Il voulut qu’on punît sévèrement toutes les banqueroutes, parce que celles qui sont exemptes de mauvaise foi ne le sont presque jamais de témérité. En même temps, il fit des règles pour faire en sorte qu’il fût aisé de ne faire jamais banqueroute. Il établit des magistrats à qui les marchands rendaient compte de leurs effets, de leurs profits, de leur dépense, et de leurs entreprises. Il ne leur était jamais permis de risquer le bien d’autrui, et ils ne pouvaient même risquer que la moitié du leur. De plus, ils faisaient en société les entreprises qu’ils ne pouvaient faire seuls ; et la police de ces sociétés était inviolable, par la rigueur des peines imposées à ceux qui ne les suivraient pas. D’ailleurs, la liberté du commerce était entière : bien loin de le gêner par des impôts, on promettait une récompense à tous les marchands qui pourraient attirer à Salente le commerce de quelque nouvelle nation.
Ainsi les peuples y accoururent bientôt en foule de toutes parts. Le commerce de cette ville était semblable au flux et au reflux de la mer. Les trésors y entraient comme les flots viennent l’un sur l’autre. Tout y était apporté et tout en sortait librement. Tout ce qui entrait était utile ; tout ce qui sortait laissait, en sortant, d’autres richesses en sa place. La justice sévère présidait dans le port, au milieu de tant de nations. La franchise, la bonne foi, la candeur, semblaient, du haut de ces superbes tours, appeler les marchands des terres les plus éloignées : chacun de ces marchands, soit qu’il vînt des rives orientales où le soleil sort chaque jour du sein des ondes, soit qu’il fût parti de cette grande mer où le soleil, lassé de son cours, va éteindre ses feux, vivait paisible et en sûreté dans Salente comme dans sa patrie.
Pour le dedans de la ville, Mentor visita tous les magasins, toutes les boutiques d’artisans, et toutes les places publiques. Il défendit toutes les marchandises de pays étrangers qui pouvaient introduire le luxe et la mollesse. Il régla les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l’ornement des maisons, pour toutes les conditions différentes. Il bannit tous les ornements d’or et d’argent ; et il dit à Idoménée : Je ne connais qu’un seul moyen pour rendre votre peuple modeste dans sa dépense, c’est que vous lui en donniez vous-même l’exemple. Il est nécessaire que vous ayez une certaine majesté dans votre extérieur ; mais votre autorité sera assez marquée par vos gardes et par les principaux officiers qui vous environnent. Contentez-vous d’un habit de laine très fine, teinte en pourpre ; que les principaux de l’État, après vous, soient vêtus de la même laine, et que toute la différence ne consiste que dans la couleur et dans une légère broderie d’or que vous aurez sur le bord de votre habit. Les différentes couleurs serviront à distinguer les différentes conditions, sans avoir besoin ni d’or, ni d’argent, ni de pierreries.
Réglez les conditions par la naissance. Mettez au premier rang ceux qui ont une noblesse plus ancienne et plus éclatante. Ceux qui auront le mérite et l’autorité des emplois seront assez contents de venir après ces anciennes et illustres familles, qui sont dans une si longue possession des premiers honneurs. Les hommes qui n’ont pas la même noblesse leur céderont sans peine, pourvu que vous ne les accoutumiez point à se méconnaître dans une trop prompte et trop haute fortune, et que vous donniez des louanges à la modération de ceux qui seront modestes dans la prospérité. La distinction la moins exposée à l’envie est celle qui vient d’une longue suite d’ancêtres. Pour la vertu, elle sera assez excitée, et on aura assez d’empressement à servir l’État, pourvu que vous donniez des couronnes et des statues aux belles actions, et que ce soit un commencement de noblesse pour les enfants de ceux qui les auront faites.
Les personnes du premier rang, après vous, seront vêtues de blanc, avec une frange d’or au bas de leurs habits. Ils auront au doigt un anneau d’or, et au cou une médaille d’or avec votre portrait. Ceux du second rang seront vêtus de bleu : ils porteront une frange d’argent, avec l’anneau, et point de médaille ; les troisièmes, de vert, sans anneau et sans frange, mais avec la médaille d’argent ; les quatrièmes, d’un jaune d’aurore ; les cinquièmes, d’un rouge pâle ou de rose ; les sixièmes, de gris de lin ; et les septièmes, qui seront les derniers du peuple, d’une couleur mêlée de jaune et de blanc. Voilà les habits de sept conditions différentes pour les hommes libres. Tous les esclaves seront vêtus de gris-brun. Ainsi, sans aucune dépense, chacun sera distingué suivant sa condition, et on bannira de Salente tous les arts qui ne servent qu’à entretenir le faste. Tous les artisans qui seraient employés à ces arts pernicieux serviront ou aux arts nécessaires, qui sont en petit nombre, ou au commerce, ou à l’agriculture. On ne souffrira jamais aucun changement, ni pour la nature des étoffes, ni pour la forme des habits ; car il est indigne que des hommes, destinés à une vie sérieuse et noble, s’amusent à inventer des parures affectées, ni qu’ils permettent que leurs femmes, à qui ces amusements seraient moins honteux, tombent jamais dans cet excès.
Mentor, semblable à un habile jardinier qui retranche dans ses arbres fruitiers le bois inutile, tâchait ainsi de retrancher le faste inutile qui corrompait les mœurs : il ramenait toutes choses à une noble et frugale simplicité. Il régla de même la nourriture des citoyens et des esclaves. Quelle honte, disait-il, que les hommes les plus élevés fassent consister leur grandeur dans les ragoûts, par lesquels ils amollissent leurs âmes, et ruinent insensiblement la santé de leurs corps ! Ils doivent faire consister leur bonheur dans leur modération, dans leur autorité pour faire du bien aux autres hommes, et dans la réputation que leurs bonnes actions doivent leur procurer. La sobriété rend la nourriture la plus simple très agréable. C’est elle qui donne, avec la santé la plus vigoureuse, les plaisirs les plus purs et les plus constants. Il faut donc borner les repas aux viandes les meilleures, mais apprêtées sans aucun ragoût. C’est un art pour empoisonner les hommes, que celui d’irriter leur appétit au-delà de leur vrai besoin.
Idoménée comprit bien qu’il avait eu tort de laisser les habitants de sa nouvelle ville amollir et corrompre leurs mœurs, en violant toutes les lois de Minos sur la sobriété ; mais le sage Mentor lui fit remarquer que les lois mêmes, quoique renouvelées, seraient inutiles, si l’exemple du roi ne leur donnait une autorité qui ne pouvait venir d’ailleurs. Aussitôt Idoménée régla sa table, où il n’admit que du pain excellent, du vin du pays, qui est fort et agréable, mais en fort petite quantité, avec des viandes simples, telles qu’il en mangeait avec les autres Grecs au siège de Troie. Personne n’osa se plaindre d’une règle que le roi s’imposait lui-même ; et chacun se corrigea de la profusion et de la délicatesse où l’on commençait à se plonger pour les repas.
Mentor retrancha ensuite la musique molle et efféminée, qui corrompait toute la jeunesse. Il ne condamna pas avec une moindre sévérité la musique bachique, qui n’enivre guère moins que le vin, et qui produit des mœurs pleines d’emportement et d’impudence. Il borna toute la musique aux fêtes dans les temples, pour y chanter les louanges des dieux et des héros qui ont donné l’exemple des plus rares vertus. Il ne permit aussi que pour les temples les grands ornements d’architecture, tels que les colonnes, les frontons, les portiques ; il donna des modèles d’une architecture simple et gracieuse, pour faire, dans un médiocre espace, une maison gaie et commode pour une famille nombreuse ; en sorte qu’elle fût tournée à un aspect sain, que les logements en fussent dégagés les uns des autres, que l’ordre et la propreté s’y conservassent facilement, et que l’entretien fût de peu de dépense.
Il voulut que chaque maison un peu considérable eût un salon et un petit péristyle, avec de petites chambres pour toutes les personnes libres. Mais il défendit très sévèrement la multitude superflue et la magnificence des logements. Ces divers modèles de maisons, suivant la grandeur des familles, servirent à embellir à peu de frais une partie de la ville, et à la rendre régulière ; au lieu que l’autre partie, déjà achevée suivant le caprice et le faste des particuliers, avait, malgré sa magnificence, une disposition moins agréable et moins commode. Cette nouvelle ville fut bâtie en très peu de temps, parce que la côte voisine de la Grèce fournit de bons architectes, et qu’on fit venir un très grand nombre de maçons de l’Épire et de plusieurs autres pays, à condition qu’après avoir achevé leurs travaux ils s’établiraient autour de Salente, y prendraient des terres à défricher, et serviraient à peupler la campagne.
La peinture et la sculpture parurent à Mentor des arts qu’il n’est pas permis d’abandonner ; mais il voulut qu’on souffrît dans Salente peu d’hommes attachés à ces arts. Il établit une école où présidaient des maîtres d’un goût exquis, qui examinaient les jeunes élèves. Il ne faut, disait-il, rien de bas et de faible dans ces arts qui ne sont pas absolument nécessaires. Par conséquent, on n’y doit admettre que des jeunes gens d’un génie qui promette beaucoup, et qui tendent à la perfection. Les autres sont nés pour des arts moins nobles, et ils seront employés plus utilement aux besoins ordinaires de la république. Il ne faut, disait-il, employer les sculpteurs et les peintres, que pour conserver la mémoire des grands hommes et des grandes actions. C’est dans les bâtiments publics, ou dans les tombeaux, qu’on doit conserver des représentations de tout ce qui a été fait avec une vertu extraordinaire pour le service de la patrie. Au reste, la modération et la frugalité de Mentor n’empêchèrent pas qu’il n’autorisât tous les grands bâtiments destinés aux courses de chevaux et de chariots, aux combats de lutteurs, à ceux du ceste, et à tous les autres exercices qui cultivent les corps pour les rendre plus adroits et plus vigoureux.
Il retrancha un nombre prodigieux de marchands qui vendaient des étoffes façonnées des pays éloignés, des broderies d’un prix excessif, des vases d’or et d’argent avec des figures de dieux, d’hommes et d’animaux ; enfin, des liqueurs et des parfums. Il voulut même que les meubles de chaque maison fussent simples, et faits de manière à durer longtemps ; en sorte que les Salentins, qui se plaignaient hautement de leur pauvreté, commencèrent à sentir combien ils avaient de richesses superflues : mais c’était des richesses trompeuses qui les appauvrissaient, et ils devenaient effectivement riches à mesure qu’ils avaient le courage de s’en dépouiller. C’est s’enrichir, disaient-ils eux-mêmes, que de mépriser de telles richesses, qui épuisent l’État, et que de diminuer ses besoins, en les réduisant aux vraies nécessités de la nature.
Mentor se hâta de visiter les arsenaux et tous les magasins, pour savoir si les armes et toutes les autres choses nécessaires à la guerre étaient en bon état : car il faut, disait-il, être toujours prêt à faire la guerre, pour n’être jamais réduit au malheur de la faire. Il trouva que plusieurs choses manquaient partout. Aussitôt on assembla des ouvriers pour travailler sur le fer, sur l’acier, et sur l’airain. On voyait s’élever des fournaises ardentes, des tourbillons de fumée et de flammes semblables à ces feux souterrains que vomit le mont Etna. Le marteau résonnait sur l’enclume, qui gémissait sous les coups redoublés. Les montagnes voisines et les rivages de la mer en retentissaient ; on eût cru être dans cette île, où Vulcain, animant les Cyclopes, forge des foudres pour le père des dieux ; et, par une sage prévoyance, on voyait dans une profonde paix tous les préparatifs de la guerre.
Ensuite Mentor sortit de la ville avec Idoménée, et trouva une grande étendue de terres fertiles qui demeuraient incultes : d’autres n’étaient cultivées qu’à demi, par la négligence et par la pauvreté des laboureurs, qui manquant d’hommes et de bœufs, manquaient aussi de courage et de force de corps pour mettre l’agriculture dans sa perfection. Mentor, voyant cette campagne désolée, dit au roi : La terre ne demande ici qu’à enrichir ses habitants ; mais les habitants manquent à la terre. Prenons donc tous ces artisans superflus qui sont dans la ville, et dont les métiers ne serviraient qu’à dérégler les mœurs, pour leur faire cultiver ces plaines et ces collines. Il est vrai que c’est un malheur, que tous ces hommes exercés à des arts qui demandent une vie sédentaire ne soient point exercés au travail ; mais voici un moyen d’y remédier. Il faut partager entre eux les terres vacantes, et appeler à leur secours des peuples voisins, qui feront sous eux le plus rude travail. Ces peuples le feront, pourvu qu’on leur promette des récompenses convenables sur les fruits des terres mêmes qu’ils défricheront : ils pourront, dans la suite, en posséder une partie et être ainsi incorporés à votre peuple, qui n’est pas assez nombreux. Pourvu qu’ils soient laborieux et dociles aux lois, vous n’aurez point de meilleurs sujets, et ils accroîtront votre puissance. Vos artisans de la ville, transplantés dans la campagne, élèveront leurs enfants au travail et au goût de la vie champêtre. De plus, tous les maçons des pays étrangers, qui travaillent à bâtir votre ville, se sont engagés à défricher une partie de vos terres, et à se faire laboureurs : incorporez-les à votre peuple, dès qu’ils auront achevé leurs ouvrages de la ville. Ces ouvriers sont ravis de s’engager à passer leur vie sous une domination qui est maintenant si douce. Comme ils sont robustes et laborieux, leur exemple servira pour exciter au travail les habitants transplantés de la ville à la campagne, avec lesquels ils seront mêlés. Dans la suite, tout le pays sera peuplé de familles vigoureuses et adonnées à l’agriculture.