III
L’arrivée du pape à FontainebleauLe moment du sacre approchait. Affermi déjà sur le trône par la reconnaissance officielle des puissances étrangères, Napoléon voulait faire consacrer son titre impérial par une grande cérémonie religieuse dont le retentissement serait immense dans le monde catholique tout entier. On avait d’abord pensé, pour cette solennité, à la date du 26 Messidor an XII (14 juillet 1804), puis à celle du 18 Brumaire an XIII (9 novembre 1804). Mais le choix de ces deux époques n’était pas heureux. La concordance entre le souvenir de la prise de la Bastille et le couronnement d’un souverain se serait difficilement comprise. Quant à la date du 18 Brumaire, elle aurait réveillé les regrets des républicains et rappelé les services de Lucien Bonaparte, qui, après avoir été le principal auxiliaire de la fortune de son frère, vivait, à Rome, dans la disgrâce et dans l’exil. D’autre part, les hésitations du pape, qui ne se décida qu’avec la plus grande peine à se rendre à Paris, avaient reculé l’époque du couronnement, qui finit par être fixée au commencement du mois de décembre.
Joséphine attendait à la fois avec impatience et avec crainte l’évènement dont elle se disait que son sort définitif allait dépendre. Le pape, ce personnage mystérieux et saint, était en route. Allait-il être pour elle un sauveur ? Serait-elle la femme répudiée ou l’impératrice couronnée ? Le clergé ne se lassait pas de célébrer la gloire de Napoléon. Les évêques le traitaient, dans leurs mandements, comme l’élu de Dieu. Un prélat avait dit, à propos de l’établissement de l’Empire : « Un dieu et un monarque ! Comme le Dieu des chrétiens est le seul digne d’être adoré et obéi, vous, Napoléon, êtes le seul homme digne de commander aux Français ! » Un autre prélat avait dit : « Napoléon, que Dieu appela des déserts de l’Égypte, comme un autre Moïse, fera concorder le sage empire de la France avec le divin empire de Jésus-Christ. Le doigt de Dieu est ici. Prions le Très-Haut qu’il protège, par sa main puissante, l’homme de sa droite. Que le nouvel Auguste vive, commande à jamais ! La soumission lui est due, parce qu’il est l’ordre de la Providence ! » Eh bien ! malgré ces louanges hyperboliques, qui retentissaient dans toutes les chaires des églises de l’Empire français, le restaurateur des autels, le sauveur de la religion n’était marié que civilement ! Au point de vue ecclésiastique, il vivait en plein concubinage. Il avait fait bénir par le cardinal Caprara l’union de son frère Louis avec Hortense de Beauharnais, et celle de sa sœur Caroline avec Murat. Mais, malgré les supplications de Joséphine, il lui avait refusé cette pieuse satisfaction. C’était dans le pape que l’impératrice mettait son espoir. Elle croyait qu’il aurait pitié d’elle, et qu’il ferait cesser, en la mettant en règle avec l’Église, un état de choses si humiliant pour sa dignité de souveraine, et si pénible pour sa conscience de catholique.
En même temps, Joséphine se demandait avec inquiétude si elle serait couronnée. Ses beaux-frères, qui redoublaient contre elle leurs intrigues haineuses, auraient voulu non seulement qu’elle fût exclue de la cérémonie du sacre, mais encore qu’elle fût condamnée au divorce, sous prétexte de sa stérilité. Joseph Bonaparte ne cessait de répéter que Napoléon devait épouser quelque princesse étrangère, ou, au moins, quelque héritière d’un ancien nom de France, et il faisait valoir, non sans habileté, le désintéressement avec lequel il poussait à une détermination qui devait avoir pour résultat de l’éloigner du trône, lui et sa descendance. Les sœurs de l’empereur avaient la même hostilité contre Joséphine, haïe par elles, et pourtant si digne d’être aimée. Comme Napoléon gardait le silence sur ses intentions à l’égard du couronnement de l’impératrice, les Bonaparte s’imaginaient déjà qu’elle allait être répudiée, et manifestaient à ce propos une joie prématurée, qui déplut à l’empereur et le rapprocha de sa femme. Fatigué des obsessions de sa famille, il y mit brusquement un terme, et combla de joie Joséphine en lui annonçant qu’elle serait couronnée à Notre-Dame.
Il faut lire, dans les Mémoires de Miot de Mélito, le curieux récit du conseil qui fut tenu à Saint-Cloud, le 17 novembre 1804, pour régler le cérémonial du sacre. Parmi les quatre frères de Napoléon, deux étaient en disgrâce, Lucien et Jérôme, et ils ne devaient pas assister au couronnement. Quant à Joseph et à Louis, il fut décidé qu’ils y figureraient tous deux, non point en qualité de princes du sang, mais seulement comme grands dignitaires de l’Empire. (Joseph était grand électeur, Louis était connétable.)
Cette décision une fois prise, Joseph dit, dans le conseil du 17 novembre : « Puisqu’on a reconnu qu’à l’exception du chef de l’État, aucun autre, quel que soit son rang, ne peut être considéré comme participant aux honneurs de la souveraineté, et que nous, particulièrement, nous ne sommes pas traités comme princes, mais seulement comme grands dignitaires, il ne serait pas juste que nos femmes qui, dès ce moment, ne sont que femmes de grands dignitaires, portassent, comme princesses, la queue du manteau de l’impératrice, qui doit alors la faire porter par ses dames d’honneur ou du palais. » Cette observation déplut à l’empereur, et, pour la réfuter, les membres du conseil citèrent plusieurs exemples, notamment celui de Marie de Médicis. Joseph, qui avait peut-être prévu l’objection, y répondit par une érudition inattendue : « Marie de Médicis, dit-il, ne fut qu’accompagnée de la reine Marguerite, première femme de Henri IV, et de Madame (Catherine de Bourbon), sœur du roi. La queue du manteau était portée par une parente très éloignée. La reine Marguerite avait, à la vérité, offert un bel exemple de générosité en assistant au couronnement de la femme qui la remplaçait, et qui, plus heureuse qu’elle, avait donné des héritiers à Henri IV. Mais on n’avait pas exigé d’elle qu’elle portât la queue du manteau de Marie de Médicis, et, pourtant, Marie de Médicis avait droit à tous les honneurs puisqu’elle était mère. » Cette allusion, plus que transparente, à la stérilité de Joséphine, exaspéra Napoléon qui, se levant brusquement de son fauteuil, apostropha son frère avec violence et amertume. À la suite du conseil, Joseph offrit à l’empereur de se retirer en Allemagne. Napoléon se radoucit, et, le 27 novembre, il dit à son frère : « J’ai beaucoup réfléchi au différend qui s’est élevé entre vous et moi, et je vous avouerai que, depuis six jours que dure cette querelle, je n’ai pas eu un instant de repos. J’en ai perdu jusqu’au sommeil, et vous seul pouvez exercer sur moi un tel empire : je ne sais aucun évènement qui puisse me troubler à ce point. Cette influence tient encore à mon ancienne affection pour vous, au souvenir que je garde de celle que vous m’avez témoignée dans mon enfance, et je suis beaucoup plus dépendant que vous ne le croyez de ce genre de sentiments… Placez-vous dans une monarchie héréditaire, et soyez mon premier sujet. C’est un assez beau rôle à jouer que d’être le second homme de France, peut-être de l’Europe… Faites mes volontés, suivez les mêmes idées que moi ; ne flattez pas les patriotes quand je les repousse ; n’éloignez pas les nobles quand je les appelle ; formez votre maison d’après les principes qui m’ont dirigé. Soyez prince, enfin, et ne vous effrayez pas des conséquences de ce titre. »
Joseph finit par céder, et promit que sa femme se conformerait sans murmurer au cérémonial réglé pour le sacre. Seulement, on ménagea les amours-propres, en employant dans le procès-verbal le mot soutenir le manteau, au lieu de l’expression porter la queue, « car les vanités, ajoute Miot de Mélito, se raccrochent à tout ce qui peut les sauver. »
Quant à Mme Bonaparte, la mère, elle s’obstinait à prolonger son séjour à Rome, auprès de son fils Lucien. Malgré les avertissements réitérés qui leur arrivaient de Paris, elle ne devait y arriver que plusieurs jours après le sacre, ce qui ne l’empêchera pas de figurer dans le grand tableau consacré à cet évènement par David, le peintre tour à tour jacobin et impérialiste, qui préluda par l’apothéose de Marat à l’apothéose de Napoléon.
Le pape Pie VII, alors âgé de soixante-deux ans, était parti de Rome le 2 novembre, après avoir longtemps prié à l’autel de Saint-Pierre. Le peuple du Transtevère avait accompagné longtemps sa voiture en pleurant. Il le voyait avec frayeur s’aventurer dans un voyage vers la France révolutionnaire. À Florence, il avait été reçu par la reine d’Étrurie, devenue veuve, et actuellement régente pour son fils. À Lyon, il commença à se rassurer. Des flots de population accouraient pour demander à genoux la bénédiction du vicaire de Jésus-Christ. Pendant ce temps, Napoléon faisait terminer les réparations qu’il avait prescrites pour mettre le château de Fontainebleau en état de recevoir le souverain pontife. En moins de vingt jours, l’ameublement du palais avait été confectionné, et le château avait repris comme par enchantement sa splendeur d’autrefois.
On se demandait comment aurait lieu la première entrevue du pape et de l’empereur. Elle soulevait plus d’une difficulté d’étiquette, que Napoléon trouva ainsi le moyen d’éluder. Pie VII devait arriver par la forêt de Fontainebleau, et l’empereur devait aller à sa rencontre, par la forêt de Nemours. Pour éviter le cérémonial, Napoléon prit le prétexte d’une partie de chasse. La vénerie, avec ses équipages, fut réunie dans la forêt. Napoléon était à cheval, en habit de chasse. À l’heure où il savait que le cortège pontifical parviendrait à la croix de Saint-Hérem, – c’était le dimanche 25 novembre 1804, à midi, – il dirigea son cheval de ce côté, et, dès qu’il fut à la demi-lune qui est au sommet de la côte, il vit arriver la voiture du pape.
D’après les renseignements fournis par les Mémoires du duc de Rovigo, la voiture de Pie VII s’étant arrêtée, le souverain pontife sortit par la portière de gauche, avec son costume blanc. Il y avait de la boue, et l’auguste vieillard n’osait mettre son pied de soie blanche à terre ; cependant il fallut bien qu’il en vînt là. Napoléon mit pied à terre, pour le recevoir, et se jeta cordialement dans ses bras. Ces deux illustres personnages, qui, sans se connaître, avaient déjà si souvent pensé l’un à l’autre, et qui devaient exercer sur leurs mutuelles destinées une si grande influence, se voyaient, pour la première fois, avec une émotion profonde. Au moment où ils s’embrassaient une voiture de l’empereur, que l’on avait fait approcher à dessein, fut avancée de quelques pas, comme par l’inattention des conducteurs ; des hommes étaient apostés pour tenir les deux portières ouvertes ; l’empereur prit celle de droite, et un officier de cour indiqua au pape celle de gauche, de sorte que, par les deux portières, les deux souverains entrèrent ensemble dans la même voiture. L’empereur se mit naturellement à droite, et ce premier pas décida de l’étiquette, sans négociations, pour tout le temps que devait durer le séjour du pape.
Sur le seuil du palais de Fontainebleau, l’impératrice, les grands dignitaires de l’empire, les généraux étaient rangés en cercle pour recevoir et pour saluer Pie VII. On lui fit un accueil plein de vénération. Sa belle et noble figure, son air de bonté angélique, sa voix douce et sonore produisirent une vive impression. Joséphine était surtout émue par la présence du vicaire du Christ. Après avoir pris quelques instants de repos dans l’appartement qui lui était réservé, et où il avait été conduit par M. de Talleyrand, grand chambellan, par le général Duroc, grand maréchal du palais, et par M. de Ségur, grand maître des cérémonies le pape alla faire une visite à Napoléon qui, après un entretien d’une demi-heure, le reconduisit jusqu’à la salle dite alors des Grands-Officiers. Les deux souverains dînèrent ensemble, et le pape se retira de bonne heure, pour se reposer des fatigues de son long voyage. Le lendemain, on fit venir, dans la soirée, quelques chanteurs pour exécuter un concert dans les appartements de l’impératrice ; mais Pie VII se retira, au moment où ce concert allait commencer.
Dans la journée, Joséphine, ayant eu avec le pape un entretien confidentiel, lui avait avoué le secret qui la préoccupait à un si haut degré. Elle, qui régnait sur la plus grande des nations catholiques ; elle, la compagne du successeur des rois très chrétiens, des fils aînés de l’Église, la femme d’un souverain qu’un pape allait sacrer, elle n’était mariée que civilement ! Elle supplia Pie VII d’employer toute son influence auprès de Napoléon, afin de faire cesser une situation qui était, pour son cœur d’épouse et de chrétienne, une t*****e et un remords de tous les instants. Le pape se montra touché de la confidence que lui faisait sa chère fille (c’est ainsi qu’il appelait toujours l’impératrice). Il lui promit de demander, au besoin d’exiger, comme condition du sacre, la célébration du mariage religieux de l’empereur, et cette promesse combla de joie Joséphine.
La présence du pape et de l’empereur, la foule de prélats, de généraux, d’hommes de cour, de femmes brillantes, le mélange des pompes de la religion et de celles de la monarchie rendaient au château des Valois, quelques jours avant délabré et abandonné, une splendeur et une magnificence toutes nouvelles. Jamais, aux plus beaux temps des règnes de François Ier, de Henri II ou de Louis XIV, cette fastueuse résidence n’avait paru plus éblouissante et plus grandiose. Il a tant de prestige, ce merveilleux palais, avec son architecture à la fois superbe et pittoresque, ses majestueuses façades, ses cinq cours : celles du Cheval-Blanc, de la Fontaine, du Donjon, des Princes, de Henri IV ! Elle est si belle, cette salle des Fêtes, avec son ornementation élégante et riche entre toutes, son plafond de bois de noyer, divisé en caissons octogones richement profilés à fond d’or et d’argent, sa cheminée monumentale, ses chiffres, ses emblèmes, ses fresques fantastiques, chefs-d’œuvre lumineux du Primatice et de Nicolo dell’ Abate !
Hélas ! ce Fontainebleau splendide, cet étincelant palais, où triomphent en ce moment le pape et l’empereur, comme il sera plus tard funeste à tous les deux ! Le pape y reviendra prisonnier, torturé dans son cœur de vieillard, de prêtre, de vicaire du Christ. Et l’empereur y videra jusqu’à la lie la coupe des humiliations, du désespoir. C’est là que vaincu, brisé, trahi par la fortune, il signera son abdication. C’est là qu’il prononcera ces déchirantes paroles : « C’est bien fait ! il m’arrive ce que j’avais mérité. Je ne voulais pas de statues, car je savais qu’il n’y a sûreté à les recevoir que de la postérité. Pour les conserver de son vivant, il faudrait être toujours heureux. Je songe à la France, qu’il est affreux de laisser dans cet état, sans frontières, quand elle en avait de si belles ! C’est ce qu’il y a de plus poignant dans les humiliations qui s’accumulent sur ma tête. Cette France, que je voulais faire si grande, la laisser si petite ! » C’est là que, submergé par une incommensurable douleur, le vainqueur de tant de combats voudra chercher dans le suicide un refuge contre les tourments de sa pensée, et qu’il ne réussira pas même à se donner la mort, lui qui ; sur les champs de bataille, avait moissonné tant d’existences humaines. Ô mortels, ignorants de vos propres destinées, combien vous êtes heureux de ne pas les connaître à l’avance !…