Au reste, ne soyez point en peine de la multiplication de ce peuple ; il deviendra bientôt innombrable, pourvu que vous facilitiez les mariages. La manière de les faciliter est bien simple ; presque tous les hommes ont l’inclination de se marier ; il n’y a que la misère qui les en empêche. Si vous ne les chargez point d’impôts, ils vivront sans peine avec leurs femmes et leurs enfants ; car la terre n’est jamais ingrate ; elle nourrit toujours de ses fruits ceux qui la cultivent soigneusement ; elle ne refuse ses biens qu’à ceux qui craignent de lui donner leurs peines. Plus les laboureurs ont d’enfants, plus ils sont riches, si le prince ne les appauvrit pas ; car leurs enfants, dès leur plus tendre jeunesse, commencent à les secourir. Les plus jeunes conduisent les moutons dans les pâturages ; les autres, qui sont plus grands, mènent déjà les grands troupeaux ; les plus âgés labourent avec leur père. Cependant la mère de toute la famille prépare un repas simple à son époux et à ses chers enfants, qui doivent revenir fatigués du travail de la journée ; elle a soin de traire ses vaches et ses brebis, et on voit couler des ruisseaux de lait ; elle fait un grand feu, autour duquel toute la famille innocente et paisible prend plaisir à chanter tout le soir, en attendant le doux sommeil : elle prépare des fromages, des châtaignes, et des fruits conservés dans la même fraîcheur que si on venait de les cueillir. Le berger revient avec sa flûte, et chante à la famille assemblée les nouvelles chansons qu’il a apprises dans les hameaux voisins. Le laboureur rentre avec sa charrue ; et ses bœufs fatigués marchent, le cou penché, d’un pas lent et tardif, malgré l’aiguillon qui les presse. Tous les maux du travail finissent avec la journée. Les pavots que le sommeil, par l’ordre des dieux, répand sur la terre, apaisent tous les noirs soucis par leurs charmes, et tiennent toute la nature dans un doux enchantement ; chacun s’endort, sans prévoir les peines du lendemain.
Heureux ces hommes sans ambition, sans défiance, sans artifice, pourvu que les dieux leur donnent un bon roi, qui ne trouble point leur joie innocente ! Mais quelle horrible inhumanité, que de leur arracher, pour des desseins pleins de faste et d’ambition, les doux fruits de leur terre, qu’ils ne tiennent que de la libérale nature et de la sueur de leur front ! La nature seule tirerait de son sein fécond tout ce qu’il faudrait pour un nombre infini d’hommes modérés et laborieux ; mais c’est l’orgueil et la mollesse de certains hommes qui en mettent tant d’autres dans une affreuse pauvreté.
Que ferai-je, disait Idoménée, si ces peuples que je répandrai dans ces fertiles campagnes négligent de les cultiver ?
Faites, lui répondait Mentor, tout le contraire de ce qu’on fait communément. Les princes avides et sans prévoyance ne songent qu’à charger d’impôts ceux d’entre leurs sujets qui sont les plus vigilants et les plus industrieux pour faire valoir leurs biens ; c’est qu’ils espèrent en être payés plus facilement : en même temps, ils chargent moins ceux que la paresse rend plus misérables. Renversez ce mauvais ordre, qui accable les bons, qui récompense le vice et qui introduit une négligence aussi funeste au roi même qu’à tout l’État. Mettez des taxes, des amendes, et même, s’il le faut, d’autres peines rigoureuses, sur ceux qui négligeront leurs champs, comme vous puniriez des soldats qui abandonneraient leurs postes dans la guerre ; au contraire, donnez des grâces et des exemptions aux familles qui, se multipliant, augmentent à proportion la culture de leurs terres. Bientôt les familles se multiplieront et tout le monde s’animera au travail ; il deviendra même honorable. La profession de laboureur ne sera plus méprisée, n’étant plus accablée de tant de maux. On reverra la charrue en honneur, maniée par des mains victorieuses qui auraient défendu la patrie. Il ne sera pas moins beau de cultiver l’héritage reçu de ses ancêtres, pendant une heureuse paix, que de l’avoir défendu généreusement pendant les troubles de la guerre. Toute la campagne refleurira : Cérès se couronnera d’épis dorés ; Bacchus, foulant à ses pieds les raisins, fera couler, du penchant des montagnes, des ruisseaux de vin plus doux que le nectar ; les creux vallons retentiront des concerts des bergers, qui, le long des clairs ruisseaux, joindront leurs voix avec leurs flûtes, pendant que leurs troupeaux bondissants paîtront sur l’herbe et parmi les fleurs, sans craindre les loups.
Ne serez-vous pas trop heureux, ô Idoménée, d’être la source de tant de biens, et de faire vivre, à l’ombre de votre nom, tant de peuples dans un si aimable repos ? Cette gloire n’est-elle pas plus touchante que celle de ravager la terre ; de répandre partout, et presque autant chez soi, au milieu même des victoires, que chez les étrangers vaincus, le c*****e, le trouble, l’horreur, la langueur, la consternation, la cruelle faim, et le désespoir ?
Ô heureux le roi assez aimé des dieux, et d’un cœur assez grand, pour entreprendre d’être ainsi les délices des peuples, et de montrer à tous les siècles, dans son règne, un si charmant spectacle ! La terre entière, loin de se défendre de sa puissance par des combats, viendrait à ses pieds le prier de régner sur elle.
Idoménée lui répondit : Mais quand les peuples seront ainsi dans la paix et dans l’abondance, les délices les corrompront, et ils tourneront contre moi les forces que je leur aurai données.
Ne craignez point, dit Mentor, cet inconvénient ; c’est un prétexte qu’on allègue toujours pour flatter ces princes prodigues qui veulent accabler leurs peuples d’impôts. Le remède est facile. Les lois que nous venons d’établir pour l’agriculture rendront leur vie laborieuse ; et, dans leur abondance, ils n’auront que le nécessaire, parce que nous retranchons tous les arts qui fournissent le superflu. Cette abondance même sera diminuée par la facilité des mariages et par la grande multiplication des familles. Chaque famille, étant nombreuse, et ayant peu de terre, aura besoin de la cultiver par un travail sans relâche. C’est la mollesse et l’oisiveté qui rendent les peuples insolents et rebelles. Ils auront du pain, à la vérité, et assez largement ; mais ils n’auront que du pain, et des fruits de leur propre terre, gagnés à la sueur de leur visage.
Pour tenir votre peuple dans cette modération, il faut régler, dès à présent, l’étendue de terre que chaque famille pourra posséder. Vous savez que nous avons divisé tout votre peuple en sept classes, suivant les différentes conditions : il ne faut permettre à chaque famille, dans chaque classe, de pouvoir posséder que l’étendue de terre absolument nécessaire pour nourrir le nombre de personnes dont elle sera composée. Cette règle étant inviolable, les nobles ne pourront point faire des acquisitions sur les pauvres : tous auront des terres ; mais chacun en aura fort peu, et sera excité par là à la bien cultiver. Si, dans une longue suite de temps, les terres manquaient ici, on ferait des colonies qui augmenteraient la puissance de cet État.
Je crois même que vous devez prendre garde à ne laisser jamais le vin devenir trop commun dans votre royaume. Si on a planté trop de vignes, il faut qu’on les arrache : le vin est la source des plus grands maux parmi les peuples ; il cause les maladies, les querelles, les séditions, l’oisiveté, le dégoût du travail, le désordre des familles. Que le vin soit donc réservé comme une espèce de remède, ou comme une liqueur très rare, qui n’est employée que pour les sacrifices, ou pour les fêtes extraordinaires. Mais n’espérez point de faire observer une règle si importante, si vous n’en donnez vous-même l’exemple.
D’ailleurs il faut faire garder inviolablement les lois de Minos pour l’éducation des enfants. Il faut établir des écoles publiques, où l’on enseigne la crainte des dieux, l’amour de la patrie, le respect des lois, la préférence de l’honneur aux plaisirs, et à la vie même. Il faut avoir des magistrats qui veillent sur les familles et sur les mœurs des particuliers. Veillez vous-même, vous qui n’êtes roi, c’est-à-dire pasteur du peuple, que pour veiller nuit et jour sur votre troupeau : par là vous préviendrez un nombre infini de désordres et de crimes ; ceux que vous ne pourrez prévenir, punissez-les d’abord sévèrement. C’est une clémence, que de faire d’abord des exemples qui arrêtent le cours de l’iniquité. Par un peu de sang répandu à propos, on en épargne beaucoup pour la suite, et on se met en état d’être craint, sans user souvent de rigueur.
Mais quelle détestable maxime, que de ne croire trouver sa sûreté que dans l’oppression de ses peuples ! Ne les point faire instruire, ne les point conduire à la vertu, ne s’en faire jamais aimer, les pousser par la terreur jusqu’au désespoir, les mettre dans l’affreuse nécessité ou de ne pouvoir jamais respirer librement, ou de secouer le joug de votre tyrannique domination ; est-ce là le vrai moyen de régner sans trouble ? est-ce là le vrai chemin qui mène à la gloire ?
Souvenez-vous que les pays où la domination du souverain est plus absolue sont ceux où les souverains sont moins puissants. Ils prennent, ils ruinent tout, ils possèdent seuls tout l’État ; mais aussi tout l’État languit : les campagnes sont en friche, et presque désertes ; les villes diminuent chaque jour ; le commerce tarit. Le roi, qui ne peut être roi tout seul, et qui n’est grand que par ses peuples, s’anéantit lui-même peu à peu par l’anéantissement insensible des peuples dont il tire ses richesses et sa puissance. Son État s’épuise d’argent et d’hommes : cette dernière perte est la plus grande et la plus irréparable. Son pouvoir absolu fait autant d’esclaves qu’il a de sujets. On le flatte, on fait semblant de l’adorer, on tremble au moindre de ses regards ; mais attendez la moindre révolution : cette puissance monstrueuse, poussée jusqu’à un excès trop v*****t, ne saurait durer ; elle n’a aucune ressource dans le cœur des peuples : elle a lassé et irrité tous les corps de l’État ; elle contraint tous les membres de ce corps de soupirer après un changement. Au premier coup qu’on lui porte, l’idole se renverse, se brise, et est foulée aux pieds. Le mépris, la haine, le ressentiment, la défiance, en un mot toutes les passions se réunissent contre une autorité si odieuse. Le roi, qui, dans sa vaine prospérité, ne trouvait pas un seul homme assez hardi pour lui dire la vérité, ne trouvera, dans son malheur, aucun homme qui daigne ni l’excuser ni le défendre contre ses ennemis.
Après ce discours, Idoménée, persuadé par Mentor, se hâta de distribuer les terres vacantes, de les remplir de tous les artisans inutiles, et d’exécuter tout ce qui avait été résolu. Il réserva seulement pour les maçons les terres qu’il leur avait destinées, et qu’ils ne pouvaient cultiver qu’après la fin de leurs travaux dans la ville.
Déjà la réputation du gouvernement doux et modéré d’Idoménée attire en foule de tous côtés des peuples qui viennent s’incorporer au sien, et chercher leur bonheur sous une si aimable domination. Déjà ces campagnes, si longtemps couvertes de ronces et d’épines, promettent de riches moissons et des fruits jusqu’alors inconnus. La terre ouvre son sein au tranchant de la charrue, et prépare ses richesses pour récompenser le laboureur : l’espérance reluit de tous côtés. On voit dans les vallons et sur les collines les troupeaux de moutons qui bondissent sur l’herbe, et les grands troupeaux de bœufs et de génisses qui font retentir les hautes montagnes de leurs mugissements : ces troupeaux servent à engraisser les campagnes. C’est Mentor qui a trouvé le moyen d’avoir ces troupeaux. Mentor conseilla à Idoménée de faire avec les Peucètes, peuples voisins, un échange de toutes les choses superflues qu’on ne voulait plus souffrir dans Salente, avec ces troupeaux, qui manquaient aux Salentins.
En même temps la ville et les villages d’alentour étaient pleins d’une belle jeunesse qui avait langui longtemps dans la misère, et qui n’avait osé se marier, de peur d’augmenter leurs maux. Quand ils virent qu’Idoménée prenait des sentiments d’humanité, et qu’il voulait être leur père, ils ne craignirent plus la faim et les autres fléaux par lesquels le ciel afflige la terre. On n’entendait plus que des cris de joie, que les chansons des bergers et des laboureurs qui célébraient leurs hyménées. On aurait cru voir le dieu Pan avec une foule de Satyres et de Faunes mêlés parmi les nymphes, et dansant au son de la flûte à l’ombre des bois. Tout était tranquille et riant ; mais la joie était modérée, et les plaisirs ne servaient qu’à délasser des longs travaux ; ils en étaient plus vifs et plus purs.
Les vieillards, étonnés de voir ce qu’ils n’avaient osé espérer dans la suite d’un si long âge, pleuraient par un excès de joie mêlée de tendresse ; ils levaient leurs mains tremblantes vers le ciel. Bénissez, disaient-ils, ô grand Jupiter, le roi qui vous ressemble, et qui est le plus grand don que vous nous ayez fait. Il est né pour le bien des hommes, rendez-lui tous les biens que nous recevons de lui. Nos arrière-neveux, venus de ces mariages qu’il favorise, lui devront tout, jusqu’à leur naissance ; et il sera véritablement le père de tous ses sujets. Les jeunes hommes, et les jeunes filles qu’ils épousaient, ne faisaient éclater leur joie qu’en chantant les louanges de celui de qui cette joie si douce leur était venue. Les bouches, et encore plus les cœurs, étaient sans cesse remplis de son nom. On se croyait heureux de le voir ; on craignait de le perdre : sa perte eût été la désolation de chaque famille.
Alors Idoménée avoua à Mentor qu’il n’avait jamais senti de plaisir aussi touchant que celui d’être aimé, et de rendre tant de gens heureux. Je ne l’aurais jamais cru, disait-il : il me semblait que toute la grandeur des princes ne consistait qu’à se faire craindre ; que le reste des hommes était fait pour eux ; et tout ce que j’avais ouï dire des rois qui avaient été l’amour et les délices de leurs peuples me paraissait une pure fable ; j’en reconnais maintenant la vérité. Mais il faut que je vous raconte comment on avait empoisonné mon cœur, dès ma plus tendre enfance, sur l’autorité des rois. C’est ce qui a causé tous les malheurs de ma vie. Alors Idoménée commença cette narration.