Livre dixième-2

2124 Words
Mais aussi n’allez pas chercher les périls sans utilité. La valeur ne peut être une vertu qu’autant qu’elle est réglée par la prudence : autrement, c’est un mépris insensé de la vie, et une ardeur brutale. La valeur emportée n’a rien de sûr : celui qui ne se possède point dans les dangers est plutôt fougueux que brave ; il a besoin d’être hors de lui pour se mettre au-dessus de la crainte, parce qu’il ne peut la surmonter par la situation naturelle de son cœur. En cet état, s’il ne fuit pas, du moins il se trouble ; il perd la liberté de son esprit, qui lui serait nécessaire pour donner de bons ordres, pour profiter des occasions, pour renverser les ennemis, et pour servir sa patrie. S’il a toute l’ardeur d’un soldat, il n’a point le discernement d’un capitaine. Encore même n’a-t-il pas le vrai courage d’un simple soldat ; car le soldat doit conserver dans le combat la présence d’esprit et la modération nécessaire pour obéir. Celui qui s’expose témérairement trouble l’ordre et la discipline des troupes, donne un exemple de témérité, et expose souvent l’armée entière à de grands malheurs. Ceux qui préfèrent leur vaine ambition à la sûreté de la cause commune méritent des châtiments, et non des récompenses. Gardez-vous donc bien, mon cher fils, de chercher la gloire avec impatience. Le vrai moyen de la trouver est d’attendre tranquillement l’occasion favorable. La vertu se fait d’autant plus révérer, qu’elle se montre plus simple, plus modeste, plus ennemie de tout faste. C’est à mesure que la nécessité de s’exposer au péril augmente, qu’il faut aussi de nouvelles ressources de prévoyance et de courage qui aillent toujours croissant. Au reste, souvenez-vous qu’il ne faut s’attirer l’envie de personne. De votre côté, ne soyez point jaloux du succès des autres. Louez-les pour tout ce qui mérite quelque louange ; mais louez avec discernement : disant le bien avec plaisir, cachez le mal, et n’y pensez qu’avec douleur. Ne décidez point devant ces anciens capitaines qui ont toute l’expérience que vous ne pouvez avoir : écoutez-les avec déférence ; consultez-les ; priez les plus habiles de vous instruire ; et n’ayez point de honte d’attribuer à leurs instructions tout ce que vous ferez de meilleur. Enfin, n’écoutez jamais les discours par lesquels on voudra exciter votre défiance ou votre jalousie contre les chefs. Parlez-leur avec confiance et ingénuité. Si vous croyez qu’ils aient manqué à votre égard, ouvrez-leur votre cœur, expliquez-leur toutes vos raisons. S’ils sont capables de sentir la noblesse de cette conduite, vous les charmerez, et vous tirerez d’eux tout ce que vous aurez sujet d’en attendre. Si au contraire ils ne sont pas assez raisonnables pour entrer dans vos sentiments, vous serez instruit par vous-même de ce qu’il y aura en eux d’injuste à souffrir ; vous prendrez vos mesures pour ne vous plus commettre jusqu’à ce que la guerre finisse, et vous n’aurez rien à vous reprocher. Mais surtout ne dites jamais à certains flatteurs, qui sèment la division, les sujets de peine que vous croirez avoir contre les chefs de l’armée où vous serez. Je demeurerai ici, continua Mentor, pour secourir Idoménée dans le besoin où il est de travailler au bonheur de ses peuples, et pour achever de lui faire réparer les fautes que les mauvais conseils et les flatteurs lui ont fait commettre dans l’établissement de son nouveau royaume. Alors Télémaque ne put s’empêcher de témoigner à Mentor quelque surprise, et même quelque mépris, pour la conduite d’Idoménée. Mais Mentor l’en reprit d’un ton sévère. Êtes-vous étonné, lui dit-il, de ce que les hommes les plus estimables sont encore hommes, et montrent encore quelques restes des faiblesses de l’humanité parmi les pièges innombrables et les embarras inséparables de la royauté ? Idoménée, il est vrai, a été nourri dans des idées de faste et de hauteur ; mais quel philosophe pourrait se défendre de la flatterie, s’il avait été en sa place ? il est vrai qu’il s’est laissé trop prévenir par ceux qui ont eu sa confiance ; mais les plus sages rois sont souvent trompés, quelques précautions qu’ils prennent pour ne l’être pas. Un roi ne peut se passer de ministres qui le soulagent et en qui il se confie, puisqu’il ne peut tout faire. D’ailleurs, un roi connaît beaucoup moins que les particuliers les hommes qui l’environnent : on est toujours masqué auprès de lui ; on épuise toutes sortes d’artifices pour le tromper. Hélas ! cher Télémaque, vous ne réprouverez que trop ! On ne trouve point dans les hommes ni les vertus ni les talents qu’on y cherche. On a beau les étudier et les approfondir, on s’y mécompte tous les jours. On ne vient même jamais à bout de faire, des meilleurs hommes, ce qu’on aurait besoin d’en faire pour le bien public. Ils ont leurs entêtements, leurs incompatibilités, leurs jalousies. On ne les persuade ni on ne les corrige guère. Plus on a de peuples à gouverner, plus il faut de ministres, pour faire par eux ce qu’on ne peut faire soi-même ; et plus on a besoin d’hommes à qui on confie l’autorité, plus on est exposé à se tromper dans de tels choix. Tel critique aujourd’hui impitoyablement les rois, qui gouvernerait demain beaucoup moins bien qu’eux, et qui ferait les mêmes fautes, avec d’autres infiniment plus grandes, si on lui confiait la même puissance. La condition privée, quand on y joint un peu d’esprit pour bien parler, couvre tous les défauts naturels, relève des talents éblouissants, et fait paraître un homme digne de toutes les places dont il est éloigné. Mais c’est l’autorité qui met tous les talents à une rude épreuve, et qui découvre de grands défauts. La grandeur est comme certains verres qui grossissent tous les objets. Tous les défauts paraissent croître dans ces hautes places, où les moindres choses ont de grandes conséquences, et où les plus légères fautes ont de violents contrecoups. Le monde entier est occupé à observer un seul homme à toute heure, et à le juger en toute rigueur. Ceux qui le jugent n’ont aucune expérience de l’état où il est. Ils n’en sentent point les difficultés, et ils ne veulent plus qu’il soit homme, tant ils exigent de perfection de lui. Un roi, quelque bon et sage qu’il soit, est encore homme. Son esprit a des bornes, et sa vertu en a aussi. Il a de l’humeur, des passions, des habitudes, dont il n’est pas tout à fait le maître. Il est obsédé par des gens intéressés et artificieux ; il ne trouve point les secours qu’il cherche. Il tombe chaque jour dans quelque mécompte, tantôt par ses passions et tantôt par celles de ses ministres. À peine a-t-il réparé une faute, qu’il retombe dans une autre. Telle est la condition des rois les plus éclairés et les plus vertueux. Les plus longs et les meilleurs règnes sont trop courts et trop imparfaits, pour réparer à la fin ce qu’on a gâté, sans le vouloir, dans les commencements. La royauté porte avec elle toutes ces misères ; l’impuissance humaine succombe sous un fardeau si accablant. Il faut plaindre les rois et les excuser. Ne sont-ils pas à plaindre d’avoir à gouverner tant d’hommes, dont les besoins sont infinis, et qui donnent tant de peine à ceux qui veulent les bien gouverner ? Pour parler franchement, les hommes sont fort à plaindre d’avoir à être gouvernés par un roi qui n’est qu’un homme semblable à eux ; car il faudrait des dieux pour redresser les hommes. Mais les rois ne sont pas moins à plaindre, n’étant qu’hommes, c’est-à-dire faibles et imparfaits, d’avoir à gouverner cette multitude innombrable d’hommes corrompus et trompeurs. Télémaque répondit avec vivacité : Idoménée a perdu, par sa faute, le royaume de ses ancêtres en Crète ; et, sans vos conseils, il en aurait perdu un second à Salente. J’avoue, reprit Mentor, qu’il a fait de grandes fautes ; mais cherchez dans la Grèce, et dans tous les autres pays les mieux policés, un roi qui n’en ait point fait d’inexcusables. Les plus grands hommes ont, dans leur tempérament et dans le caractère de leur esprit, des défauts qui les entraînent ; et les plus louables sont ceux qui ont le courage de connaître et de réparer leurs égarements. Pensez-vous qu’Ulysse, le grand Ulysse votre père, qui est le modèle des rois de la Grèce, n’ait pas aussi ses faiblesses ni ses défauts ? Si Minerve ne l’eût conduit pas à pas, combien de fois aurait-il succombé dans les périls et dans les embarras où la fortune s’est jouée de lui ! Combien de fois Minerve l’a-t-elle retenu ou redressé, pour le conduire toujours à la gloire par le chemin de la vertu ! N’attendez pas même, quand vous le verrez régner avec tant de gloire à Ithaque, de le trouver sans imperfections ; vous lui en verrez, sans doute. La Grèce, l’Asie, et toutes les îles des mers, l’ont admiré malgré ces défauts ; mille qualités merveilleuses les font oublier. Vous serez trop heureux de pouvoir l’admirer aussi, et de l’étudier sans cesse comme votre modèle. Accoutumez-vous donc, ô Télémaque, à n’attendre des plus grands hommes que ce que l’humanité est capable de faire. La jeunesse, sans expérience, se livre à une critique présomptueuse, qui la dégoûte de tous les modèles qu’elle a besoin de suivre, et qui la jette dans une indocilité incurable. Non seulement vous devez aimer, respecter, imiter votre père, quoiqu’il ne soit point parfait ; mais encore vous devez avoir une haute estime pour Idoménée, malgré tout ce que j’ai repris en lui. Il est naturellement sincère, droit, équitable, libéral, bienfaisant ; sa valeur est parfaite ; il déteste la fraude quand il la connaît, et qu’il suit librement la véritable pente de son cœur. Tous ses talents extérieurs sont grands, et proportionnés à sa place. Sa simplicité à avouer son tort ; sa douceur, sa patience pour se laisser dire par moi les choses les plus dures ; son courage contre lui-même pour réparer publiquement ses fautes, et pour se mettre par là au-dessus de toute la critique des hommes, montrent une âme véritablement grande. Le bonheur, ou le conseil d’autrui, peuvent préserver de certaines fautes un homme très médiocre ; mais il n’y a qu’une vertu extraordinaire qui puisse engager un roi, si longtemps séduit par la flatterie, à réparer son tort. Il est bien plus glorieux de se relever ainsi, que de n’être jamais tombé. Idoménée a fait les fautes que presque tous les rois font ; mais presque aucun roi ne fait, pour se corriger, ce qu’il vient de faire. Pour moi, je ne pouvais me lasser de l’admirer dans les moments mêmes où il me permettait de le contredire. Admirez-le aussi, mon cher Télémaque : c’est moins pour sa réputation que pour votre utilité que je vous donne ce conseil. Mentor fit sentir à Télémaque, par ce discours, combien il est dangereux d’être injuste en se laissant aller à une critique rigoureuse contre les autres hommes, et surtout contre ceux qui sont chargés des embarras et des difficultés du gouvernement. Ensuite il lui dit : Il est temps que vous partiez ; adieu : je vous attendrai. Ô mon cher Télémaque, souvenez-vous que ceux qui craignent les dieux n’ont rien à craindre des hommes. Vous vous trouverez dans les plus extrêmes périls ; mais sachez que Minerve ne vous abandonnera point. À ces mots, Télémaque crut sentir la présence de la déesse, et il eût même reconnu que c’était elle qui parlait pour le remplir de confiance, si la déesse n’eût rappelé l’idée de Mentor, en lui disant : N’oubliez pas, mon fils, tous les soins que j’ai pris, pendant votre enfance, pour vous rendre sage et courageux comme votre père. Ne faites rien qui ne soit digne de ses grands exemples, et des maximes de vertu que j’ai tâché de vous inspirer. Le soleil se levait déjà, et dorait le sommet des montagnes, quand les rois sortirent de Salente pour rejoindre leurs troupes. Ces troupes, campées autour de la ville, se mirent en marche sous leurs commandants. On voyait de tous côtés briller le fer des piques hérissées ; l’éclat des boucliers éblouissait les yeux ; un nuage de poussière s’élevait jusqu’aux nues. Idoménée, avec Mentor, conduisait dans la campagne les rois alliés, et s’éloignait des murs de la ville. Enfin, ils se séparèrent, après s’être donné de part et d’autre les marques d’une vraie amitié ; et les alliés ne doutèrent plus que la paix ne fût durable, lorsqu’ils connurent la bonté du cœur d’Idoménée, qu’on leur avait représenté bien différent de ce qu’il était : c’est qu’on jugeait de lui, non par ses sentiments naturels, mais par les conseils flatteurs et injustes auxquels il s’était livré. Après que l’armée fut partie, Idoménée mena Mentor dans tous les quartiers de la ville. Voyons, disait Mentor, combien vous avez d’hommes et dans la ville et dans la campagne voisine ; faisons-en le dénombrement. Examinons aussi combien vous avez de laboureurs parmi ces hommes. Voyons combien vos terres portent, dans les années médiocres, de blé, de vin, d’huile, et des autres choses utiles : nous saurons par cette voie si la terre fournit de quoi nourrir tous ses habitants, et si elle produit encore de quoi faire un commerce utile de son superflu avec les pays étrangers. Examinons aussi combien vous avez de vaisseaux et de matelots ; c’est par là qu’il faut juger de votre puissance. Il alla visiter le port, et entra dans chaque vaisseau. Il s’informa des pays ou chaque vaisseau allait pour le commerce ; quelles marchandises il y apportait ; celles qu’il prenait au retour ; quelle était la dépense du vaisseau pendant la navigation ; les prêts que les marchands se faisaient les uns aux autres ; les sociétés qu’ils faisaient entre eux, pour savoir si elles étaient équitables et fidèlement observées ; enfin, les hasards des naufrages et les autres malheurs du commerce, pour prévenir la ruine des marchands, qui, par l’avidité du gain, entreprennent souvent des choses qui sont au-delà de leurs forces.
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