Chapitre 2-2

1590 Words
Judith sourit à son mari. — C’est inutile, Philippe. Je suis fatiguée… Je crois que je vais dormir un peu. La nuit était tombée lorsque Judith se réveilla. À tâtons, la jeune femme fouilla l’obscurité et finit par trouver l’interrupteur de sa lampe de chevet. Du plancher, lui parvenait un brouhaha étouffé. Les invités de ses grands-parents étaient toujours là. Lorsque ses yeux se furent habitués à la lumière feutrée, elle consulta sa montre. Elle avait dû dormir plus d’une heure. Il aurait sans doute fallu qu’elle descende mais elle ne se sentait pas le courage d’affronter les questions de tous ces gens ou leurs témoignages de sympathie. La chambre qu’occupait son père lorsqu’il était jeune, offrait à Judith un cocon protecteur. Les rares fois où elle venait passer un week-end à Pont-l’Abbé, sa grand-mère leur destinait la chambre d’amis, plus vaste. Or cette pièce, véritable mausolée conservé tel quel à la mémoire de son père, paraissait attendre encore son occupant : un jeune homme de la fin des années soixante. Par là même, Judith mesurait le chagrin de sa grand-mère depuis la disparition de son petit dernier. Chaque nuit de ces trente années passées, sa peine devait s’endormir dans ce lit étroit, un peu plus profondément peut-être… Mais on n’oublie rien, on accumule. Seule concession faite à l’adolescence d’Antoine Le Du ; quelques photos plus tardives, lorsque le papillon Tony Black était sorti de sa chrysalide, comme autant de témoignages d’une carrière et d’un succès fulgurants. Judith s’approcha de ces clichés épinglés sur une tapisserie aux motifs géométriques, si désuète à présent, mais qui, à l’époque, passait pour avant-gardiste. Tony Black sur scène, entouré de Sylvie Vartan et de Johnny Hallyday. Une autre photo prise sur la butte Montmartre le représentait en compagnie de son ami et mentor : Charles Aznavour. Tony sur le pont d’un bateau, au large de la Corse, faisant le pitre au milieu de copains, parmi lesquels on reconnaissait Jacques Dutronc, Françoise Hardy et Nino Ferrer. Judith s’arrêta plus longuement devant un autre portrait : celui d’une jeune femme brune appuyée contre l’épaule de Tony Black, sous le regard bienveillant de Montserrat Cabane. Du bout des doigts, elle caressa la joue de papier glacé. — Maman… Aussi bien d’un côté comme de l’autre, nul n’avait compris cette union. Judith avait pieusement conservé les revues de l’époque où son père et sa mère faisaient la une. Selon le camp choisi, on pouvait lire en gros titres : « La sublime contralto Sarah Goldfisch s’entiche d’un chanteur yéyé », ou « Le coeur de notre Tony n’est plus à prendre : il épouse l’opéra. » L’image des Capulet jouant à saute-mouton avec les Montaigu n’aurait pas paru plus saugrenue aux yeux des fans ou des idolâtres que le mariage de ces deux êtres aussi appelés à se rencontrer que le blizzard et le sirocco. D’une famille à l’autre, l’incrédulité avait été la même. Chez les Goldfisch, famille juive parisienne très aisée, et qui, depuis des générations, avait fait fortune dans le commerce international, on recevait tout ce que la capitale comptait d’intellectuels, de scientifiques et d’artistes bon teint. Cette bourgeoisie-là était sans commune mesure avec celle des Le Du, gens simples et discrets qui s’enorgueillissaient d’un arrière-grand-oncle amiral. En passant devant l’armoire à glace, Judith tenta de remettre de l’ordre à sa tenue. Peine perdue. Le lin se froisse aussi vite qu’une vieille fille susceptible. La bosse sur son front la faisait encore souffrir. Elle grimaça lorsqu’elle la tâta pour en évaluer la proéminence. On toqua à la porte. — Entrez… Ah ! C’est toi, Iris ? — Je ne te dérange pas, ma fille ? Nous voulions savoir si tu allais mieux… La tante de Judith s’avança vers la jeune femme et examina son front avec attention. — Tu ne préfères pas qu’on téléphone à un médecin ? — Je te rappelle, ma chère tante, répondit Judith en riant, que j’ai épousé la faculté. Si tu veux vexer Philippe… — Loin de moi cette idée ! se défendit aussitôt Iris Le Du. Tu sais combien je lui dois ! Mais en l’occurrence, c’est un spécialiste et l’avis d’un généraliste est parfois nécessaire. Judith sourit au regard rempli de sollicitude. À cinquante-sept ans, Iris aurait pu passer pour une très belle femme encore, n’eût été l’accident de voiture qui l’avait défigurée deux années auparavant. Son visage en conservait des séquelles. Pourtant, sans l’intervention de Philippe Despré le résultat aurait pu être dramatique. Pendant plus de trois heures, le chirurgien avait enlevé les minuscules éclats de pare-brise, suturé les plaies. Judith se souviendrait toujours de ce réveillon si joyeux au départ et si tragique au final. alors qu’ils venaient de fêter tous ensemble la nouvelle année, une sonnerie de téléphone avait réveillé la maisonnée vers quatre heures du matin. En rentrant chez eux, Raymond Le Du et sa femme avaient dérapé sur une plaque de verglas. Le service d’urgences de l’hôpital où les pompiers avaient transporté Iris, était débordé. Par l’intermédiaire de Raymond, sorti indemne de l’accident, et renseignements pris auprès de la clinique parisienne où travaillait Philippe, on faisait appel au chirurgien esthétique. Iris, qui avait failli perdre la vue, s’en était tirée au moindre mal. La tante de Judith, parvenue au seuil de la chambre, se retourna vers sa nièce, la mine tourmentée. — Je me permets d’insister, ma chérie, au sujet d’un médecin. Il est des circonstances, tu comprends, où les maris aussi compétents soient-ils, ne se rendent pas compte de l’état de leur femme… Intriguée par ce discours alambiqué, Judith leva les sourcils. — Qu’essaies-tu de me dire, Iris ? Sans répondre, la femme posa un regard insistant sur le ventre de sa nièce qui, soudain, comprit. — Ah ! Tu penses que je me suis évanouie parce que… — Oui, l’interrompit Iris. Il serait tout à fait raisonnable qu’au bout de quatre années de mariage, vu ton âge, tu attendes enfin un enfant ! Judith sourit et posa les mains sur les épaules d’Iris. — Non… aucun risque. Je ne me sens pas prête encore à devenir mère. Plus tard, peut-être. Pour l’instant, j’ai d’autres problèmes à régler… — De quel ordre ? ne put s’empêcher de répondre Iris. Tu n’as pas, loin s’en faut, de soucis d’argent. Avec Philippe… heu… tout va bien dans votre couple ? — Mais oui, répliqua Judith un peu plus vivement qu’elle ne l’aurait voulu. C’est juste un passage à vide… Je n’arrive plus à peindre… Et je me sens un peu déprimée… sans raison. Iris Le Du, pour se donner une contenance, joua avec ses doigts. Sa nièce restait polie mais refusait de se livrer outre mesure, et elle ne savait pas comment mettre un terme à cette fin de non-recevoir. En déclarant vouloir se reposer encore un peu, Judith libéra sa tante qui sortit de la chambre sans bruit. La jeune femme s’accroupit devant une pile de 45 tours posés à même le sol et en choisit un sans avoir vérifié au préalable si l’antique pick-up fonctionnait toujours. Lorsque le diamant griffa le vinyle noir, Judith reconnut les premières mesures qu’elle pensait pourtant avoir oubliées. Elle marqua le rythme de la plante du pied, baissa la tonalité et attendit que son père eût entamé le refrain pour chantonner de concert : « Si tu m’aimes, my baby, Dis-moi oui, « oui, oui, Oui pour la nuit. Sois gentille, my baby, Et dis-moi oui, oui, oui, Oui pour la vie… » La bouche fermée, elle fredonna ensuite l’air du second couplet, incapable de retrouver les paroles. Un sentiment de tristesse infinie l’envahit, non qu’elle pensât à ce père mort si jeune et dont elle n’avait presque plus souvenir. C’était autre chose, comme une trahison faite à la petite fille qu’elle était jadis et qui béait d’admiration devant cette chanson. Or, à présent, la niaiserie de cette rengaine sirupeuse lui parvenait telle quelle, non filtrée par un amour filial inconditionnel. Judith eut honte de ses pensées. Elle releva le bras du pick-up et remit la chanson au début, s’appliquant à lui trouver quelque qualité. Après tout, trente ans auparavant, c’était un tube… Pendant plus de quatre mois, nul ne l’avait détrôné de sa première place au hit-parade… On ne pouvait nier un certain rythme… Quant aux paroles, elles reflétaient l’insouciance de l’époque… Cette chanson, de toute façon, aussi insipide fût-elle, faisait corps avec elle. Afin de mieux s’imprégner de la romance, elle se lova en position fœtale, les bras étreignant les mollets, la joue gauche posée sur les genoux. Lorsque les trémolos s’évanouirent, elle remit le disque une troisième fois. Puis une quatrième. L’ombre fugace d’une réminiscence balaya le ciel blanc et amnésique de son passé. Le matin où son père et sa mère s’étaient suicidés, n’écoutait-elle pas cette mélodie ? Aussitôt, la question lancinante qu’elle s’était mille fois posée, éclata comme une bulle de gaz à la surface d’un magma putride de matières en décomposition. Lequel des deux avait tué l’autre avant de se donner la mort ? L’enquête n’avait pas pu se prononcer. Une petite fille de quatre ans avait ramassé l’arme auprès de l’un des corps, sans pouvoir rien préciser. Traumatisée et aphasique durant de longs mois, l’enfant-roi, métamorphosé en poussière d’étoile, avait été aspiré par le trou noir de l’oubli. Tout à l’heure, cette même béance l’avait humée puis absorbée avant de la vomir quand elle était revenue à elle. Elle eût été incapable d’expliquer son évanouissement. Des enfants jouaient entre eux… Un petit garçon poursuivait une fillette avec une arme en plastique… Un bouchon de champagne avait explosé… Soit ! Et alors ? Quelle étrange combinaison psychique avait désorganisé la chimie de son cerveau ? Un picotement significatif engourdit le bout de ses doigts, annonciateur d’une crise de tétanie. Judith se leva d’un bond, fouilla l’étroite chambre du regard. Son sacré sac à main… Par acquit de conscience, elle souleva les pans du couvre-lit. Son sac avait-il glissé sous le meuble ? Rien ! Il lui fallait ses médicaments ! Déjà, le fourmillement gagnait ses avant-bras. Personne n’avait songé à lui monter son sac… Que faire ! Sa peau devenait moite. Les battements de son coeur allaient s’accélérer d’une seconde à l’autre jusqu’à atteindre ce paroxysme où elle aurait l’impression de mourir… Elle devait enrayer cet immonde mécanisme. Affolée, la jeune femme se souvint alors des conseils de son analyste au cas où se produirait ce scénario. Trop d’oxygène parvenait au cerveau. Il fallait respirer du gaz carbonique pour arrêter la crise… D’une main fébrile, Judith s’empara de la première poche de plastique qu’elle trouva sur une étagère, en déversa le contenu à même la moquette et enfouit son visage à l’intérieur du sac. Petit à petit, les palpitations se calmèrent, laissant une place dévastée à une immense fatigue. Alors, seulement, Judith ôta de la poche un visage ruisselant de sueur et se mit à sangloter.
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