Monsieur le curé de Puy-Chapelle
Je viens de voir sous mes fenêtres une petite charrette que traînait un âne microscopique. Elle ne faisait guère plus de dix pas sans qu’on l’arrêtât. Quand je la remarquai, elle était remplie de fleurs, une demi-heure après, la charge avait diminué de moitié. Il faut dire que la marchande avait eu cette charmante idée de composer ses bouquets de fleurs des blés : coquelicots, bluets et pervenches. Un escadron de papillons voltigeait à l’entour. Les champs avaient sans doute chargé cette députation d’accompagner le convoi. Les promeneurs jetaient des regards d’envie sur la jonchée, et bien des soupirs allaient par-delà les barrières se perdre dans les bois.
Près de la charrette, un corbillard passa, drapé de blanc, cahotant le corps d’une jeune fille. Devant roulait un fiacre dans lequel somnolait le clergé. Trois beaux et robustes garçons, les frères de la morte, sans doute, suivaient en pleurant. L’aîné soutenait le plus jeune ; l’autre marchait le front bas, le mouchoir entre les dents.
Un des papillons s’en fut inspecter la couronne d’immortelles qui s’en allait sur la voiture noire. Il n’y fit pas longue pose. À peine l’eut-il reconnue qu’il prit ses ailes à son cou et s’enfuit.
Les trois frères virent les fleurs des champs. Il faut croire que la morte les aimait, car ils échangèrent un regard et l’un d’eux fut à la charrette. Il acheta trois bouquets et les posa sur le drap blanc.
Vous me croirez si vous voulez, mais ce n’était plus la même voiture. Le soleil qui s’était caché reparut, et le rayon de service sur le corbillard semblait dire : « – À la bonne heure, on peut se reposer là-dessus ! »
Chacun se découvrait devant cette victime, devant cette douleur. Deux collégiens s’arrêtèrent. Le plus jeune allait retirer son képi ; l’autre lui retint la main.
– Ne vas-tu pas aussi saluer cette carcasse, espèce de melon ?
Le bambin, honteux de son bon mouvement, lâcha une grossièreté en manière de compensation. Il avait à cœur de reconquérir l’estime de son aîné.
Je regardai le piteux mentor de quinze ans, au teint blafard, aux membres grêles qui, le cigare aux dents, avait ce beau courage d’insulter un cadavre, et je fus navré en pensant que ce germe malsain était celui de l’avenir. Ils sont, comme cela, des millions qui, à l’âge où leurs pères jouaient aux barres, à la main chaude, ou à la marelle, parlent des « femmes » avec mépris, font profession de ne rien croire, affectent d’avoir mûri prématurément, et ne nous prennent que nos vices.
Ce n’est pas eux qu’il faut maudire, c’est nous qui sommes responsables devant Dieu de ces consciences faussées. Nous avons cru que nous pouvions impunément jouer avec tout ce qui est respectable ; nous avons sapé toutes les assises, gouaille, blagué, travesti tout ce qui est sacré ; nous avons trouvé plaisant de tout nier, et, démolisseurs imprévoyants, nous avons tout jeté bas avant d’avoir préparé l’abri du lendemain.
La mort est la porte du néant. Nous avons muré ce dernier asile qui nous apparaissait autrefois comme un refuge ; – qui nous abritera ?
Sur terre tout est grotesque, dans le ciel tout est désert ; – qui nous consolera ?
Le tribunal de Dieu n’existe plus, nous subissons mille tortures, la terre est au plus habile ou au plus fort. Nous, les chétifs, les opprimés, qui comptions sur Dieu, – qui nous vengera ?
Nos fils nous maudiront et nous n’aurons qu’à courber la tête, car nous les avons dépouillés de tout ce qui soutenait et consolait. Et ils seront plus retors que nous. Allez ! Puissions-nous mourir assez jeunes pour ne pas voir cela.
L’athéisme, ou pour le moins l’indifférence religieuse, comme la tache d’huile, gagne chaque jour du terrain. Les campagnes elles-mêmes sont envahies par le fléau.
J’ai connu dans le Puy-de-Dôme un gros bourg appelé Puy-Chapelle. On aurait tout aussi bien fait d’y supprimer l’église, car elle était vide en tous temps. Par les vitres cassées passaient le lierre et la vigne-folle. Si ces pauvres plantes ne s’étaient pas un peu mises en travers, la pluie eût inondé le chœur. Les araignées n’étaient guère dérangées, je vous assure ; elles engraissaient paisibles, au fond des confessionnaux, brodant des dentelles dans tous les coins. Celles qui avaient du goût pour la méditation, pouvaient s’en donner tout leur soûl.
Le curé mourut de misère et de chagrin, comme ses prédécesseurs, si bien que personne ne se souciait de le remplacer. Pendant plusieurs mois la cure demeura vide comme l’église. On se démenait à qui mieux mieux auprès de Monseigneur de Clermont pour ne pas venir à Puy-Chapelle. Un brave garçon, ancien missionnaire, ancien aumônier de régiment, accepta cependant ce poste de combat.
Il s’y prit de toutes les façons pour ramener à Dieu ses brebis galeuses et les purifier ; mais le troupeau tout entier, fit la sourde oreille. Comme c’était un bon luron que l’abbé Chalençon, comme il ne se faisait pas prier pour conter un tas d’histoires sur les pays étrangers qu’il avait parcourus, comme il avait fait la campagne de Crimée, celle d’Italie, celle de Chine et la dernière aussi, vous savez ?… la maudite ! enfin, comme il buvait rasade mieux qu’homme de France, on aimait à l’avoir pour convive, mais pour confesseur, point. Il annonça des sermons les plus appétissants du monde et il les prononça dans le désert. Il remit lui-même aux vitraux de l’église des carreaux qu’il retira de ses fenêtres ; il frotta les parquets du chœur ; il fit la chasse aux araignées qui ne comprenaient rien à ces attaques ; il fit reluire les flambeaux de plaqué qui ornaient l’autel ; il badigeonna les colonnes, ce qui ne lui prit pas moins de trois mois, pendant lesquels il supprima un de ses maigres repas. Il fallait bien subvenir à toutes ces dépenses !
Voyant que rien n’y faisait, notre curé se dit, à la façon de Mahomet, que puisque le pécheur n’allait pas à l’Église, l’Église devait aller trouver le pécheur. Reprenant son rôle de missionnaire, il fut de maison en maison porter la bonne parole. On le reçut bien, on lui offrit à table une place qu’il n’accepta pas ; pendant un long mois, il fit de la religion à domicile. Mais ses exhortations n’eurent pas plus d’effet que tout le reste.
Alors la tristesse le prit. Il s’enferma chez lui et ne sortit plus que pour les offices. Bien des fois il songea à écrire à Monseigneur pour demander qu’on le relevât de faction, mais toujours il se dit : « Si je m’en vais, qui donc prendra ma place ? » Et il resta.
Il ne tarda pas à s’ennuyer, comme bien vous pensez. Sa propre société lui devint totalement insuffisante. Il appela la musique à son secours et se mit à travailler le flageolet. Il s’ennuyait tant, ce pauvre abbé Chalençon, qu’il cultiva son instrument avec rage. Aussi ne tarda-t-il pas à acquérir un talent fort remarquable.
Chaque fois qu’il exécutait quelque fantaisie, la plupart du temps de sa façon, car la musique coûte cher (c’est là son moindre défaut), la place de l’église se couvrait de mélomanes ; et, comme la vie de l’abbé était réglée ainsi qu’un papier de musique, à certaines heures, chacun apportait sa chaise et s’installait sous les fenêtres du presbytère.
– Tiens ! tiens ! tiens !… se dit l’abbé Chalençon, il serait plaisant que je ramenasse à Dieu tous mes déserteurs, au son du flageolet !
Et il afficha à la porte de son église qu’il ne jouerait plus qu’en l’honneur de Dieu ; que tous les dimanches et les jours fériés, à la grand-messe, entre la Préface et le Canon, il exécuterait un air varié.
L’idée parut plaisante et la première messe en musique de l’abbé Chalençon attira une vingtaine d’amateurs. La quête produisit trente-cinq centimes. Le pauvre curé ne s’était jamais vu à pareille fête. Seulement, je dois l’avouer, l’office s’était achevé dans la solitude. C’était humiliant, pour le bon Dieu !
– Bien !… se dit l’abbé, je vais m’y prendre autrement.
Il afficha sous le porche :
DIMANCHE PROCHAIN.
à neuf heures du matin,
GRAND’MESSE EN MUSIQUE.
Les portes de l’église seront fermées à neuf heures moins dix.
À L’ISSUE DE L’OFFICE
l’abbé Chalençon exécutera sur le flageolet :
LA BOURRÉE DE CHOUVIGNY.
Cette fois l’église fut pleine. La quête produisit 1 fr. 85 c. Il y eut un petit discours qu’on écouta avec assez de recueillement et dans lequel, je dois l’avouer, l’abbé trouva moyen de parler à la fois de l’Eucharistie, de la taille des poiriers, du Baptême et du drainage. Puis, quand tout fut fini, il rendit la liberté à ses fidèles.
Il ne se passa pas un mois avant que l’église devînt trop petite. Je vous laisse à penser si notre curé était heureux.
Mais voilà qu’on vint le trouver certain vendredi soir, le priant de vouloir bien rester chez lui le lendemain matin. Une députation devait venir le trouver. Il demanda quelle était cette députation, ce qu’on attendait de lui, et mille autres choses ; on ne voulut répondre à rien.
L’abbé ne dormit pas cette nuit-là. Avant l’aube le pauvre homme était debout. Il brossa sa soutane à quatre ou cinq reprises, se fit aussi beau qu’il le put, frotta ses meubles, mit des fleurs un peu partout et attendit.
À huit heures, la députation fit son entrée au presbytère. Elle se composait de fillettes de seize à dix-neuf ans, toutes nippées comme pour une fête. Chacune, en entrant, remit à son curé : celles-ci un bouquet de fleurs cultivées, celles-là des fruits, les plus beaux de leurs vergers.
– Monsieur le curé ; dit la plus jeune, nous venons vous trouver un peu contre le sentiment de nos parents qui ont pensé que vous seriez offensé par notre demande. Nous savons toutes que, quoique curé, vous êtes un bon garçon, et que vous ne voyez pas de mal à ce que les filles s’amusent honnêtement. Alors, nous nous sommes dit que nous viendrions-vous prier… de vouloir bien… consentir, si cela ne vous est pas trop désagréable,… à… à… à nous faire danser un brin le dimanche, au son de votre flageolet.
– Vous ne vous êtes pas trompées, mes mignonnes et je suis bien à votre disposition, répondit l’abbé subitement inspiré. Mais, toute peine mérite salaire et vous ne voudriez pas que votre curé se fît ménétrier pour le roi de Prusse. Nous allons, si vous le voulez bien, régler nos petites conventions. Je vous avouerai que je m’ennuie seul à Vêpres, comme vous ne pouvez pas vous en faire une idée. J’aime la société, moi. Eh bien, mes mignonnes, je, ferai danser le dimanche soir tous ceux et toutes celles qui m’auront tenu compagnie pendant les Psaumes.
Depuis ce temps, tout se passe à la plus grande gloire de Dieu à Puy-Chapelle. Les petits discours de l’abbé ont réveillé bien des convictions assoupies, et le jour de Pâques, la table sainte est encombrée.
Tout cela, par la grâce d’un flageolet.