Chapitre 3

1764 Words
Chapitre 3Workan se demandait si la procureure ne bivouaquait pas en permanence dans le bureau de Prigent ou sa présence s’expliquait-elle, cette fois-ci, par le fait qu’elle devait lancer les enquêteurs sur une nouvelle affaire ? — Asseyez-vous, dit le divisionnaire en désignant, du menton, une chaise à Workan. — Trop aimable, fit Lucien en se posant sur la chaise. Jolie robe, madame Guérin, elle vous va comme un gant, j’aime bien les… — Ce n’est pas une robe, commissaire, le coupa la procureure, mais une tunique de… — Longue alors, l’interrompit à son tour Workan. Personne n’ignorait l’animosité entre le flic et la proc ; Prigent le premier. Il s’adressa à Workan : — Commissaire ! On s’en fout de vos jugements sur la mode et de vos réflexions sur la tenue de madame la procureure. — Ce n’était pas un jugement, seulement un témoignage sur une expérimentation vestimentaire, pour le moins d’avant-garde. — Vous savez ce qu’elle vous dit mon expérimentation d’avant-garde ? s’énerva Sylviane Guérin. — Non ! cria Prigent. Stop ! On arrête les frais… Workan, excusez-vous avant que je n’aborde le sujet qui nécessite votre présence ici. — Je m’excuse, susurra Lucien du bout des lèvres. — Mouais, bon… Ce n’est guère convaincant… Je vous ai fait mander pour une affaire qui nous préoccupe. La justice a été saisie par EDF qui a porté plainte pour un cas particulièrement troublant. Et madame la procureure, ici présente, souhaite que ce soit la police judiciaire de Rennes qui s’occupe de ce dossier… — Si on me demande d’aller relever des compteurs, c’est non ! le stoppa Workan. — Ce n’est pas ça. — Vol de courant par les gens du voyage ? — Non plus. — EDF a porté plainte contre qui ? — Contre X ! — Et vous voulez que je trouve X ? — En quelque sorte. C’est plus compliqué que ça. — Le motif de la plainte ? — Découverte d’un corps. Nous pencherions pour un assassinat. — Vous avez une piste ? Sylviane Guérin et Armel Prigent se dévisagèrent avec un sentiment d’impuissance dans le regard. — Non. C’est vous qui serez chargé de découvrir cette piste, avança le divisionnaire prudemment. Il voulait ménager Workan. Lui et sa troupe avaient quelquefois des résultats surprenants. La chance. Workan et son équipe de bras cassés étaient chanceux. Voilà ! Ils n’avaient aucun mérite. Malheureusement, là, pour découvrir le coupable, ce n’était pas de la chance qu’il leur faudrait, mais la bénédiction du Pape et celle du Dalaï-Lama réunies. Bénédictions prononcées si possible en breton pour que ça ait une chance de marcher. De toute façon, il n’avait aucune autre équipe sous la main… et, après tout, ne venaient-ils pas d’être formés en tant que psychologues du crime ? Il soupira. « Psychologues de mon cul », se dit-il. — Où a eu lieu le crime ? s’enquit Workan. — Nous ne le savons pas. — Cadavre transporté ? — Sans doute. — OK ! Corps abandonné ? — Abandonné ?… Oui et non ! — On joue à quoi, là, monsieur le divisionnaire, au Cluedo ou quoi ? Où est le cadavre ? — Un cadavre finit toujours à l’Institut médico-légal, Workan. Et ça tombe bien, il y est. Vous devrez assister à l’autopsie. — Vous savez que je n’aime pas ça… J’enverrai Lerouyer et Roberto… — Non, c’est vous qui irez, s’immisça la procureure, c’est un cas particulier. Il serait même souhaitable que vous y alliez avec toute votre équipe, vous ne reverrez pas ça de sitôt. — Vous avez vu le cadavre ? — Ce matin. Marie Kenkiz, la nouvelle légiste, qui est une amie, m’a appelée pour voir le corps. — Marie Kenkiz1, balbutia Workan en déglutissant, est à Rennes ? — Elle est arrivée il y a trois jours en remplacement de Lecoq qui a pris sa retraite. Elle a été son élève par le passé. C’est un très bon élément, mais je crois que vous la connaissez… glissa malicieusement Sylviane Guérin. — Un peu, oui, bégaya Workan. Elle ne m’a pas prévenu. — Pourquoi vous préviendrait-elle ? Vous n’êtes pas le seul policier dans cette ville à qui elle aura affaire. — C’est exact… Bon, si le corps est à l’Institut, où est la scène de crime ? — Nous l’ignorons, reprit Prigent, le cadavre a été repêché au pied du barrage de la Rance entre Dinard et Saint-Malo. — Il a dérivé ? — Pas vraiment, non. — Il y a pourtant du courant là-bas… — C’est le moins qu’on puisse dire, s’amusa Prigent, courant marin et courant électrique. — Ah ah ! ricana Workan, les comiques troupiers sont de retour. — Je ne vous permets pas, Workan ! — Vous me voyez confus, monsieur le divisionnaire… Acceptez-les. — Accepter quoi ? — Mes confuses. Prigent haussa les épaules, contrit. — Alors ce cadavre ? reprit Workan. Coincé dans l’écluse ? Dans les vannes ? Une turbine ? — Pas vraiment ! Je vous l’ai dit tout à l’heure : AU PIED du barrage ! — C’est impossible, il dériverait. — Un corps prisonnier dans un sarcophage en béton qui pèse près de deux tonnes a beaucoup de mal à dériver, Workan. Lucien se tut, il venait de comprendre les hésitations de Prigent. — Ainsi, c’est ça, fit-il, son regard allant de Prigent à la proc, vous êtes dans la mouise et vous vous êtes dit : Eh bien, on va essayer d’y plonger le grand connard baraqué, on se sentira plus légers et moins seuls… C’est ça, hein ? Vous avez besoin de compagnie ? — Je savais que ça ne lui ferait pas plaisir, dit Prigent à Sylviane Guérin… Qu’est-ce que vous êtes contrariant, Workan ! Pour un peu, je prendrais ça pour une certaine animosité à notre égard. — Animosité ? Vous êtes dans l’euphémisme, monsieur le divisionnaire. — OK ! N’en dites pas plus, moi, je m’en fiche, mais je pense à madame Guérin… — Laissez, monsieur Prigent, fit la proc, Workan est venu sur terre pour nous empoisonner l’existence : qu’il accomplisse son œuvre de malfaisance ! — « Malfaisance » est un autre euphémisme, madame Guérin, moins âpre certes mais néanmoins chargé d’une certaine nocivité envers ma personne, reprit Workan… Je vous signale ceci malgré toute l’estime que je vous porte. Prigent tapa dans ses mains. — Bon, c’est fini, revenons à notre cadavre et à ce sarcophage. L’Identité Judiciaire m’a fourni les photos qu’ils ont prises, je vous montrerai ça tout à l’heure. — Il s’agit d’un crime récent ? s’enquit Workan. — Euh… non, semble-t-il. Mais il faut se méfier des apparences. — Qui est la victime ? — À l’heure actuelle, nous l’ignorons, les recherches pour connaître son identité sont en cours. — Homme ou femme ? — Homme ! — Caucasien ? — Quand on est dans cet état, ça ne sert à rien d’être caucasien. Personnellement, j’aimerais mieux être un chamallow qu’être comme cet homme. Workan se demanda ce que les deux pervers qui lui faisaient face avaient encore inventé. — Il a passé plusieurs jours dans l’eau ? se soucia Lucien. — Nous espérons que l’autopsie pourra le définir, n’est-ce pas, madame Guérin ?… La première hypothèse qui vient à l’esprit pencherait plutôt pour un séjour prolongé. — Une semaine ? Prigent fit la moue, ce n’était vraiment pas ça du tout. — Un mois ? Re-moue. — Six mois ? Un an ? Re-re-moue. — Écoutez, monsieur le divisionnaire, si vous savez quelque chose, autant me l’avouer ; j’aime bien vos mimiques, mais ça me fatigue. — Nous n’en avons vraiment aucune idée, Workan, mais vu l’état du sarcophage, ça fait un bail. — Il est où ? — Sur le barrage. Il a été remonté à l’aide d’une grue, il y a quelques jours. Tous les deux ans, EDF effectue une vérification du béton immergé du barrage. La dernière visite des plongeurs datait de 2016. La semaine dernière, ces mêmes plongeurs ont détecté un truc cubique dont la partie supérieure émergeait des sédiments : c’était notre sarcophage ! — Le vôtre, pas le mien, dit Workan. — Il ne va pas tarder à le devenir… On l’a hissé sur un terre-plein du barrage. Il était couvert de coquillages, forcément. Des ouvriers, avec des engins divers, ont fait sauter le couvercle qui, à lui seul, pesait dans les trois cents kilos, et… Prigent marqua une pause, sûr de son effet. — Et ? s’impatienta Workan. — Ils ont reculé avec effroi et appelé la police. — Pourquoi ?… Je veux dire : le recul ? — Devant un monstre marin, on recule toujours avec effroi, Workan. Lucien se frotta les tempes ; il fallait que Prigent distille les informations encore et encore. La seule chose positive c’était qu’apparemment, il n’y avait pas d’urgence. — Vous me parliez d’un chamallow tout à l’heure… — Non ! Je disais que j’aimerais mieux être un chamallow que d’être ce monstre marin ! — Au début, vous me parliez d’un cadavre d’homme. Prigent entra en réflexion et finit par se livrer : — C’est vrai qu’au début, c’était un homme, mais il y a eu certaines transformations… Je vous laisse les découvrir avec la nouvelle légiste. L’autopsie aura lieu cet après-midi. J’ajoute que le corps a été congelé car après son séjour prolongé dans ce milieu salin, il se serait décomposé à vitesse grand V, à l’air libre. — Je reviens à ce sarcophage, monsieur le divisionnaire, il aurait donc été immergé après 2016 puisque la nouvelle inspection est de cette année ? — Non. Nous pensons qu’il était là depuis bien plus longtemps, mais avec les courants, les marées, il y a des mouvements de sable et de sédiments en permanence, il suffisait que lors des visites précédentes des plongeurs, ce cercueil en béton soit recouvert par diverses concrétions pour passer inaperçu. — Vous avez dit qu’il pesait dans les deux tonnes ? — Oui. — Qui a bien pu jeter ça par-dessus bord ? — Mystère, Workan ! — La seule chose que nous pouvons imaginer, c’est que cet acte n’a pas pu être perpétré par un homme seul. Trop lourd, le tombeau. — C’est ce que nous pensons aussi. — Vous avez une idée des dimensions ? Prigent tapota un dossier avec la paume de sa main. — Vous avez tout ça, là-dedans. Il souleva néanmoins la chemise en carton, consulta les feuilles, se saisit de l’une d’entre elles et la porta devant ses lunettes en écaille. — Alors… La longueur est de cent quarante centimètres par quatre-vingts centimètres de largeur et quatre-vingts centimètres de hauteur, sachant que les parois font douze centimètres d’épaisseur, vous avez une idée du vide intérieur. — Ce n’est pas très confortable. — D’où la position fœtale de notre cadavre. — Ah ? — Eh oui ! Connaissez-vous la masse volumique du béton armé, Workan ? — Non. — Environ deux mille cinq cents kilos au mètre cube, exactement comme la densité de la porcelaine dont votre célèbre cousin s’est fait une spécialité.2 — Ça nous sert à quoi de savoir ça ? — À connaître le poids du sarcophage ! — Ah ! Je croyais qu’on l’avait mis sur une balance. — Un pèse-personne ? — Pourquoi pas ?… Le vôtre, par exemple, aurait fait l’affaire ! Les yeux bleus de Prigent tentèrent de franchir l’obstacle de ses verres de lunettes mais se heurtèrent à une forte résistance. Ils n’en étaient pas moins pernicieux. — Workan ? — Oublions la balance, monsieur le divisionnaire, et revenons à notre tombeau. Pourquoi quelqu’un qui veut se débarrasser d’un cadavre va-t-il perdre son temps à lui fabriquer un sarcophage qui pèse deux tonnes avec les difficultés de manutention qui en résultent ? — Ce quelqu’un, lança Sylviane Guérin, ne désirait vraisemblablement pas que le cadavre remonte à la surface. — Argument retenu, madame la procureure… Je suppose qu’on peut écarter la thèse du suicide ? — À moins d’être diablement manichéen, oui ! Même acrobate et magicien, je le vois mal sceller le couvercle de son tombeau après sa mort. — Avec du mortier à prise lente, pourquoi pas ? — En parlant de mortier, Workan, vous ne le savez peut-être pas, mais le barrage, vu son exposition à tous les courants marins, a été construit avec des bétons très spécifiques pour résister aux agressions de la mer. D’après le papier que j’ai sous les yeux, il était conçu pour tenir cinquante ans. Après les dernières inspections et analyses il est reparti pour cinquante nouvelles années… Et c’est là que ça devient intéressant, nous avons fait analyser le béton du sarcophage… c’est le même que celui du barrage : un béton spécial vieux de plus de cinquante ans. — Merci pour le suspense… 1. Voir Requiem pour l’Ankou, même auteur, même collection. 2. Voir Opération Porcelaine, même auteur, même collection.
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