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Les Aventures de Télémaque

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Extrait : "Nestor, au nom des alliés, demande des secours à Idoménée contre les Dauniens, leurs ennemis."

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Livre dixième-1
Livre dixième SOMMAIRE Nestor, au nom des alliés, demande des secours à Idoménée contre les Dauniens, leurs ennemis. – Idoménée leur promet des troupes. – Mentor le désapprouve de s’être engagé dans une nouvelle guerre. – Éclairé par ce sage conseil, Idoménée persuade aux alliés qu’il leur suffira d’avoir dans leur armée Télémaque avec cent jeunes Crétois. – Après le départ de Télémaque, Mentor examine en détail la ville et le royaume de Salente, l’état de son commerce et toutes les parties de l’administration. – Il fait faire à Idoménée de nouveaux règlements pour le commerce et pour la police ; lui fait partager en sept classes le peuple dont il désigne les rangs par la diversité des costumes ; lui fait proscrire le luxe et les arts inutiles pour appliquer les artisans au commerce et surtout à l’agriculture qu’il remet en honneur. – Heureux effets de cette réforme. Cependant toute l’armée des alliés dressait ses tentes, et la campagne était déjà couverte de riches pavillons de toutes sortes de couleurs, où les Hespériens fatigués attendaient le sommeil. Quand les rois, avec leur suite, furent entrés dans la ville, ils parurent étonnés qu’en si peu de temps on eût pu faire tant de bâtiments magnifiques, et que l’embarras d’une si grande guerre n’eût point empêché cette ville naissante de croître et de s’embellir tout à coup. On admira la sagesse et la vigilance d’Idoménée, qui avait fondé un si beau royaume ; et chacun concluait que, la paix étant faite avec lui, les alliés seraient bien puissants s’il entrait dans leur ligue contre les Dauniens. On proposa à Idoménée d’y entrer ; il ne put rejeter une si juste proposition, et il promit des troupes. Mais comme Mentor n’ignorait rien de tout ce qui est nécessaire pour rendre un État florissant, il comprit que les forces d’Idoménée ne pouvaient pas être aussi grandes qu’elles le paraissaient ; il le prit en particulier, et lui parla ainsi : Vous voyez que nos soins ne vous ont pas été inutiles. Salente est garantie des malheurs qui la menaçaient. Il ne tient plus qu’à vous d’en élever jusqu’au ciel la gloire, et d’égaler la sagesse de Minos votre aïeul, dans le gouvernement de vos peuples. Je continue à vous parler librement, supposant que vous le voulez, et que vous détestez toute flatterie. Pendant que ces rois ont loué votre magnificence, je pensais en moi-même à la témérité de votre conduite. À ce mot de témérité, Idoménée changea de visage, ses yeux se troublèrent, il rougit, et peu s’en fallut qu’il n’interrompît Mentor pour lui témoigner son ressentiment. Mentor lui dit d’un ton modeste et respectueux, mais libre et hardi : Ce mot de témérité vous choque, je le vois bien : tout autre que moi aurait eu tort de s’en servir ; car il faut respecter les rois, et ménager leur délicatesse, même en les reprenant. La vérité par elle-même les blesse assez, sans y ajouter des termes forts ; mais j’ai cru que vous pourriez souffrir que je vous parlasse sans adoucissement pour vous découvrir votre faute. Mon dessein a été de vous accoutumer à entendre nommer les choses par leur nom, et à comprendre que quand les autres vous donneront des conseils sur votre conduite, ils n’oseront jamais vous dire tout ce qu’ils penseront. Il faudra, si vous voulez n’y être point trompé, que vous compreniez toujours plus qu’ils ne vous diront sur les choses qui vous seront désavantageuses. Pour moi, je veux bien adoucir mes paroles selon votre besoin ; mais il vous est utile qu’un homme sans intérêt et sans conséquence vous parle en secret un langage dur. Nul autre n’osera jamais vous le parler : vous ne verrez la vérité qu’à demi, et sous de belles enveloppes. À ces mots, Idoménée, déjà revenu de sa première promptitude, parut honteux de sa délicatesse. Vous voyez, dit-il à Mentor, ce que fait l’habitude d’être flatté. Je vous dois le salut de mon nouveau royaume ; il n’y a aucune vérité que je ne me croie heureux d’entendre de votre bouche ; mais ayez pitié d’un roi que la flatterie avait empoisonné, et qui n’a pu, même dans ses malheurs, trouver des hommes assez généreux pour lui dire la vérité. Non, je n’ai jamais trouvé personne qui m’ait assez aimé pour vouloir me déplaire en me disant la vérité tout entière. En disant ces paroles, les larmes lui vinrent aux yeux, et il embrassait tendrement Mentor. Alors ce sage vieillard lui dit : C’est avec douleur que je me vois contraint de vous dire des choses dures ; mais puis-je vous trahir en vous cachant la vérité ? Mettez-vous en ma place. Si vous avez été trompé jusqu’ici, c’est que vous avez bien voulu l’être ; c’est que vous avez craint des conseillers trop sincères. Avez-vous cherché les gens les plus désintéressés, et les plus propres à vous contredire ? Avez-vous pris soin de faire parler les hommes les moins empressés à vous plaire, les plus désintéressés dans leur conduite, les plus capables de condamner vos passions et vos sentiments injustes ? Quand vous avez trouvé des flatteurs, les avez-vous écartés ? vous en êtes-vous défié ? Non, non, vous n’avez point fait ce que font ceux qui aiment la vérité, et qui méritent de la connaître. Voyons si vous aurez maintenant le courage de vous laisser humilier par la vérité qui vous condamne. Je disais donc que ce qui vous attire tant de louanges ne mérite que d’être blâmé. Pendant que vous aviez au-dehors tant d’ennemis qui menaçaient votre royaume encore mal établi, vous ne songiez au-dedans de votre nouvelle ville qu’à y faire des ouvrages magnifiques. C’est ce qui vous a coûté tant de mauvaises nuits, comme vous me l’avez avoué vous-même. Vous avez épuisé vos richesses ; vous n’avez songé ni à augmenter votre peuple, ni à cultiver les terres fertiles de cette côte. Ne fallait-il pas regarder ces deux choses comme les deux fondements essentiels de votre puissance : avoir beaucoup de bons hommes, et des terres bien cultivées pour les nourrir ? Il fallait une longue paix dans ces commencements, pour favoriser la multiplication de votre peuple. Vous ne deviez songer qu’à l’agriculture et à l’établissement des plus sages lois. Une vaine ambition vous a poussé jusques au bord du précipice. À force de vouloir paraître grand, vous avez pensé ruiner votre véritable grandeur. Hâtez-vous de réparer ces fautes ; suspendez tous vos grands ouvrages ; renoncez à ce faste qui ruinerait votre nouvelle ville ; laissez en paix respirer vos peuples ; appliquez-vous à les mettre dans l’abondance, pour faciliter les mariages. Sachez que vous n’êtes roi qu’autant que vous avez des peuples à gouverner, et que votre puissance doit se mesurer, non par l’étendue des terres que vous occuperez, mais par le nombre des hommes qui habiteront ces terres, et qui seront attachés à vous obéir. Possédez une bonne terre, quoique médiocre en étendue ; couvrez-la de peuples innombrables, laborieux et disciplinés ; faites que ces peuples vous aiment : vous êtes plus puissant, plus heureux, plus rempli de gloire, que tous les conquérants qui ravagent tant de royaumes. Que ferai-je donc à l’égard de ces rois ? répondit Idoménée ; leur avouerai-je ma faiblesse ? Il est vrai que j’ai négligé l’agriculture, et même le commerce, qui m’est si facile sur cette côte : je n’ai songé qu’à faire une ville magnifique. Faudra-t-il donc, mon cher Mentor, me déshonorer dans l’assemblée de tant de rois, et découvrir mon imprudence ? S’il le faut, je le veux ; je le ferai sans hésiter, quoi qu’il m’en coûte ; car vous m’avez appris qu’un vrai roi ; qui est fait pour ses peuples, et qui se doit tout entier à eux, doit préférer le salut de son royaume à sa propre réputation. Ce sentiment est digne du père des peuples, reprit Mentor ; c’est à cette bonté, et non à la vaine magnificence de votre ville, que je reconnais en vous le cœur d’un vrai roi. Mais il faut ménager votre honneur, pour l’intérêt même de votre royaume. Laissez-moi faire ; je vais faire entendre à ces rois que vous vous êtes engagé à rétablir Ulysse, s’il est encore vivant, ou du moins son fils, dans la puissance royale, à Ithaque, et que vous voulez en chasser par force tous les amants de Pénélope. Ils n’auront pas de peine à comprendre que cette guerre demande des troupes nombreuses. Ainsi, ils consentiront que vous ne leur donniez d’abord qu’un faible secours contre les Dauniens. À ces mots, Idoménée parut comme un homme qu’on soulage d’un fardeau accablant. Vous sauvez, cher ami, dit-il à Mentor, mon honneur, et la réputation de cette ville naissante, dont vous cacherez l’épuisement à tous mes voisins. Mais quelle apparence de dire que je veux envoyer des troupes à Ithaque pour y rétablir Ulysse, ou du moins Télémaque son fils, pendant que Télémaque lui-même est engagé à aller à la guerre contre les Dauniens ! Ne soyez point en peine, répliqua Mentor ; je ne dirai rien que de vrai. Les vaisseaux que vous enverrez pour l’établissement de votre commerce iront sur la côte d’Épire ; ils feront à la fois deux choses : l’une, de rappeler sur votre côte les marchands étrangers, que les trop grands impôts éloignaient de Salente ; l’autre, de chercher des nouvelles d’Ulysse. S’il est encore vivant, il faut qu’il ne soit pas loin de ces mers qui divisent la Grèce d’avec l’Italie ; et on assure qu’on l’a vu chez les Phéaciens. Quand même il n’y aurait plus aucune espérance de le revoir, vos vaisseaux rendront un signalé service à son fils : ils répandront dans Ithaque et dans tous les pays voisins la terreur du nom du jeune Télémaque, qu’on croyait mort comme son père. Les amants de Pénélope seront étonnés d’apprendre qu’il est prêt à revenir avec le secours d’un puissant allié. Les Ithaciens n’oseront secouer le joug. Pénélope sera consolée, et refusera toujours de choisir un nouvel époux. Ainsi vous servirez Télémaque, pendant qu’il sera en votre place avec les alliés de cette côte d’Italie contre les Dauniens. À ces mots, Idoménée s’écria : Heureux le roi qui est soutenu par de sages conseils ! Un ami sage et fidèle vaut mieux à un roi, que des armées victorieuses. Mais doublement heureux le roi qui sent son bonheur, et qui en sait profiter par le bon usage des sages conseils ! car souvent il arrive qu’on éloigne de sa confiance les hommes sages et vertueux dont on craint la vertu, pour prêter l’oreille à des flatteurs dont on ne craint point la trahison. Je suis moi-même tombé dans cette faute, et je vous raconterai tous les malheurs qui me sont venus par un faux ami, qui flattait mes passions dans l’espérance que je flatterais à mon tour les siennes. Mentor fit aisément entendre aux rois alliés qu’Idoménée devait se charger des affaires de Télémaque, pendant que celui-ci irait avec eux. Ils se contentèrent d’avoir dans leur armée le jeune fils d’Ulysse avec cent jeunes Crétois qu’Idoménée lui donna pour l’accompagner ; c’était la fleur de la jeune noblesse que ce roi avait emmenée de Crète. Mentor lui avait conseillé de les envoyer dans cette guerre. Il faut, disait-il, avoir soin, pendant la paix, de multiplier le peuple ; mais, de peur que toute la nation ne s’amollisse, et ne tombe dans l’ignorance de la guerre, il faut envoyer dans les guerres étrangères la jeune noblesse. Ceux-là suffisent pour entretenir toute la nation dans une émulation de gloire, dans l’amour des armes, dans le mépris des fatigues et de la mort même, enfin dans l’expérience de l’art militaire. Les rois alliés partirent de Salente contents d’Idoménée, et charmés de la sagesse de Mentor : ils étaient pleins de joie de ce qu’ils emmenaient avec eux Télémaque. Celui-ci ne put modérer sa douleur quand il fallut se séparer de son ami. Pendant que les rois alliés faisaient leurs adieux, et juraient à Idoménée qu’ils garderaient avec lui une éternelle alliance, Mentor tenait Télémaque serré entre ses bras, et se sentait arrosé de ses larmes. Je suis insensible, disait Télémaque, à la joie d’aller acquérir de la gloire, et je ne suis touché que de la douleur de notre séparation. Il me semble que je vois encore ce temps infortuné, où les Égyptiens m’arrachèrent d’entre vos bras, et m’éloignèrent de vous sans me laisser aucune espérance de vous revoir. Mentor répondait à ces paroles avec douceur, pour le consoler. Voici, lui disait-il, une séparation bien différente : elle est volontaire, elle sera courte ; vous allez chercher la victoire. Il faut, mon fils, que vous m’aimiez d’un amour moins tendre et plus courageux : accoutumez-vous à mon absence ; vous ne m’aurez pas toujours : il faut que ce soit la sagesse et la vertu, plutôt que la présence de Mentor, qui vous inspirent ce que vous devez faire. En disant ces mots, la déesse, cachée sous la figure de Mentor, couvrait Télémaque de son égide ; elle répandait au-dedans de lui l’esprit de sagesse et de prévoyance, la valeur intrépide et la douce modération, qui se trouvent si rarement ensemble. Allez, disait Mentor, au milieu des plus grands périls, toutes les fois qu’il sera utile que vous y alliez. Un prince se déshonore encore plus en évitant les dangers dans les combats, qu’en n’allant jamais à la guerre. Il ne faut point que le courage de celui qui commande aux autres puisse être douteux. S’il est nécessaire à un peuple de conserver son chef ou son roi, il lui est encore plus nécessaire de ne le voir point dans une réputation douteuse sur la valeur. Souvenez-vous que celui qui commande doit être le modèle de tous les autres ; son exemple doit animer toute l’armée. Ne craignez donc aucun danger, ô Télémaque, et périssez dans les combats plutôt que de faire douter de votre courage. Les flatteurs qui auront le plus d’empressement pour vous empêcher de vous exposer au péril dans les occasions nécessaires seront les premiers à dire en secret que vous manquez de cœur, s’ils vous trouvent facile à arrêter dans ces occasions.

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