison, que jamais aucune mélodie n’aura la douceur pénétrante de votre voix.
– Pas de gêne, n’est-ce pas, mes enfants ? Vous êtes chez vous, ici. Voulez-vous que nous allions jusqu’à la sous-préfecture ? Nous ramènerons mon convive. Préférez-vous descendre dans mon jardin ? Ce sera comme vous le voudrez. Seulement, je crois que nous ferons mieux de sortir, parce que, entre nous, mon pauvre paradis a été dévasté hier. Figurez-vous que les Sœurs m’ont amené leur bataillon d’orphelines. J’ai lâché toutes ces petites Èves dans mes pommiers. Ça n’a pas été long, l’escalade. Le pillage n’a pas duré longtemps non plus. Seulement, quand il s’est agi de descendre, les petites ont crié comme si on les écorchait vives. Il faut croire que toutes ces mioches-là ont de bien vilaines jambes. Elles en ont honte comme du péché. Pendant que je vais faire une toilette un peu plus présentable, pour vous accompagner, faites à Étienne les honneurs du jardin, ma mie Louise. Et, surtout, n’a****z pas de mon absence pour dire trop de mal de mon pauvre courtil. »
Étienne vous suivit. Il descendit le perron de pierre et se promena à vos côtés, admirant de bonne foi tout ce qu’il vous plut de lui montrer. Il est vrai que son regard n’allait jamais au-delà de vos ongles roses, quand vous lui désigniez sur l’espalier quelque bourgeon. Il ne se rappelle rien de ce que vous lui avez dit ce jour-là. Sa pensée prenait en quelque sorte possession de vous. Étienne n’a conservé de cette première entrevue que des souvenirs purement plastiques. C’est une mauvaise préparation à des sentiments de tendresse, qu’un examen sommaire portant à la fois sur le physique et le moral, fait en quelques heures, à bâtons rompus. Je ne crois pas à la durée des amours improvisées dont on a conscience dès le début. On ne parcourt pas un chef-d’œuvre, on s’en pénètre peu à peu, et jamais plus on ne l’oublie. La vague passe sur le marbre sans y laisser de traces ; peut-être que tombée goutte à goutte elle l’eût creusé.
Il remarqua seulement que vous étiez souriante, presque gaie, lorsque vous causiez ; mais que vous rentriez en vous-même et vous isoliez dans votre mélancolie, dès que vous le pouviez.
Étienne ayant cessé de vous parler, le fil léger qui liait votre pensée à la sienne se rompit. Vous avez continué votre chemin, oubliant que vous n’étiez pas seule, et ce fut un singulier spectacle pour Mme Anquetin, lorsqu’elle reparut sur le perron, que celui de ces deux invités, marchant rêveurs, à dix pas l’un de l’autre, perdus dans des mondes différents.