Chapitre 3-1

2007 Words
Chapitre 3 — Bonjour, ma chérie. Tu t’es bien reposée ? Thé ou café ? Je ne sais plus… — Café, s’il te plaît, grand-mère. L’après-midi, c’est du thé. Mais laisse… Je me servirai moi-même. Assieds-toi… Où sont passés les autres ? — Ton mari et ton grand-père sont sortis depuis plus d’une heure déjà. C’est jour de marché sur la place. Quant à ton cousin, tu le connais, il dort encore. Judith eut un sourire de connivence pour la vieille dame qu’elle trouvait si mignonne avec ses yeux bleu porcelaine, sa peau rose et fripée, sa joie de vivre congénitale. Avec lenteur, les mains parcheminées - paysage raviné où circulaient à fleur de peau des torrents noueux - s’appliquèrent à beurrer une tartine qu’elles tendirent, un peu tremblantes, à la jeune femme. Ce geste simple émut Judith. Ses yeux se mouillèrent. — Merci, grand-mère. Décidément, sa sensiblerie d’adolescente mal dégrossie s’hypertrophiait… Il était temps d’y mettre un frein avant de sombrer dans le ridicule. — Ta soirée était super, tu sais, ajouta-t-elle avant de planter les dents dans la tartine ensoleillée. — Oui, soupira Victorine. Le moins que l’on puisse dire, c’est que tu n’en as pas profité. Puis, après un silence, elle ajouta : — Ta tante Iris pense que tu es enceinte. Judith s’étrangla en avalant sa bouchée de pain. Victorine Le Du, égale à elle-même, n’avait pas son pareil pour dire les choses tout à trac, sans cérémonie. Entre deux quintes de toux, Judith promit à sa grand-mère que, le cas échéant, elle serait la seconde au courant. La jeune femme finissait de ranger les bols dans le lave-vaisselle lorsque son mari entra dans la cuisine, portant à bout de bras un panier d’osier où luisaient les carapaces bleues de homards bretons. — Quelle merveille ! Je vais préparer un court-bouillon dans la grande marmite. — Tu es folle ! s’insurgea Philippe Despré. Tu ne vas pas me gâcher d’aussi belles pièces ! Il faut les découper vivants et leur arracher au préalable les grosses pinces afin qu’ils conservent tout leur jus ! — Beurk ! grimaça Judith ! Eh bien, c’est ta partie ! Je te laisse opérer seul. Tandis que le chirurgien rassemblait son matériel - planche de bois, marteau et grand couteau - pour la première et ultime intervention auprès de ses patients crustacés, sa femme s’assit à l’autre bout de la table et ouvrit devant elle le journal-paravent au hasard. Elle tomba sur la rubrique nécrologique. Bel à-propos… Le chevalier Philippe, seul contre tous, guerroyait pourfendait ou estoquait les seigneurs de la mer, cherchait le défaut de la cuirasse. De temps à autre, Judith levait les yeux de son quotidien, essayant d’évaluer la fin du m******e. — Ton grand-père m’a demandé si l’on restait plusieurs jours, cette fois-ci. — Que lui as-tu répondu ? — Tu sais bien que j’ai trois opérations prévues après-demain. Toi aussi, tu dois préparer ton expo. Elle a lieu dans deux mois, non ? Tu as quelques toiles de prêtes ? Devant le mutisme soudain de sa femme, Philippe Despré releva la tête. Les tronçons de ses amis déchiquetés continuaient à se débattre dans une mare d’entrailles et de jus qui commençait pourtant à se gélifier. Question de nerfs… Le chirurgien réitéra sa demande. D’un air las, Judith haussa les épaules. — Je ne peins rien de bien en ce moment… Tout est nul… Je n’y arrive pas. — Ma fille, je te rappelle que c’est toi qui as voulu embrasser une carrière d’artiste ! Tu pourrais très bien jouer les mondaines à la maison et tenir salon. Grâce à tes parents - et je passe sur mon modeste salaire à côté de tes dividendes exceptionnels - tu as les moyens de faire vivre trois générations sans qu’aucune ne travaille ! Alors, respecte au moins tes choix ! La galerie de peinture avec laquelle tu as passé un contrat a besoin de toi. Les critiques d’art t’attendent au tournant. Eh bien, fonce ! Pas d’état d’âme ! Judith savait que son mari avait raison sur le fond. Pourtant la sévérité du ton désarçonna son fragile équilibre du moment. Elle fondit en larmes. Philippe s’approcha de sa femme sans pour autant la prendre dans ses bras. — Excuse-moi, ma chérie. Mais m’attendrir sur ton sort serait le dernier service à te rendre… Si, pour une raison quelconque, tu es déprimée, dis-le moi ! Ou fais du sport ! C’est un excellent remède, bien plus efficace que tous les médicaments dont te bourre ton psy ! Il ne tiendrait qu’à moi, je les ficherais à la poubelle ! Les morceaux de homard rissolaient à présent dans un mélange d’huile d’olive et de beurre salé, aromatisé d’estragon, de thym et d’aneth frais. — Sais-tu où ta grand-mère range ses épices ? Je cherche le piment et le safran. Judith se leva et apporta à son mari les ingrédients désirés. — Tu n’as pas oublié la purée de tomates et le vin blanc ? — Chaque chose en son temps, voyons ! Je ne les ai pas encore flambés ! Si tu veux te rendre utile, passe-moi l’assiette d’échalotes et d’ail. Pendant que Philippe officiait, uniquement concentré sur son fait-tout d’où s’exhalaient des fragrances subtiles, sa femme, songeuse, observait son profil au nez droit, ses yeux d’un bleu métallique, l’ossature de son visage, fine mais carrée. Il s’était forgé une personnalité à l’image de son physique… Ou peut-être était-ce l’inverse ? Elle sortit de son sac une cigarette qu’elle alluma. — Tu fumes le matin, maintenant ? De mieux en mieux ! Il n’avait pourtant pas eu besoin de tourner la tête vers elle. Ignorant sa remarque, Judith inhala une profonde bouffée. — Dis-moi, Phil… est-ce que cela t’ennuierait beaucoup si je restais quelque temps ici ? — Chez tes grands-parents ? Tu veux te débarrasser de moi ? Le ton blagueur qu’il avait pris ne donnait pas créance à ses propos. « De toute façon », songeait Judith, « Philippe ne se remettait jamais en question. Elle, si… trop souvent. » Tandis qu’il goûtait sa sauce, la jeune femme tenta de lui expliquer son besoin de se retrouver, de faire le point avec elle-même afin de repartir d’un nouvel essor. La vie parisienne la stressait en ce moment. Peut-être, en Bretagne, parviendrait-elle à se ressaisir, à peindre à nouveau… Seul, ce dernier argument fit réagir Philippe. — À la bonne heure ! Judith… Inutile de vouloir te justifier ainsi. Tu es une grande fille et tu fais tes choix. Je me débrouillerai bien, seul à Paris. Et puis, je reviendrai les week-ends… à moins que tu ne t’y opposes ? — Mais non, Phil ! protesta-t-elle. Si tu pouvais rester avec moi, je serais contente. — En tous cas, tu es sûre de faire un heureux : ton cousin pot-de-colle. T’avoir à domicile ! Un rêve pour lui ! — Je n’ai aucune intention d’habiter ici ! Pour le coup, la curiosité de Philippe s’éveilla. — Et on peut savoir où ? Tu as horreur de passer plus de huit jours à l’hôtel ! Judith hésita un instant avant de répondre. Bien que sa décision fût prise, il lui semblait jouer son va-tout par le simple fait de la verbaliser. — C’est toi qui, sans t’en rendre compte, m’en as donné l’idée, Phil. J’ai parlé à Grand-mère ce matin… La maison de l’île Chevalier n’est pas louée en ce moment. Philippe Despré délaissa ses fourneaux et vint s’asseoir auprès de sa femme. Il lui prit la main et la caressa. D’une voie devenue soudain très douce, il lui expliqua : — Fais attention à toi, Judith. Je t’ai peut-être dit que, pour te débarrasser de tes démons, il faudrait d’abord les provoquer en duel… Je ne suis pas psy, Dieu m’en préserve ! Seul, le bon sens me fait penser qu’on ne peut pas effacer d’un coup d’éponge son passé. Il est indélébile et il faut s’en accommoder. Mais en auras-tu la force, ma chérie ? Tu n’as pas remis les pieds depuis trente ans dans la maison où tes parents se sont suicidés. Cette démarche n’est pas sans risque psychique… Tu me sembles parfois si fragile ! Judith embrassa son mari. — Chut… Ne t’inquiète pas pour moi. Je me sens prête. Si je veux arriver à peindre à nouveau et à honorer mes contrats, c’est le moment où jamais. Cet après-midi, ajouta-t-elle d’un ton plus léger, j’accompagne grand-père à la Torche. Je passerai dans la soirée voir l’état de la maison. Et toi ? Quel est ton programme ? — Le golf, ma chérie. À Bénodet. Guillaume Le Du, le cheveu hirsute, surgit à ce moment-là dans la cuisine et interrompit leur tête-à-tête. — Il reste du café ? bâilla-t-il. — Non… rétorqua Philippe en jetant un coup d’œil au cadran de l’horloge. Mais ta grand-mère ne va sûrement pas tarder à préparer ton goûter… * Émile Le Du, malgré ses quatre-vingt-six ans, avait tenu à conduire lui-même sa voiture, au grand dam de sa petite fille qui, de sa vitre ouverte, signalait aux véhicules du cortège ainsi formé, le moment opportun pour dépasser la pièce de musée : une antique 4L chevrotante et cachectique. Plus très sûr de sa vue, Émile, au mépris des klaxons de tous ces sauvages, s’en tenait à son plan infaillible : mordre la ligne blanche médiane ; quitte à donner un coup de volant énergique et se rabattre sur la berme lorsqu’il croisait un chauffard qui aurait mieux fait d’être au travail plutôt que d’encombrer la route des retraités. D’ailleurs, Émile Le Du eut l’occasion de fermer son clapet à l’un de ces malotrus quand on le doubla. — Eh ! Pépé ! Ça fait du bien un p’tit coup de gnôle avant de conduire, hein ? — Sachez, jeune impertinent, que j’ai mon permis depuis 1934 et… La fin de sa phrase se perdit dans la campagne bigoudène. Le freluquet n’avait pas attendu son reste ! Au grand soulagement de Judith, ils quittèrent la départementale de Plomeur pour s’engager sur une cantonale, en direction de Tronoën. Malgré les lacets de la route, la jeune femme se détendit un peu. Ils étaient seuls… En parvenant sur le parking de terre battue occupé par un hangar, la voiture cala. — Ça tombe bien, Judith. Je dois m’arrêter ici pour acheter des oignons de fleurs pour ta grand-mère. Tu m’accompagnes ou tu fais un tour ? La jeune femme préféra prendre l’air. Une marche tonique soulagerait sa nausée. Elle choisit au hasard une sente à travers champs. Le vent s’était levé, modelant à la façon d’un sculpteur l’épiderme de la terre. À perte de vue, des myriades de tulipes dodelinaient de la tête sous la caresse rugueuse du noroît. Des parcelles rouge vermillon côtoyaient des rubans d’un rose tendre, des b****s jaunes ou orange au mépris d’un bon goût codifié. C’était la revanche de la pauvreté, cette terre sableuse, élimée par les bourrasques salées, au ventre tari incapable de nourrir ses enfants ou d’assouvir le désir de ses hommes. Tous les ans, au printemps, elle masquait son indigence à la manière d’Arlequin qui eût été bien en peine de s’offrir pour Carnaval un habit monochrome. Judith s’inclina devant une telle fierté. Son œil exercé de peintre esquissait dans le vent une toile imaginaire. C’est alors qu’une idée germa pour la première fois depuis de longs mois dans son esprit à l’inspiration égarée. Lorsqu’elle rejoignit son grand-père, ils décidèrent de marcher vers l’océan situé à deux kilomètres de là à vol d’oiseau. Déjà, ils percevaient son bruissement assourdi. À l’horizon, une ligne azurée griffait aussi la frontière des deux mondes. Sans boussole, égaré dans une terre inconnue, l’homme de la mer retrouvait son élément à la lecture du ciel qui n’est jamais le même quand il rompt les amarres pour une rêverie marine. Émile et sa petite-fille avançaient contre le vent. C’était un bon marcheur mais elle lui tenait le bras. De sa main libre, il plaquait sa casquette sur le sommet du crâne. — Tu ne diras pas à ta grand-mère que c’est moi qui ai conduit, hein ? — Quoi ? cria Judith. La vanité d’un dialogue s’imposa d’elle-même. Seul le vent avait voix au chapitre. Ils longeaient à présent l’un des derniers champs cultivés. À travers les nuages, une coulée de lumière ondoya sur la glèbe, transfigurant le jaune des tulipes en un or mystique. Puis, peu à peu, l’explosion chromatique exhala ses derniers souffles, laissant épars, çà et là, quelques éclats colorés sur de petits lopins extirpés à la pelouse maritime. La nature ôtait sa robe de pavane et exhibait sa nudité ; un corps dont l’âpreté s’étendait à perte de vue. L’air, saturé de sel, se poissait, engluait dans son haleine d’ivrogne des goélands qui tentaient, en vain, de naviguer à contre-courant. Ils finissaient, à bout de force, par se laisser dériver. Ils gravirent la dune derrière laquelle leur parvenait le fracas des vagues. Une végétation parcimonieuse et revêche, engorgée dans le sable, irritait les mollets nus de Judith. Des touffes d’oyats laissaient leurs épillets tanguer au gré de leur extravagance. Ces graminées côtoyaient les pâles chardons dont les bractées épineuses, confites dans le sel, craquelaient sous les pas des promeneurs. Parvenus au sommet, le grand-père et sa petite fille se nichèrent dans une excavation de la dune protégée du vent. Émile sortit de sa vareuse une pipe et un paquet de tabac gris. — Tu comprends, elle ne nous a pas vus partir. Elle n’en saura rien… — Qui ? De quoi tu parles, Grand-père ? — Mais de Victorine, voyons ! Je lui ai dit que tu me conduisais… Elle n’aime pas me voir au volant. Elle prétend que je n’y vois plus guère… Très gentille, ta grand-mère. Mais, côté aventureux… Et moi, c’est mon plaisir… Judith sourit à son grand-père et lui promit de garder le secret. À une seule condition, cependant… Amusée, elle comprenait à présent l’insistance d’Émile à se faire accompagner par elle. Le vieil homme tendit sa bouffarde vers la mer.
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