IIIPeu de jours après les scènes qu’on vient de lire, la santé du roi s’étant rétablie, les espérances de Gaston d’Orléans s’évanouirent. Il y eut une déroute parmi les courtisans qui s’étaient compromis par leurs cabales. Marie de Médicis fut obligée de surmonter sa haine pour le cardinal, dont la fortune se releva par la journée des dupes, que nous ne raconterons point ici. Puylaurens joua un rôle secondaire dans cette fameuse journée. Gaston, qui passait volontiers de la jactance à la peur, voulut s’enfuir de la cour ; ses amis, voyant dans cette fuite une occasion de brouiller, excitèrent le prince à partir. M. Le Coigneux avait déjà quitté ses habits de magistrat pour mettre une casaque de drap gris surmontée d’une rapière à flèche, des bottes de postillon et un chapeau retroussé par une agrafe, ce qui lui faisait une figure moitié procureur et moitié brigand dont les courtisans s’amusèrent fort. L’heure du départ sonnait, lorsque Puylaurens descendit en robe de chambre pour s’opposer à la fuite de Monsieur, et, comme il réussit à détourner ce prince d’une démarche inconsidérée, le cardinal en sut beaucoup de gré au nouveau favori de Gaston. Ce fut le dernier épisode de la journée des dupes. Comme l’argent de l’État ne coûtait rien aux rois et aux ministres, on fit présent de cent mille écus à Puylaurens, et, afin de satisfaire tout le monde, on donna l’espoir à M. Le Coigneux d’avoir le chapeau de cardinal aussitôt qu’il serait d’église. La puissance du ministre parut alors inébranlable ; il n’y avait plus, comme le disait le comte de Soissons, qu’un coup de massue qui pût en débarrasser le monde.
Un soir, Puylaurens et M. Le Coigneux se promenaient ensemble sous les arbres du Luxembourg.
– Vous m’avez rendu un signalé service, disait le président, lorsque vous avez empêché Monsieur de s’enfuir. C’est à vous que je devrai le chapeau.
– Êtes-vous bien sûr de pouvoir porter cette coiffure-là ? demanda Puylaurens. Le bruit court que vous êtes marié.
– C’est une calomnie, dit le conseiller ; j’avais épousé secrètement la fille d’un sergent appelé Droguet : je ne m’en cache plus aujourd’hui. Mon mariage a été secret à cause de la basse condition du beau-père, et, comme je dérobais ma femme aux regards du public et même de mes amis, on n’a point su qu’elle était morte comme elle avait vécu, loin du monde. Je l’aimais fort, car elle était belle comme un ange.
– Est-il bien sûr qu’elle soit morte ? demanda Puylaurens.
– Que pensez-vous donc ?
– Je ne sais ; mais l’autre nuit il m’a semblé entendre les sons d’une mandore et la voix d’une femme dans votre jardin.
– Vous voulez que je vous fasse ma confession, dit le conseiller : je suis de complexion fort amoureuse, et je ne puis me passer de mener souvent chez moi quelques filles galantes, depuis que j’ai le malheur d’être veuf.
– Et vous les cachez dans ce pavillon qu’on voit au milieu du jardin.
– Ce pavillon, dit Le Coigneux, ne contient que des oignons secs et des graines de plantes.
– Je croyais y avoir remarqué, par une fenêtre ouverte, de la lumière, un pupitre de musique, de beaux meubles et une grande personne d’un visage charmant, avec des cheveux noirs comme l’ébène ; et le matin, quand nous avons fait ensemble le tour du jardin, il m’a semblé qu’une main blanche soulevait un peu le coin d’un rideau pour nous regarder.
– Vous la connaissez ! s’écria le conseiller. Hélas ! c’était Marie Droguet, ma femme. Une fluxion de poitrine vient de me l’enlever en vingt-quatre heures, et comme mon mariage était clandestin, je ne porte point le deuil.
Mon ami, ne dites rien à personne de tout ceci. Puisque le cardinal veut me donner le chapeau, il est inutile de lui parler de cette affaire.
– Je ne vous trahirai pas, répondit Puylaurens. Conservez votre chapeau et même votre femme, malgré les canons ; mais, si la personne que j’ai vue l’autre nuit est encore vivante, prenez garde, sur votre tête, qu’il ne lui soit fait aucun mal.
Le conseiller s’en alla fort troublé.
– Est-ce que ce petit homme noir serait un scélérat ? pensa Antoine de L’Age, car il était poursuivi par cette idée horrible, que le conseiller voulait se défaire de sa femme. La promesse du chapeau de cardinal, apportée par M. de Rambouillet, pouvait bien avoir déterminé cet ambitieux à commettre un crime. Ses réponses n’avaient paru ni claires ni vraisemblables. À l’air honnête de la belle personne qui habitait la maisonnette, il semblait impossible de la prendre pour une de ces créatures qui vivent de galanterie. À force d’y rêver, l’imagination du jeune homme finissait par s’embraser.
– S’il est vrai, disait-il, que Le Coigneux ait le dessein de tuer sa femme, le ciel ne m’a-t-il pas désigné pour la sauver, en portant ce secret à ma connaissance ? Si je suis le seul au monde qui sache l’existence et les dangers de cette infortunée, n’aurai-je pas des remords éternels en découvrant que j’aurais pu venir à son secours, et que je l’ai laissé périr ?
Lorsque M. Le Coigneux arrivait au Luxembourg, Puylaurens l’examinait avec attention pour chercher sur son visage quelque indice de scélératesse ; mais la mine du chancelier de Monsieur était naturellement si laide, que le crime même n’aurait pu ajouter que peu de chose à sa brutalité.
Un jour que Puylaurens passait à cheval sur le pont au Change, accompagné de trois laquais, une voix aigre l’appela par son nom. C’était Lopez l’Abencerrage.
– Monsieur, dit le joaillier, n’avais-je pas raison de vous détourner de partir pour l’armée ? Vous voilà devenu, en quelques semaines, un grand seigneur, chambellan de Monsieur, et de plus son favori, en possession de sa confiance, à la tête d’une fortune de cent mille écus, et l’un de ces matins vous allez être duc et pair. C’est un assez beau chemin, vous le voyez : il fait bon rendre des services à M. le cardinal ; je m’en trouve bien aussi dans le petit cercle de mes fonctions, car vous travaillez en grand dans le même métier que le bonhomme Lopez.
– J’ignorais que je fusse bijoutier, répondit Puylaurens.
– Il y a bijou et bijou, reprit l’Arabe. Vos services sont des pierres précieuses enchâssées dans l’or le plus fin ; les miens sont de pauvres agates, de petits cailloux du Rhin montés en argent, mais leur peu de valeur est balancé par le grand nombre.
– Laisse les métaphores, Lopez, et sois plus clair : que veux-tu dire par ces paroles ?
– Cela s’entend de reste, monsieur le marquis : vous travaillez pour Son Éminence au Louvre, chez la reine-mère et surtout chez Monsieur, tandis que moi, sous le prétexte d’arranger les écrins des dames, je pénètre à leur toilette, je ramasse leurs propos du matin, entre le miroir et l’habilleuse, et M. le cardinal, qui aime à rire, écoute volontiers mes petites histoires.
– Oui dà ! tu joues le rôle d’espion ? Eh bien ! mon ami, je te prie de ne plus comparer ton métier au mien.
– C’est pure vanité de ma part, dit l’Abencerrage d’un air railleur ; mais il ne faut pas demeurer si longtemps sans aller au Palais-Cardinal. Son Éminence s’étonne de ne pas vous voir. Je vous engage à profiter de l’absence du père Joseph, qui va revenir du congrès de Ratisbonne, où il a dupé tout le monde, le maître renard ! Si vous négligez l’occasion d’avoir affaire directement à l’Éminentissime, vous serez renvoyé à l’Éminence grise, comme nous autres petits agents.
– Quel diable de discours est cela ? s’écria Puylaurens ; auras-tu bientôt fini, avec tes énigmes ?
– Excusez mon indiscrétion, monsieur ; ces choses-là doivent rester dans le sous-entendu. Il suffit que j’aie servi de première pierre à la fortune d’un galant gentilhomme.
– Il n’y a point de sous-entendu avec moi, vieux coquin. Je te suis obligé d’avoir parlé de moi à M. le cardinal. Je t’enverrai demain tes cent écus, et demande-moi bien vite un service, afin que je sois quitte envers toi.
– Je n’ai garde, monsieur. Je ne veux point perdre votre reconnaissance, car vous ne faites que débuter et vous irez plus loin. Il n’en sera pas de vous comme de M. Le Coigneux ; on vous tiendra parole.
– Tu penses donc que Le Coigneux n’aura pas le chapeau ?
Lopez fit un rire muet en montrant ses grandes dents.
– M. le cardinal, dit-il, a promis justement ce chapeau, parce que la tête du conseiller ne peut point venir se mettre dessous.
– Le Coigneux a une femme, n’est-ce pas ?
– Vous en savez aussi long que nous, monsieur le marquis. Mais le conseiller est capable de se démarier gaillardement avec le fer ou le poison ; il se pourrait que la chose fût exécutée.
– Comment ! M. le cardinal aurait laissé commettre un crime qu’il pouvait empêcher ! Je ne puis croire une pareille atrocité.
– C’est que vous ne songez pas au bénéfice qu’on en peut tirer.
– Et quel bénéfice, grand Dieu ! oserait-on mettre en balance avec une noirceur abominable ?
– M. le cardinal vous communiquera ses idées à ce sujet. Les deux maîtres fils par lesquels on fait remuer Monsieur sont le chancelier Le Coigneux et votre seigneurie. La reconnaissance attache le second au grand ministre qui nous gouverne ; la crainte, le danger, le secret d’un crime, livreront le premier. Si M. Le Coigneux vient à tuer sa femme, on lui suspend au-dessus de la tête la menace éternelle d’un procès capital, et on le rend par ce moyen souple et docile comme un mouton.
– Mais tout cela est infâme ! mon cher Lopez.
– C’est de la politique, mon cher monsieur.
– Ainsi donc on ne cherchera point à sauver madame Le Coigneux ?
– Si la volonté du destin est que cette dame périsse, on ne saurait s’y opposer.
– Ces doctrines sont bonnes pour des fatalistes comme toi. Dans ce pays, il y a, Dieu merci, des lois, une justice et des hommes de cœur.
– Le temps de la chevalerie errante est passé ; les damoiselles enfermées dans les châteaux par les félons et les jaloux risquent fort de ne point voir accourir à point nommé leur libérateur.
– C’est un devoir pour le ministre que de sauver cette malheureuse.
– Un devoir à remplir demande toujours de la peine, des fatigues. Quoi de plus agréable que de trouver plus d’avantages à ne point se gêner, à rester chez soi, croiser ses bras et laisser aller les choses ?
– Tu calomnies M. le cardinal, Lopez ; mais, s’il est vrai que la mort d’une pauvre créature soit portée sur ses tablettes et qu’il en suppute déjà les profits, il aura compté sans moi, car je vais à l’instant porter secours à madame Le Coigneux, s’il en est temps encore.
– Monsieur le marquis, nous avons en Espagne un certain Michel Cervantès, cet auteur a écrit un ouvrage sur les fous qui se croient des Roland et des Amadis. Il y a aussi un proverbe qui dit : Entre l’arbre et l’écorce ne mettez point le doigt.
– J’y mettrai pourtant mon bras et mon épée.
– Vous êtes averti, monsieur, si vous gâtez vos affaires par un coup de tête, je m’en lave les mains.
– Au diable les avertissements et tes proverbes ! Puylaurens enfonça les éperons dans le ventre de son cheval et partit au galop pour Saint-Cloud.