Chapitre 2-1

2001 Words
Chapitre 2 Avril 2002. La BMW du docteur Despré roulait à une vitesse excessive, avalant des rubans de départementales, déglutissant à peine dans les agglomérations qu’elle traversait avec morgue. — Je crois que je vais battre mon record, lança le conducteur. Paris-Pont-l’Abbé en moins de quatre heures trente ! Elle a la pêche, ma petite ! Indifférente à cette prouesse purement machiste, sa passagère haussa le sourcil et tourna le bouton de la radio. — Je ne te comprends pas, Philippe. Toi qui passes le plus clair de ton temps à réparer les gueules cassées, à quel confrère confieras-tu les nôtres quand ton joujou aura dépassé les bornes ? Kilométriques… s’entend. — Je te l’ai déjà dit, Judith. Il est plus sûr de rouler à 180 dans une grosse cylindrée, qu’à 110 dans une vieille guimbarde. Détends-toi un peu… Admire le paysage ! — En bref, ne m’emmerde pas… murmura pour elle-même, la jeune femme qui se cala, résignée, contre le dossier de son siège. Les yeux mi-clos, bercée par les notes mélancoliques d’une sonate de Schubert intimement mêlées au ronron de la ventilation, Judith se laissa dériver vers une douce torpeur, peuplée de rêveries éparses. Depuis combien de temps n’avait-elle pas revu ses grands-parents ? Six… huit mois, peut-être. Le sourire espiègle de son aïeule s’imposa à elle, telle une caresse. Elle crut percevoir les effluves suaves de son fondant au chocolat égarées dans les volutes bleuâtres du cigare de son mari. Les paupières lourdes, elle cherchait à tâtons l’ouverture automatique de sa vitre lorsqu’un v*****t coup de freins la projeta en avant. En se bloquant, sa ceinture de sécurité lui coupa le souffle. Les vitupérations du conducteur achevèrent de la réveiller. — Et, merde ! Un radar ! Je pense l’avoir vu à temps… Ça devrait passer… Au lieu d’ingurgiter tes fichus calmants qui te font roupiller, tu pourrais peut-être coopérer et te montrer un copilote digne de ce nom ! Comme d’habitude, dès qu’il se sentait fautif, Philippe s’en prenait à elle. Comme d’habitude, elle ne pipa mot, non par crainte d’envenimer les choses, mais par lassitude. Quelques centaines de mètres plus loin, deux motards obligeaient la BMW à se garer sur le bas-côté de la route. Philippe Despré n’attendit pas que les gendarmes viennent à lui. Après avoir extirpé son portefeuille de sa veste, il marcha à leur rencontre. À l’intérieur de la voiture, sa femme assista à la séance de cinéma muet. Ébauche d’un salut militaire d’une part, déploiement de séduction virile de l’autre. Judith ne s’en faisait pas pour son mari. Il savait gagner un public à sa cause. Et puis, de toute façon, il avait largement mérité un retrait de permis… Elle le vit signer sans broncher son procès-verbal et revenir vers la voiture, la mine satisfaite. — Pas de problème, ma chérie. Je n’ai dépassé la limite autorisée que de 38 km/h. Quand je t’affirme que les freins de ce bijou sont fantastiques ! Je m’en sors avec une amende plutôt salée… Bah ! Aucune importance… Cet épisode aurait pu rendre plus léger le pied droit du conducteur. Mais c’était mal connaître Philippe Despré. Quelques minutes plus tard, Judith lorgna sur le compteur du tableau de bord. Il affichait un petit 160 km/h. Une mignardise, somme toute, pour le chirurgien esthétique. — Les flics sont comme les trains, tu sais… Ils peuvent en cacher d’autres… — Fie-toi à mon flair, Judith ! Tu n’as plus rien à craindre. Estomaquée, la jeune femme écarquilla les yeux. Qu’avait-elle à craindre, en effet, si ce n’est de finir sa vie au bord d’une route ? Ce culot parvenait encore à la déconcerter au bout de quatre ans de mariage. Lion ascendant Scorpion, songea-t-elle, un cocktail explosif de volonté, d’autoritarisme et de passion. « Qui m’obéit me suive », aurait pu être la devise de l’homme qu’elle avait épousé. Assistant du professeur Bevenstein, alias Dieu le Père pour les poitrines tombantes, les fesses molles ou les rides du gotha parisien, Philippe devait ronger son frein auprès du grand ponte en attendant la passation de pouvoir… Pas étonnant, après tout, qu’il appuie sur le champignon en dehors de la clinique. Judith observa le profil de son mari, plus viril que réellement beau. Elle devait lui rendre justice cependant. Au début de leur liaison, le professeur Bevenstein poursuivait de ses assiduités toutes paternelles son jeune et fringant poulain. Sourires enjôleurs, invitations à dîner dans sa propriété d’Auteuil, petites privautés à la clinique… Il fallut un certain cran à Philippe pour s’opposer aux désirs du grand patron : il n’épouserait pas mademoiselle Bevenstein. Grâce à cette union, son avenir eût pourtant été assuré… Ascension sociale inespérée pour ce fils et petit-fils de modestes commerçants de province. Qui plus est, Sophie-Anne Bevenstein, sans répondre aux canons de l’orthodoxie esthétique, était loin d’être le laideron incasable convenu. — Sais-tu qui tes grands-parents ont invité à leur fête ? — Oh… le cercle habituel de la famille et de leurs amis, je présume. Edmond, le frère aîné de papa, sa femme Iris, mon cousin Guillaume… — Ça promet ! soupira Philippe Despré. Je ne peux pas le voir en peinture, celui-là ! Prolonger une crise d’adolescence au-delà de trente ans n’a jamais été le signe d’une intelligence fulgurante… Je serais curieux de savoir quelle panoplie il aura choisi de porter cette fois ton cousin au QI de lapin ! Trotskiste ? Punk, comme l’année dernière ? Bouddhiste ? Judith réprima un sourire. — Tu exagères un peu, Philippe. Guillaume est un gentil garçon, malgré ses sautes d’humeur. Il n’est pas facile de se forger une personnalité quand on n’a pas eu de modèle parental. Je te rappelle tout de même que son père a fui ses responsabilités lorsque Guillaume avait cinq ans et que sa mère, ma tante Agnès, est morte d’un cancer huit années plus tard. Le cadeau est lourd… — Mais toi aussi… Ce n’est pas pour autant… Philippe Despré ne poursuivit pas la phrase. Elle lui avait échappé malgré lui. Ils arrivaient à Pont-l’Abbé. À l’entrée de la ville, Judith ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur le panneau indiquant une autre direction : celle de l’île Chevalier. Depuis les événements, elle n’y était jamais retournée. La psychothérapie qu’elle avait entamée, quelques mois auparavant, parviendrait peut-être à vaincre ses démons… et à l’aider à peindre à nouveau. Oui… C’était cela l’essentiel… Sans la peinture elle pouvait survivre mais non vivre. Le néant de la toile blanche lui donna le vertige. Par association d’idées, sans doute, elle rabattit le pare-soleil et rectifia son maquillage dans le miroir de courtoisie. De profonds cernes accentuaient l’ambre clair de ses yeux. Elle plissa les paupières. Des rides d’expression se frayèrent aussitôt un chemin vers les tempes. Du coin de l’œil, son mari s’amusa à l’observer. — Tu veux que je t’arrange cela, ma chérie ? Pour toi, tu sais, ce sera gratuit ! Un peu vexée de s’être laissé surprendre, Judith rétorqua : — Non merci, je garde mes rides ! Il n’est pas donné à tout le monde de vieillir. C’est un cadeau du temps. — On en reparlera dans dix ans, ma chère, de ce cadeau. Les rides, c’est comme les paires de draps que les nouveaux mariés reçoivent le jour de leurs noces. Ils en conservent deux ou trois, les plus jolis, et se débarrassent des autres. Tu n’échapperas pas à la règle. — C’est bien mal me connaître, Philippe. Vends ton tissu métaphorique à tes clientes, si tu veux ! Pas à moi. — Tu te crois plus forte que tout le monde, hein, Judith ? — Non au contraire… murmura-t-elle, les larmes aux yeux. Au contraire… Que ferais-je d’une peau neuve ? Je me sens si vieille… * — Tiens ! Voici notre belle Judith accompagnée de son boucher mondain… — Arrête de boire, Guillaume ! Tu en es déjà à ton troisième punch. Et montre-toi aimable, si faire se peut, envers Philippe. C’est un chic type. — À vos ordres, oncle Edmond ! Que ne ferait-on pas pour la famille ! Le jeune homme, verre à la main, se fraya un passage entre les différents groupuscules disséminés dans le salon. Sa stature dégingandée attira aussitôt le regard du chirurgien qui bavardait avec les grands-parents de Judith. Il se pencha vers sa femme et lui murmura à l’oreille : — Voilà ton chien de garde… Il a délaissé les « nonosses » du buffet pour venir se coucher à tes pieds… C’est quand même affectueux ces petites bêtes ! Judith posa l’index sur la bouche de son mari, lui intimant ainsi l’ordre de se taire et accueillit son cousin germain, les bras ouverts. — Comme je suis contente de te voir, Guillaume ! Ma parole, on dirait que tu as encore grandi ! La grand-mère de Judith intervint alors. — Ce n’est pas cela, ma petite fille. Notre Guillaume a beaucoup maigri, ces temps derniers. Il ne mange pas suffisamment. Maintenant que tu es là, j’espère que tu lui feras entendre raison. Philippe Despré leva au plafond un regard éloquent. Dieu seul savait à quel point ce grand escogriffe avait le pouvoir de l’agacer. Ses pommettes trop saillantes et ses joues creuses mettaient en valeur un appendice nasal bosselé et luisant que le chirurgien plastique aurait volontiers raboté sans anesthésie. Tout à l’heure, devant le buffet, ce palmipède avait le bec suffisamment aiguisé pour trier les petits fours et ingurgiter les seuls canapés garnis de foie gras ou de caviar… À présent repu, le pélican faisait des mines à sa femme et l’ignorait tout à fait. À peine avait-il consenti à tendre une patte molle au médecin. Avec humeur, Philippe décida d’asticoter ce drôle d’oiseau. — Alors, mon cher Guillaume ! Et ce job dans ta boîte d’informatique ? Ça marche, cette fois ? Il savait pertinemment que le jeune homme venait de claquer la porte du cabinet qui l’avait pris à l’essai et ignora, sans ciller, le pincement infligé par Judith dans le bas de son dos. Tout en s’adressant à sa cousine, Guillaume Cossec daigna lâcher une information : — Grand-mère ne vous a pas prévenus, Judith ? Il aurait fallu que je consente à bosser presque gratis pendant un trimestre ! Très peu pour moi ! Il existe des lois contre le terrorisme patronal et je compte bien faire valoir mes droits ! D’abord les attaquer aux Prud’hommes… Ensuite, demander des dommages et intérêts. — Bonne idée… osa Philippe. En plus du RMI, cela te fera un joli magot ! À trente-deux ans, ajouta-t-il avec une hypocrisie consommée, tu dois avoir hâte de quitter le nid de tes grands-parents et de voler de tes propres ailes… À peine venait-il de proférer cette dernière remarque que Philippe se posait une question au sujet de sa métaphore filée. Les pélicans volent-ils au moins ? Ne restent-ils pas au ras du foin comme les poules ou les autruches ? Les oreilles chauffées par l’alcool et l’outrecuidance de cet homme qu’il détestait, Guillaume allait répliquer vertement sa façon de penser quand un tintement cristallin appela l’attention des commensaux. Un cercle se formait autour de Raymond Le Du qui, muni d’un couteau et d’un verre, réclamait le silence. À ses côtés, se tenaient ses parents, silhouettes graciles, visiblement émus. — Mes amis ! Nous voici tous réunis pour fêter ensemble un couple extraordinaire, celui d’Émile et de Victorine Le Du. Ils ont tenu à célébrer avec nous le soixantième anniversaire de leur mariage… Le discours de Raymond fut émaillé d’anecdotes colorées, serties dans la monture d’une vie, somme toute, simple. Judith faisait confiance à son oncle. Il n’évoquerait pas les épisodes dramatiques qui avaient terni le bel ouvrage de ces deux êtres en telle osmose qu’ils avaient fini par se ressembler. Néanmoins, chacun, ici, devait songer à la douce Agnès, emportée une vingtaine d’années auparavant par un cancer de l’utérus, ou à Antoine, le benjamin… mort le premier dans de nébuleuses circonstances. Enfin, l’oncle Raymond porta un toast. Les rares enfants présents dans l’assemblée, tenus depuis d’interminables minutes à écouter sans bouger ce monologue assommant, en profitèrent pour s’ébrouer. Un jeune garçon sortit de sa poche un pistolet à eau et courut après une petite fille, ravie du jeu. C’est alors qu’une détonation claqua. Un bouchon de champagne… Deux ou trois personnes prêtèrent main-forte à Philippe Despré. Un genou à terre, le médecin tentait de réanimer sa femme. Judith venait de s’évanouir… * L’effroyable machine avait déjà happé ses doigts. Elle finirait par la broyer tout entière. Appeler quelqu’un… Arrêter le mécanisme… Elle hurla. Mais son cri ne connaissait pas le chemin de la sortie. Il tombait dans son ventre. Un puits… Où retrouver son cri dans une telle masse d’eau ? — Philippe ! Je crois qu’elle revient à elle. Elle murmure quelque chose. Iris Le Du continua d’humecter le front et la nuque de sa nièce à l’aide d’un gant de toilette tandis que Victorine serrait toujours la main de sa petite-fille. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Judith vit trois visages penchés sur elle. — Que m’est-il arrivé ? J’ai si mal à la tête… balbutia-t-elle. — Tu en es quitte pour une belle bosse, ma chérie… En tombant, tu t’es heurté la tempe contre le barreau d’une chaise. Mais n’aie pas peur… Tout va bien maintenant… la tranquillisa son mari. Judith regarda autour d’elle. Elle reconnaissait les murs couverts de photos et de posters. La chambre de son père… Elle tenta de se redresser sur les coudes mais fut prise aussitôt de vertiges et de nausées. — Ne fais pas de zèle, ma choupinette. Repose-toi. Tout le monde, en bas, s’inquiète à propos d’une belle au bois dormant. Nous allons rassurer ta cour. Mais si tu préfères, ton prince charmant - moi, en l’occurrence - reste à tes côtés.
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