IV
Le jugementLe lendemain, le jour était levé depuis longtemps, lorsque Marion la Pichone ouvrit la porte du manoir de Jehan de Mehun. Jehannette n’avait pas changé de place ; assise sur un escabeau, la tête appuyée sur le fourneau, on voyait bien qu’elle avait dû passer la nuit là. Sans doute fatiguée de pleurer, elle s’était assoupie.
Marion s’assit auprès d’elle, et attendit son réveil.
Cela ne tarda pas : un sanglot réveilla bientôt la pauvre fille, qui, en ouvrant les yeux, aperçut la blanchisseuse.
– Oh ! Marion ! mon père ! fit Jehannette en recommençant à pleurer.
– Je viens de l’île Lutécienne, dit Marion. Je suis entrée au palais de la Cité ; tout s’apprêtait pour y juger ton père.
– Comment, on va le juger ! dit Jehannette se redressant roide.
– Et en règle, ma pauvre enfant.
– Oh ! plus d’espoir plus d’espoir ! Marion, n’est-ce pas ?
Marion reprit, sans répondre à la question de Jehannette : – Le comte de Poissy y met des formes ; il aurait pu, – car enfin, ton père a presque été saisi en flagrant délit, – il aurait pu, dis-je, faire raser ton manoir, arracher tes vignes et tes oliviers ; car le pouvoir des leudes est immense. Mais non, il préfère un jugement en règle ; il sait bien ce qu’il fait. Oh ! les leudes ! les leudes !
– Marion ! tu me fais mourir !
– Le comte de Poissy a commandé un gravion, un centenier, sept adjoints, et le reste des douze juges, nombre voulu par la loi, – en notables.
– Et tu penses, Marion…
– Que tu es ruinée, Jehannette, ruinée sans ressources.
– Que cela, Marion, que cela ; oh ! je passerai bien vite condamnation, pourvu qu’on laisse la vie sauve à mon père.
– Que cela, Jehannette ! Oh ! enfant, enfant, on voit bien que tu ne sais pas ce que c’est que la misère !
– J’entrerai en condition, Marion, je me ferai servante. Oh ! pour sauver mon père, je me ferais esclave s’il le fallait.
– Esclave ou servante, c’est bien la même chose, Jehannette.
– Dans le pays de ton père, Marion, à Rome, où, pour le service de leur personnel, les Romains ne se servent que d’esclaves ; mais en France, c’est différent ; les esclaves ne sont employés qu’à l’agriculture ou aux travaux mécaniques. – Sais-tu que pour obtenir l’avantage d’être valet, varlet, servante ou fille d’honneur, il faut être de naissance illustre, ou tout au moins enfant de leude ou d’homme libre ? Dans ma famille, excepté mon père qui a voulu être soldat volontaire, presque tous les membres ont été domestiques : mon aïeul était chargé, chez le roi Childéric, qui habitait Tournai, de la surveillance des chevaux, des écuries et des étables ; on l’appelait le comte de l’étable ; j’avais un oncle grand bouteiller, et mon cousin Guillemin de Montfort, de qui je suis la fiancée, est maréchal ; il panse les chevaux et les ferre dans la perfection.
Mais permettez-moi, mes jeunes lecteurs et lectrices, d’interrompre un petit moment mon récit, pour vous expliquer une des coutumes introduites par les Francs dans la Gaule, qui y mit la domesticité en honneur. Ayant peu de mémoire, je suis obligée de vous parler des choses au moment qu’elles me viennent ; autrement je les oublierais, et mon ouvrage serait incomplet.
Les Romains, pour le service de leur personne, avaient des esclaves. Les Francs, orgueilleux comme le sont tous les barbares, trouvèrent cet usage indigne d’eux. Ils continuèrent, suivant leur antique coutume, à se faire servir par des hommes d’une naissance illustre, par les fils de leurs parents, de leurs leudes ou fidèles. Ils renvoyèrent à l’agriculture et aux travaux mécaniques les esclaves romains, et les serviles emplois de ces derniers furent remplis par des fils de princes ou de nobles, jeunes gens que Grégoire de Tours qualifie de pueri, etc.
De cette coutume barbare est résultée l’espèce d’illustration accordée en France à des places de domestiques.
Celui qui, chez les Francs, était chargé de la surveillance des chevaux, des écuries et des étables, devint le premier dignitaire de la monarchie française, sous le titre de comes stabili, comte de l’étable, dont on a fait connétable.
Le titre de maréchal désignait ordinairement, et désigne encore aujourd’hui, un homme qui panse et ferre les chevaux. Le nom de ce métier est devenu un titre éminent dans le militaire.
Le sénéchal était celui qui veillait à la sûreté de la maison, qui percevait les redevances du maître et le servait à table ; depuis, on en a fait un grand officier de justice.
Il en a été de même pour le grand pannetier, qui, dans l’origine, n’était qu’un boulanger ; pour le grand bouteiller, qui n’était qu’un sommelier ; et pour le grand veneur et le grand louvetier, qui n’étaient que des domestiques chasseurs.
Il n’y a pas encore longtemps que les nobles avaient conservé l’usage d’envoyer leurs enfants, comme jadis varlets, valets, servantes ou filles, dans les maisons des hommes puissants, seulement avec la dénomination plus polie de gentilshommes, filles ou dames d’honneur.
Cela dit, je retourne à mon histoire.
Le silence régnait depuis un moment entre ces deux femmes, lorsque Jehannette s’écria soudainement :
– Marion, te sens-tu le courage de m’accompagner au palais de la Cité ? Oh ! viens, viens, je veux aller les prier pour mon père.
Marion se leva sans répondre ; et, offrant son bras à la fille de Jehan de Mehun, qui tremblait comme la feuille et avait peine à se soutenir sur les jambes, elles sortirent toutes deux du manoir, en se dirigeant vers l’île Lutécienne.
Il avait beaucoup plu la veille, et une boue infecte, des tas d’immondices énormes encombraient les rues, qui n’étaient point encore pavées à cette époque. Toutefois, rien n’était capable d’attiédir l’amour filial de l’une et le courage romain de l’autre ; après une heure de marche, Jehannette et sa compagne se trouvèrent devant une tour de bois, ayant une enceinte palissadée, à l’extrémité occidentale de l’île Lutécienne.
– Voici le palais de la Cité, dit Marion, montrant à la jeune fille la tour de bois ; et ici à côté, – ajouta-t-elle en indiquant une espèce de parc fermé de haies impénétrables et de remparts en terre, – c’est une place de refuge ; aucune loi, aucun pouvoir ne peut en arracher le coupable qui s’y réfugie… Une fois…
– Que de monde devant le château ! interrompit Jehannette, incapable d’écouter autre chose que ce qui avait rapport à son père… Oh ! viens, Marion, viens ; tu me raconteras ton histoire plus tard ; viens.
Comme si la vue de ce lieu où la liberté de son père était menacée lui avait rendu toutes ses forces, la frêle jeune fille, oubliant qu’elle avait prié la vieille blanchisseuse de la protéger, quitta son bras, et s’élança seule dans l’enceinte de la tour ; fendant la foule, franchissant sans les voir tous les obstacles qui s’opposaient à sa course, Jehannette arriva enfin, épuisée, haletante, dans une grande pièce, où douze personnes montées sur une estrade en bois, et dans le nombre desquelles se faisait remarquer par sa bonne mine et son air martial le comte de Poissy, jugeaient un homme enchaîné, que des soldats avaient forcé à s’agenouiller devant eux.
– Jehan de Mehun, disait la voix sévère d’un centenier, tu es atteint et convaincu d’avoir volé au comte de Poissy, de qui ton fief relève, un épervier, et pour cette faute, condamné à payer au fisc trente écus d’or, à ton seigneur dix écus d’or ; à cette condition celui-ci veut bien le remettre la peine que tu mérites d’avoir six onces de chair mangée par l’épervier à l’endroit le plus sensible de ton corps.
– Trente écus et dix écus font quarante écus d’or, dit Jehan de Mehun d’une voix désolée ; en vendant le toit de mon père, mes champs et mes esclaves, à peine si l’on ferait le quart de la somme.
– Eh bien ! on y ajoutera la vente de ta personne, et le compte y sera, répliqua le sire de Poissy.
– Moi, serf ! s’écria l’homme libre indigné.
– Oh ! grâce, grâce ! dit une voix qui partit suppliante du milieu de la foule ; et soudain Jehannette vint tomber à genoux à côté de son père. – Grâce, messeigneurs ! n’aurez-vous point pitié d’une fille qui vous demande la vie de son père ? voyez, il est vieux, il est couvert de cicatrices, qu’il a reçues en combattant pour son roi. Je n’ai que lui, ma mère est morte ; oh ! ne m’arrachez pas mon père, ne m’arrachez pas mon père !
– L’affaire est jugée, dit l’assemblée des douze hommes en se séparant ; qu’on éloigne cette enfant et qu’on ramène cet homme en prison jusqu’à ce qu’il ait payé les quarante écus d’or, ou qu’il se soit soumis au servage.
En entendant cette horrible sentence, Jehannette s’évanouit. Bientôt, de cette foule de peuple, de seigneurs et de soldats qui remplissaient cette vaste salle, il ne restait que la pauvre jeune fille et Marion, qui lui prodiguait des secours.
– Reviens à toi, Jehannette, lui disait-elle ; reprends tes forces, tout n’est pas perdu : au-dessus du pouvoir des leudes et du pouvoir fiscal, il y a le pouvoir des rois. Allons nous jeter aux pieds de madame Clotilde, allons. Elle est mère, elle aura pitié d’une fille qui prie pour son père.