II - Le voyage aux bords du Rhin

2018 Words
II Le voyage aux bords du RhinAvant de se faire sacrer par un pape, à l’exemple de Charlemagne, Napoléon voulut aller méditer sur la tombe du grand empereur carlovingien dont il se considérait comme le digne successeur. Un voyage sur les bords du Rhin, une tournée triomphale dans ces illustres villes allemandes que la France révolutionnaire avait été si fière de conquérir, parut au nouveau souverain devoir être le prologue des pompes du couronnement. Napoléon voulut frapper en même temps les imaginations dans son récent empire et dans l’antique empire d’Allemagne. Il voulut que les fanfares de la renommée retentissent en son honneur sur les deux rives du fleuve si célèbre et si disputé. L’impératrice Joséphine qui était allée prendre les eaux à Aix-la-Chapelle, précéda de quelques jours son mari dans cette ville. Napoléon lui écrivait, le 6 août 1804 : « Mon amie, je suis à Calais, depuis minuit ; je pense en partir ce soir pour Dunkerque. Je suis content de ce que je vois et assez bien de santé. Je désire que les eaux te fassent autant de bien que m’en font le mouvement, la vue des camps et la mer. Eugène est parti pour Blois. Hortense se porte bien. Louis est à Plombières. Je désire beaucoup te voir. Tu es toujours nécessaire à mon bonheur. Mille choses aimables chez toi. » L’empereur adressait à l’impératrice une autre lettre, datée d’Ostende le 14 août 1804 : « Mon amie, je n’ai pas reçu de tes nouvelles depuis plusieurs jours ; cependant j’aurais été fort aise d’être instruit du bon effet des eaux et de la manière dont tu passes ton temps. Je suis depuis huit jours à Ostende. Je serai après-demain à Boulogne pour une fête assez brillante. Instruis-moi, par le courrier, de ce que tu comptes faire, et de l’époque où tu dois terminer tes bains. Je suis très satisfait de l’armée et des flottilles. Eugène est toujours à Blois. Je n’entends pas plus parler d’Hortense que si elle était au Congo. Je lui écris pour la gronder. Mille choses aimables pour tous. » Napoléon arriva le 3 septembre à Aix-la-Chapelle. L’empereur François avait pris, le 10 août, le titre impérial décerné à sa maison, et s’était qualifié empereur élu d’Allemagne, empereur héréditaire d’Autriche, roi de Bohême et de Hongrie. Il avait ensuite donné à M. de Cobentzel l’ordre de se rendre à Aix-la-Chapelle pour y remettre à Napoléon ses lettres de créance. Napoléon fit au diplomate autrichien un accueil sympathique, et se vit entouré d’une foule de ministres étrangers qui vinrent lui rendre hommage. Il rétablit les honneurs annuels qu’on rendait jadis à la mémoire de Charlemagne, descendit dans le caveau du géant, et donna au clergé de la cathédrale d’éclatantes marques de sa munificence. On fit voir à l’impératrice, un morceau de la croix du Christ, que le grand empereur carlovingien avait longtemps porté sur son sein, comme un talisman. On lui offrit une sainte relique, un bras presque entier du héros ; mais elle refusa ce présent en disant qu’elle ne voulait pas priver Aix-la-Chapelle d’un si précieux souvenir, elle surtout à qui le bras d’un homme aussi grand que Charlemagne servait d’appui. D’Aix-la-Chapelle, Napoléon et Joséphine se rendirent à Cologne, puis à Coblentz, puis à Mayence en voyageant séparément. L’impératrice quitta Cologne le 16 septembre, à quatre heures du soir, et arriva à Bonn un peu avant la nuit, pour repartir le lendemain matin. Cette ville lui parut très jolie, et lui donna le regret de n’y pas séjourner davantage. Elle y descendit dans une belle maison, dont le jardin aboutissait à une terrasse qui donnait sur le Rhin. Après le souper, elle prit plaisir à s’y promener. La joie du peuple accouru en foule au bas de la terrasse, le calme de la nuit et la beauté du fleuve éclairé par la lune rendaient cette soirée délicieuse. Le lendemain à quatre heures du matin l’impératrice remonta en voiture ; à dix heures, elle entrait à Coblentz. L’empereur n’y arriva qu’à six heures du soir. Il était parti de Cologne, le jour même. À Bonn, il monta à cheval, pour examiner par lui-même tout ce qui ne peut être bien vu que par l’œil du maître. De Coblentz où la ville leur offrit un bal, Napoléon et Joséphine se rendirent à Mayence, chacun par une voie différente. L’empereur prit la grande route qui longe le Rhin. L’impératrice remonta le fleuve dans un yacht que le prince de Nassau-Weilbourg avait mis à sa disposition. Son voyage fut très pittoresque. Le brouillard épais du matin ne tarda point à se dissiper. Joséphine, qui se fit servir à déjeuner sur le pont, admirait les sites délicieux qui se déroulent avec tant de variété depuis Beppart jusqu’après Baccarah ; riantes prairies, villes s’élevant en amphithéâtres ; dans le lointain, montagnes couvertes de forêts ; puis le fleuve qui se resserre, l’horizon qui se rétrécit, les montagnes qui se rapprochent, l’œil qui n’aperçoit plus que l’eau, le ciel, et des rochers sauvages dont les cimes sont couronnées par les tours en ruines des vieux manoirs du Moyen Âge. L’embarcation légère, qui glissait si doucement, si rapidement sur l’onde, avec son Neptune doré à la poupe, faisait songer à la barque de Cléopâtre. Tantôt le silence était profond ; tantôt le son des cloches s’unissait aux acclamations des paysans sur le rivage. Les plus pauvres villages eux-mêmes avaient envoyé des gardes d’honneur, arboré des drapeaux et dressé des arcs de triomphe. Chose caractéristique, la rive droite qui, cependant n’appartenait pas à la France, semblait rivaliser de zèle et d’enthousiasme avec la rive française, la rive gauche ; c’étaient des deux côtés du fleuve, les mêmes cris de joie, les mêmes démonstrations, les mêmes salves d’artillerie. Arrivée devant Saint-Goar, qui se trouve sur la rive gauche, l’impératrice aperçut à la fois la municipalité de la ville qui venait à sa rencontre, au son d’une musique militaire, sur des bateaux ornés de verdure, et, de l’autre côté du fleuve, sur la plate-forme du château de Hess-Reinfels, la garnison hessoise, qui présentait les armes, et dont les salves d’artillerie retentissaient en même temps que celles des habitants de Saint-Goar. Plus loin on fit résonner avec un porte-voix le fameux écho de Lurleiberg, qui répète si distinctement, et à plusieurs reprises, les mots qu’on lui envoie. Puis on passa devant le fantastique château du Palatinat, ce manoir légendaire, bâti au milieu même des eaux du fleuve, et qui était autrefois l’asile des comtesses palatines dans les derniers temps de leur grossesse et le berceau de leurs enfants. L’impératrice descendit à Bingen, où elle passa la nuit, et remonta le lendemain matin dans son yacht. Vers trois heures de l’après-midi, elle arrivait à Mayence, où elle était attendue sur le rivage par douze jeunes filles appartenant aux premières familles de la ville. Presque en même temps, le canon se faisait entendre à une autre porte, et annonçait l’arrivée de l’empereur. En route, Napoléon avait remarqué, dans une île du Rhin, située à l’extrémité même de l’Empire français, le couvent de Roland Werck. On lui dit que les religieuses qui vivaient dans cet asile ne l’avaient pas quitté pendant la dernière guerre, et que très souvent les boulets lancés par les canons des deux armées s’étaient entrecroisés dans l’île sans atteindre le monastère où priaient ces saintes femmes. L’empereur s’intéressa à leur sort, et leur concéda la propriété des soixante ou quatre-vingts arpents dont la petite île se compose. Arrivés à Mayence, le 21 septembre, Napoléon et Joséphine y reçurent le plus chaleureux accueil. Le soir, toutes les rues, tous les monuments furent illuminés. Le prince archichancelier de l’empire germanique, qui devait au souverain de la France la conservation de son opulence et de son titre, voulut lui rendre hommage. L’empereur se trouva entouré d’une véritable cour de princes allemands. Les princes de la maison de Hesse, le duc et la duchesse de Bavière, l’électeur de Bade, âgé de plus de soixante-quinze ans, qui était venu avec son fils et son petit-fils, apparaissaient comme les vassaux du nouveau Charlemagne. Le second Théâtre français avait été mandé de Paris, et donnait des représentations devant ce public d’altesses. Chacun était frappé de la promptitude avec laquelle le soldat couronné avait pris l’attitude d’un souverain d’ancienne race, tout en conservant le langage et l’aspect militaires. Un jour, à son lever, il dit au prince héréditaire de Bade : « Qu’avez-vous fait hier ? » Le jeune homme répondit avec embarras qu’il s’était promené de rue en rue. Vous avez eu tort, reprit Napoléon. Ce qu’il fallait faire c’était le tour des fortifications et les bien examiner. Que savez-vous ! Peut-être devez-vous un jour assiéger Mayence. Qui m’eût dit, à moi, lorsque simple officier d’artillerie, je me promenais dans Toulon, qu’il serait dans ma destinée de reprendre cette ville. » Ce fut à Mayence que des trésors extorqués par la fraude à des princes allemands possessionnés leur furent rendus. Ce fut à Mayence que le nom de Gutenberg reçut un premier hommage solennel. Le général de Ségur raconte, dans ses Mémoires, une anecdote, qui se rattache au séjour de Napoléon dans la vieille cité allemande. L’empereur s’était rendu incognito et sans escorte dans une île du Rhin, située près de la ville. En se promenant dans cette île, presque entièrement déserte, il fut frappé par le triste aspect d’une chaumière, dans laquelle se lamentait une pauvre femme dont le fils venait d’être enrôlé. « Consolez-vous, dit Napoléon, sans se faire connaître, et en se donnant un nom supposé : venez demain à Mayence, et demandez-moi ; j’ai du crédit près des ministres, je vous recommanderai. » La pauvre femme fut exacte au rendez-vous. Elle s’aperçut avec joie et surprise que l’inconnu de la veille était l’empereur des Français. Napoléon se fit un plaisir de lui apprendre que sa maison détruite par la guerre serait rebâtie, qu’on y ajouterait un petit troupeau et plusieurs arpents de terre, et que son fils lui serait rendu. Une correspondance insérée dans le Moniteur rendait compte ainsi du départ de Napoléon et de Joséphine : « Mayence, 11 vendémiaire (3 octobre). L’impératrice est partie hier pour Paris, où elle se rend par Saverne et Nancy. L’empereur part en ce moment ; il va visiter Frankental, Kaiserlauten et Creutznach ; il reprendra ensuite la route de Trèves. Le séjour de Leurs Majestés a été pour nous une source de bonheur et d’avantages durables. Les intérêts les plus précieux de notre département ont été favorablement réglés. Nous n’avons plus rien à désirer que de montrer à quel point nous sommes reconnaissants, dévoués et fidèles, et combien étaient sincères les vœux que nos citoyens exprimaient par leurs acclamations unanimes. Les électeurs, les princes, les étrangers de haute distinction réunis en si grand nombre, et qui avaient donné à notre ville l’aspect d’une grande capitale nous quittent en ce moment. » Le voyage sur les bords du Rhin fit beaucoup d’impression en France et dans le reste de l’Europe. Il faut avouer que personne n’a eu au même degré que l’empereur le talent spécial qu’on pourrait appeler l’art de la mise en scène. Napoléon, dans le caveau d’Aix-la-Chapelle, face à face avec l’ombre de Charlemagne, quel sujet pour un peintre ou pour un poète ! Victor Hugo y songeait peut-être quand il fit dire au don Carlos de Hernani : Qu’il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau !Qu’il fut grand ! De son temps, c’était encor plus beau.Oh ! quel destin ! Pourtant cette tombe est la sienne.Tout est-il donc si peu que ce soit là qu’on vienne ?Quoi donc ! avoir été prince, empereur et roiAvoir été l’épée, avoir été la loi,Quoi ! pour titre César et pour nom Charlemagne,Géant, pour piédestal avoir eu l’Allemagne,Avoir été plus grand qu’Annibal, qu’Attila,Aussi grand que le monde, et que tout tienne là.Oh ! briguez donc l’empire, et voyez la poussièreQue fait un empereur ; couvrez la terre entièreDe bruit et de tumulte, élevez, bâtissezVotre empire, et jamais ne dites : C’est assez !Si haut que soit le but où votre orgueil aspire,Voilà le dernier terme !…À Bruxelles, dans l’église de Sainte-Gudule, Napoléon a évoqué le souvenir de Charles-Quint. À Aix-la-Chapelle, dans le caveau de la cathédrale, il a interrogé l’ombre de Charlemagne. Et, comme il a médité sur la tombe du carlovingien légendaire, les souverains de passage à Paris méditent à leur tour sur sa tombe abritée par le dôme doré des Invalides. Ils descendent dans la crypte, ils regardent le parvis supporté par douze grandes statues de marbre blanc, dont chacune représente une victoire, le pavé de mosaïque figurant une immense couronne entourée de bandelettes, le sarcophage de granit rouge de Finlande posé sur un socle de granit vert des Vosges. Puis ils entrent dans la chambre souterraine, sanctuaire en marbre noir, qui contient, comme autant de reliques, l’épée que Napoléon portait à Austerlitz, les décorations qu’il avait sur son uniforme, la couronne d’or que la ville de Cherbourg lui avait votée, et enfin soixante drapeaux, provenant de ses victoires. L’église des Invalides inspire les mêmes pensées que la cathédrale d’Aix-la-Chapelle. Dans les deux basiliques, les souverains, les grands de la terre, peuvent se faire les mêmes réflexions sur la gloire, sur la mort et sur le peu de poussière qui reste des héros.
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