IIAntoine de L’Age fut un peu étonné de se trouver tout à coup dans le carrosse du ministre, en tête-à-tête avec ce personnage si puissant ; mais il ne laissa pas voir sa surprise et se tint en homme qui sait prendre son rang.
– Monsieur, lui dit le cardinal, j’ai appris avec plaisir que vous étiez à Paris. Je me félicite de l’occasion qui se présente à moi de réparer une injustice. Parce que le père a failli, ce n’est point une raison pour que le fils soit accablé. Nous allons faire en sorte que votre position vous soit rendue. J’espère que vous m’en témoignerez un peu de reconnaissance.
– Ma reconnaissance sera éternelle, répondit M. de L’Age ; car, s’il plaisait à Votre Éminence de laisser retomber sur moi la faute de mon père, je n’aurais pas le droit de m’en plaindre.
– Je sais, reprit le cardinal, que vous avez le cœur honnête et bien placé. Depuis longtemps le frère du roi exprime hautement contre ma personne et les actes de mon ministère une animosité qui m’afflige. Il faut que cela ait une fin. Je prétends aujourd’hui faire toutes choses au monde pour me réconcilier entièrement avec Monsieur. Je veux user envers ce prince de procédés tels que, s’il me refuse encore son amitié, tous les torts soient de son côté. C’est dans ce dessein que je ramène auprès de Son Altesse un ancien ami dont on l’avait séparée. En retour du service que vous allez recevoir de moi, je vous prie de m’en rendre un autre. Le prince est entouré de brouillons et de gens malveillants qui l’égarent et finiront par le perdre, s’il persiste à les écouter. Il me faut un ami dans cette maison qui m’avertisse à propos des cabales et des mauvais conseils.
– Si j’ai quelque crédit sur l’esprit du prince, dit M. de L’Age, je ferai mieux que cela ; j’obligerai le prince à aimer le grand ministre choisi par le roi son frère.
– Fort bien, jeune homme, reprit le cardinal. Vous connaissez le caractère de Monsieur : c’est celui d’une femme qui ne voit que par les yeux de ses favoris. Pour l’humeur, ce prince est un enfant capricieux, qui boude sans motif et trouve de la volupté dans la désobéissance. Il considérera toujours son frère et le ministre comme des pédants incommodes. Avec une niche d’écolier, il se croit vengé de la supériorité du roi, et, quand il m’a lancé au visage une injure, je puis impunément le frapper dans ce qu’il a de plus cher, dans ce que son honneur le devrait obliger à défendre jusqu’à la mort. Il a cru me punir de l’avoir marié par force à une princesse dont il ne voulait pas, en mettant de vieux babils le jour de ses noces. Cette manie de conspirer qui le travaille vient de l’impunité que lui assure le sang royal. D’autres payent de leur tête ses équipées, et vous savez comme il abandonne ses amis. Le jour que Chalais est monté sur l’échafaud, Monsieur faisait une fortification en miniature dans son jardin et ouvrait la brèche avec un petit canon de cuivre pour se divertir. Quand Ornano mourut dans sa prison, Monsieur laissa échapper cette étrange parole : « Je n’aurai donc plus à me lever de grand matin pour aller demander au roi la grâce de mon gouverneur. » Ce prince s’attend à régner, parce que le roi est maladif et que nous n’avons pas encore de dauphin. Ce serait le plus grand malheur qui pût tomber sur la France, car Monsieur est incapable de gouverner. Le secret pour vous emparer de son esprit, c’est de vous déterminer promptement sur toutes choses, d’avoir une opinion ferme et de la soutenir avec ténacité, quand même elle ne vaudrait rien, car les gens irrésolus cherchent leur appui sur la force des autres, et, s’ils combattent la volonté d’un conseiller, c’est pour se mieux convaincre qu’ils doivent se ranger à son avis. Pourquoi Monsieur a-t-il tant de confiance dans Le Coigneux, son chancelier ? Parce que Le Coigneux est un brutal, et qu’il se résout sans hésiter à faire une méchanceté. Aux méchancetés près, faites comme le chancelier. Soyez encore plus prompt à résoudre et plus entier que lui. Vous deviendrez bientôt maître absolu du prince, et vous pourrez être utile à l’État et agréable au roi. Je prêterai les mains à votre fortune, car cette commission est d’une importance incomparable. Appliquez-y votre intelligence, votre sagesse et votre dextérité ; maintenez la bonne harmonie entre Gaston et le roi son frère ; c’est une lâche noble et belle. Pour moi, je sais de reste comment je dois me conduire avec Monsieur. Vos avis me suffiront pour me bien diriger, et nous épargnerons ainsi de grands troubles à l’État.
– Votre Éminence, répondit M. de L’Age, peut être assurée que je servirai ses intérêts avec autant de zèle et de soin que le permettront mon honneur et le respect que je dois à Monsieur.
Le cardinal fronça les sourcils en fixant de ses yeux gris un regard pénétrant sur le jeune homme, comme si cette réponse lui eût donné de l’inquiétude.
– Vous considérez-vous au moins comme mon obligé ? dit-il.
– De tout mon cœur, répondit Puylaurens. Votre Éminence s’apercevra, j’espère, de mes bonnes intentions, de ma reconnaissance et de mon dévouement.
– À la bonne heure ! reprit le cardinal en adoucissant la sévérité de ses regards. Je n’ai pas besoin de vous dire entre les mains de quels gens le prince est tombé ; vous les devez connaître. Ce sont autant d’écoliers échappés. Monsieur se prépare étrangement à régner en courant les cabarets la nuit, en soupirant pour des filles et des cuisinières, en faisant des tours à être arrêté par le guet. Tous ses amis sont des fous ou des coquins. Chaudebonne seul est un honnête homme, mais incapable. Le secrétaire Goulas est un brouillon qui s’imagine devenir ministre quand le maître aura une couronne. Le petit Boulay a reçu dans la tête quelque coup de marteau, et vole les deniers du prince sous le prétexte de sa folie. Blot est un ivrogne, un libertin et un athée, qui se fait une gloriole de ses vices, et se croit à la fois un poète et un politique pour écrire de méchants vaudevilles contre moi. Sauvage, que Monsieur a mis dans sa chambre sans qu’il soit gentilhomme, est un piqueur d’assiettes, bon convive et d’esprit, farceur de société, qui a gagné l’estime du prince par des grimaces. Le Coigneux seul est capable de gouverner Son Altesse ; mais avec sa mine bourrue, ses façons de marchand d’orviétan et ses amours de Barbe-Bleue, il ne deviendra jamais que ce qu’il est. Il faut auprès de Monsieur un honnête garçon de bonne maison, dont les intentions soient pures, et qui ait du bon sens. Vous aurez l’honneur, en vous emparant de ce prince, de le ramener dans des voies qui plairont au roi ; mais, pour suivre une juste progression et ne rien brusquer, ne craignez point de vous mêler d’abord aux folies de Son Altesse ; tirez des feux d’artifice, brisez des enseignes et faites la débauche comme les autres ; plus tard, quand vous aurez établi votre crédit, vous mettrez à la porte toute cette engeance. On ne vous interdit point d’avoir de l’ambition. Nous aurons encore à parler sur ce sujet. Je vous recevrai solus c*m solo à mon lever l’un de ces jours.
En causant ainsi, on arriva au Luxembourg, où la reine-mère habitait à l’ordinaire. Monsieur occupait ce palais, tandis que Marie de Médicis était à Lyon, et d’ailleurs ce prince y venait loger volontiers pour se mêler plus commodément aux cabales de sa mère contre le cardinal. Gaston d’Orléans, qui avait vingt-deux ans alors, eût été un homme d’agréable apparence, si les avantages de la taille et de la figure n’eussent été perdus en lui à cause de l’abandon de sa personne et du mauvais état de ses vêtements. La beauté de ses traits et la fraîcheur de son visage étaient gâtées par on ne sait quoi de morne qu’il avait dans la physionomie et qui lui venait des Médicis. Ces dehors négligés et cet air éteint seraient regardés aujourd’hui comme les indices d’un désordre de la cervelle, et, malgré l’esprit incontestable de ce prince, on pouvait en effet le soupçonner d’un léger dérangement de tête en voyant ses manières de page et les inconséquences de sa conduite. Ses saillies avaient souvent de la finesse ; d’autres fois elles étaient d’une grossièreté barbare. Il rencontrait des mots heureux, qu’il mélangeait de propos de corps de garde. Quoiqu’on lui eût annoncé la visite du cardinal, il affecta de ne point se tenir dans le palais, et le ministre le trouva au jardin, la bêche à la main, faisant de petits terrassements, et enfoncé jusqu’aux chevilles dans la terre.
– Votre Éminence, dit-il en s’appuyant sur sa bêche, nous vient forcer dans nos retranchements.
– J’y viens avec une branche d’olivier à la main, répondit le cardinal, car j’apporte des paroles de paix.
– Doucement ! reprit Monsieur. Nous ne faisons jamais la paix ensemble sans qu’il en coûte la vie à quelqu’un. Voici déjà M. Le Coigneux qui pâlit et Goulas qui voudrait être à la frontière.
– Je suis bien décidé cette fois à devenir sincèrement l’ami de Votre Altesse, à mes dépens s’il le faut.
– Vous serez donc, répondit Monsieur, le seul de mes amis qui ne risquera point d’avoir la tête coupée. Ne voyez-vous pas que nous conspirons contre l’État, puisque nous remuons les terres du royaume avec la bêche et le chariot ? Il faut nous faire un procès capital, et vous appellerez ce procès la conjuration des pioches.
– Votre Altesse est en belle humeur, dit le ministre d’un ton fort grave. Me permettra-t-elle à présent de lui dire sérieusement quelques paroles ?
– Votre Éminence peut parler avec le sérieux d’un procureur, je l’écouterai avec l’attention d’un président à mortier.
– Monsieur, reprit le cardinal, les démêlés que nous avons eus ensemble au sujet de votre mariage avec mademoiselle de Montpensier sont déjà d’ancienne date ; ils doivent être oubliés, puisque Votre Altesse n’a pas eu sujet de regretter d’avoir fait ce mariage, puisqu’elle a vécu en bonne harmonie avec cette excellente princesse, puisqu’elle aime Mademoiselle, aimable enfant sortie de cette union, puisqu’elle a pleuré sa femme avec toute la sensibilité d’un mari sincèrement touché. Si Votre Altesse se souvient encore de ses griefs contre moi, je la supplie de les effacer de sa mémoire, de recevoir les expressions du respect dont je suis pénétré pour elle, et de me rendre enfin son amitié. De mon côté, je suis prêt à entreprendre tout ce qui est en mon pouvoir pour la satisfaire à l’avenir et mériter autrement qu’en paroles cette amitié que je désire ardemment.
– Monsieur le cardinal, répondit le prince, je veux bien oublier mes anciens griefs, je veux bien croire à votre respect et accepter votre amitié ; mais je la tiendrai pour autre chose que des paroles quand j’en aurai vu les effets.
– Demandez-moi, reprit le ministre, tout ce qu’il vous plaira de distribuer à vos amis.
– Je saurai bien faire la fortune de mes amis, dit Monsieur. N’ai-je plus de crédit, et faut-il des entremises du roi mon frère à moi ?
– Votre Altesse ne m’entend pas, dit le cardinal : je m’estimerais heureux qu’elle pût avoir besoin de mes services en quelque rencontre.
– Eh bien ! je chercherai ce que je puis vous demander, et je vous le dirai sans façon. En attendant, voici ma main en signe de mon amitié.
Le cardinal prit la main de Monsieur et la baisa respectueusement.
– Votre Altesse, dit-il, a le cœur clément du grand Henri son père. A-t-elle conservé le souvenir du jeune Antoine de L’Age, qu’elle aimait particulièrement dans sa petite jeunesse, et dont on avait cru devoir la séparer ?
– Vous allez rouvrir une de mes blessures, dit Monsieur. Puylaurens était le plus cher de mes amis, et je ne suis pas encore guéri du dépit qu’on m’a donné en me l’ôtant.
– Le voici, reprit le cardinal. Je vous le rends. Avancez, Puylaurens, et montrez votre respect à Son Altesse royale.
Puylaurens fit deux pas en avant. Monsieur jeta la bêche qu’il tenait et saisit son ami dans ses bras.
– Mon pauvre Antoine ! dit-il, te voilà donc revenu ! Que je suis aise de t’embrasser ! Mordieu ! que tu es grand et que tu as bon air ! Tu feras honneur à ma cour. On a dit que je t’avais oublié ; mais du diable si cela est vrai. Je n’aurais jamais pardonné au roi ni à M. le cardinal de nous avoir séparés.
– J’ai donc à présent mon absolution ? dit le ministre.
– Vous l’avez cette fois, reprit Monsieur. Mon amitié n’est plus une parole vaine ; elle vous est bien acquise.
– Je suis heureux d’avoir trouvé cette occasion de plaire à Votre Altesse, et je la laisse maintenant au plaisir de revoir son ancien ami.
Le ministre ayant pris congé du prince pour s’en retourner au Palais-Cardinal, Monsieur emmena Puylaurens sous les arbres du jardin. Il le retint une heure entière à causer des évènements qui s’étaient passés depuis leur séparation. Il lui conta ses ennuis, ses humiliations, les maux dont on avait accablé sa maison et ses amis, et s’échauffa en parlant contre le cardinal ; puis il finit par s’adoucir en songeant au bon procédé dont le ministre usait envers lui. Il pria ensuite M. de L’Age de lui raconter ses aventures pendant la même période de temps, et tout le monde comprit à cette longue conférence que Puylaurens se trouvait tout à coup plus avancé dans la confiance du prince qu’aucun de ses autres serviteurs. La plupart de ces esprits vulgaires en conçurent de la jalousie. M. Le Coigneux seul eut assez de sens pour vouloir s’attacher à Puylaurens et s’assurer l’appui d’un favori qu’il eût vainement essayé de renverser.
– Messieurs, dit le prince, voici l’heure du dîner ; il nous faut faire la débauche pour fêter le retour de M. de L’Age. Nous irons manger au cabaret du Rempart, et nous verrons après les comédiens du Marais. M. Blot prendra les devants pour faire préparer les viandes, et il emportera le meilleur vin que mon sommelier ait dans sa cave.
Monsieur s’assit par terre pour ôter les pierres qu’il avait dans ses souliers, et demanda des bottes pour aller au Rempart à cheval. Ses pages voulaient lui donner un autre habit, mais il ne prit pas le temps de changer, et partit suivi de sa cour, avec de la terre dans ses ongles, de la boue sur son haut-de-chausse et les cheveux en désordre. Puylaurens monta sur un cheval des écuries du Luxembourg, et la b***e évaporée se mit en chemin au galop. En passant sur le Pont-Neuf, on rencontra un carrosse de voyage à six chevaux. M. le cardinal sortit sa tête par la portière en souriant.
– Où donc allez-vous ? lui demanda Monsieur.
– Je pars pour Lyon, répondit le cardinal. C’est la triste condition des hommes d’affaires que de n’avoir pas même un jour à donner au plaisir, au repos ni à la bonne chère. Adieu, Monsieur, divertissez-vous bien.
Le conseiller d’État Des Noyers était dans le carrosse auprès du cardinal.
– Ces jeunes gens, dit-il, sont tous bottés et armés comme s’ils allaient en guerre. M. de Mirabel avait raison d’en plaisanter comme il fit en disant au roi d’Espagne qu’il ne devait plus y avoir personne en France, puisqu’il avait vu tout le monde botté comme pour un voyage.
– Ne vous y trompez pas, dit le cardinal, cette mode des bottes, des rapières et des chevaux est un signe diagnostique de l’échauffement des cervelles, du goût des entreprises, des conspirations et des cabales. Nous ne sommes pas au bout de nos peines avec cette jeunesse turbulente.
Tandis que le carrosse du cardinal cheminait lourdement le long de la Seine, Monsieur avec son essaim de jeunes gens arrivait chez le traiteur du rempart des Tuileries. Blot avait commandé le repas. La table était dressée sous les arbres du jardin. Puylaurens s’assit à la droite de Son Altesse, et M. Le Coigneux à la gauche. Le maître d’hôtel du prince, le bâton à la main, veillait à l’ordre du service et marchait devant les viandes. Le dîner se trouva bon et les vins étaient exquis. On fêta si bien le retour de Puylaurens, que les yeux devinrent fort brillants et que tout le monde parlait à la fois. On but à la santé du favori et à celle de M. le cardinal. Blot, qui avait coutume d’improviser au dessert de fort mauvais couplets contre le ministre, en fit un en l’honneur du cardinal. La compagnie chantait encore le refrain, lorsqu’un courrier tout poudreux apporta des dépêches de Lyon pour Monsieur. C’était une lettre de la reine-mère ; le prince, qui avait la vue un peu troublée, eut quelque peine à la lire. Un éclair de joie passa sur son visage et il cacha la dépêche dans sa poche. Après le dîner, on se promena devant les mares d’eau des Tuileries, où les bonnes gens de Paris venaient voir nager les canards et respirer le frais. Toute la cour de Son Altesse criait à haute voix et chantait en marchant de travers. Monsieur prit à part le conseiller Le Coigneux et Puylaurens.
– Mes amis, leur dit-il en balbutiant, j’ai reçu de grandes nouvelles. Le roi notre maître s’en va dans l’autre monde. Il a une fièvre dont les médecins disent qu’il ne doit pas réchapper. Il se peut que demain je sois appelé à me mettre une assez jolie coiffure sur la tête. Mon petit Le Coigneux, vous aurez le chapeau de cardinal. Ce qu’il y a de plus beau, c’est que notre ami le ministre branle dans le manche de toutes les façons. Le roi a promis à ma mère de le congédier en arrivant à Paris, s’il vient à guérir de son mal. Une cabale formidable de cotillons bourdonne autour du lit de Sa Majesté. La princesse de Conti, la duchesse d’Elbeuf, toutes les femmes de la maison crient au cardinal comme à un chien enragé. Cependant le roi, tout en promettant de le mettre à bas, prend des précautions pour le garder de malheur après sa mort. Il a demandé le maréchal de Montmorency à son chevet et lui a fait jurer sur l’honneur de ne point souffrir qu’on persécutât son ministre. Il y a aussi le côté bouffon de l’affaire. La reine se voit sur le point de perdre tout crédit et de retourner en Espagne. Sa dame d’atours, cette folle galante de comtesse Du Fargis, me propose d’épouser la reine quand elle sera veuve, moyennant une dispense de Rome. Me voyez-vous le mari de madame Anne ? J’aimerais mieux épouser mademoiselle Ribaudon. Mes enfants, nous ferons une bombance la veille de mon ascension pour enterrer la folie. Mais comment pourrai-je devenir un grand roi, avec mes chemises déchirées et mes agrafes qui ne sont jamais à leurs places ? Le Coigneux, tu me donneras de gros conseils bien ennuyeux, et toi, Puylaurens, tu m’avertiras si je porte mes chausses à l’envers. Oh ! que M. le cardinal fut bien inspiré ce matin de faire sa paix avec moi !
– Ces nouvelles sont de conséquence, dit Le Coigneux ; mais Votre Altesse s’imagine-t-elle que le cardinal n’en savait rien ? Il avait reçu des lettres avant vous, et il vous a joué un tour de gobelet en vous forçant à faire amitié avec lui, quand vous le pouviez écraser sans résistance.
– Il s’est moqué de moi ! s’écria Monsieur, tu as raison. Je l’écraserai mieux et davantage pour m’avoir joué une comédie de tréteaux. Nous le mettrons dans une cage, comme La Balue, et nous le montrerons pour deux sous dans les foires. Ce sera une fortune.
– Monsieur, dit Puylaurens, pardonnez-lui en faveur de mon retour, auquel je souhaite de vous voir attacher quelque prix.
– Eh bien ! nous l’enverrons au fond de la Bretagne faire des corbeilles d’osier pour gagner sa vie. Ça, mes amis, ne disons mot de ces nouvelles pour ce soir, car je veux aller voir les comédiens du Marais et casser quelques enseignes de cabaret dans les rues en revenant au Luxembourg.
– Votre Altesse, dit Puylaurens, devrait se préparer à monter sur le trône. Il lui faut organiser sa maison, son conseil, choisir des ministres, faire des discours.
– Arrangez-moi cela ensemble, vous deux. Je m’en rapporte à vous. Allez-vous-en travailler, moi je me moque des discours et des conseils, pourvu que j’aie la couronne. Je veux me divertir aujourd’hui comme un mousquetaire en congé. Demain vous m’apporterez le fruit de votre travail. Bonsoir, mes enfants.
Monsieur courut après sa cour, qui marchait au hasard, comme font les gens ivres. Le prince n’étant guère plus solide sur ses pieds que ses courtisans, de bons bourgeois qui le regardaient passer se dirent à voix basse : – Voilà le beau roi de France que nous aurions si Sa Majesté venait à mourir !
– Mon cher Puylaurens, dit Le Coigneux, je crains fort que ce prince-là ne soit jamais bon à rien. Vous plairait-il venir coucher à ma maison de campagne ? Nous causerons chemin faisant dans mon carrosse.
Puylaurens accepta la proposition. Tandis que le carrosse les menait à Saint-Cloud, ils voulurent aviser ensemble aux mesures à prendre lorsqu’on recevrait la nouvelle de la mort du roi ; mais, comme ils avaient tous deux la raison fort endommagée par les fumées du vin, ils s’aperçurent bientôt qu’ils divaguaient, et se mirent à rire de bonne grâce de leur folie.
– Si vous m’en croyez, dit Puylaurens, nous gouvernerons la France demain. Pour aujourd’hui, le plus pressé est de dormir.
La maison du conseiller Le Coigneux à Saint-Cloud était située près de la Seine, non loin du fameux cabaret de madame Du Rier. Le jardin en était beau et les ombrages épais. Quand le carrosse entra dans la cour, la nuit commençait à devenir fort sombre. Le conseiller, assoupi par le voyage, se traîna comme il put jusqu’à son lit, en ordonnant qu’on menât son hôte à la chambre d’honneur. Un valet à mine farouche, comme celle de son maître, conduisit Puylaurens dans un appartement meublé avec assez de luxe, et, après avoir allumé les chandelles, il disparut. Au lieu de se mettre au lit, Puylaurens ouvrit les fenêtres pour respirer l’air du soir. Les sons d’un luth de Bologne arrivèrent jusqu’à ses oreilles, et bientôt une voix de femme se fit entendre. Cette voix semblait partir de quelque point du jardin, et, comme Puylaurens aperçut une faible lumière sous les arbres, il pensa qu’il devait y avoir un autre corps-de-logis habité par une dame. Notre jeune homme, poussé par la curiosité, attendit que les valets fussent endormis, et descendit au jardin. Il se glissa doucement le long d’une charmille et découvrit en effet une maisonnette dont les fenêtres étaient ouvertes. Une jeune dame assise devant un pupitre chantait en s’accompagnant d’une mandore, comme dans les tableaux hollandais. Elle était d’une beauté remarquable, et maniait son luth avec une grâce parfaite. Quand elle eut achevé sa musique, elle s’approcha de la fenêtre. Puylaurens, craignant d’être surpris, voulut se retirer en arrière, et la dame entendit le bruit de ses pas.
– Est-ce vous, monsieur le conseiller ? dit-elle.
– Non, madame, répondit Puylaurens ; mais je suis son hôte et son ami.
L’inconnue poussa un grand cri, souffla aussitôt la lumière et ferma les volets. En un moment, le pavillon retomba dans l’obscurité la plus complète. Puylaurens appela plusieurs fois à demi-voix, mais on ne lui répondit point, et, de guerre lasse, il retourna dans sa chambre. Comme il allait se mettre au lit, une porte s’ouvrit sur le jardin, et il vit passer M. Le Coigneux en robe de chambre, une petite lanterne à la main.
– Le bruit public est une vérité, dit Puylaurens. Le Coigneux est marié secrètement, à moins que M. le conseiller ne cache dans cette volière un oiseau de contrebande.
Tandis que notre héros s’endormait en songeant à cette aventure, Monsieur, accompagné de ses amis, courait les rues de Paris à l’heure où elles étaient le domaine des filous et des coupe-jarrets. Son Altesse daigna, pour se divertir, attaquer des passants, arrêter les chariots des maraîchers, battre les conducteurs et briser des enseignes et des carreaux de vitres. Le chevalier du guet vint au bruit avec ses hommes ; mais, comme on lui apprit ce que c’était, il répondit : – Ne gênons point Son Altesse royale, qui se met en disposition de bien régner sur la France.