Chapitre 4

2321 Words
Chapitre 4Prigent avait insisté pour que l’ensemble de l’équipe assiste à l’autopsie du corps de l’inconnu du barrage de la Rance. Avant de se rendre à l’Institut médico-légal, ils déjeunèrent chez Pedro Archibald, le danseur de tango et cireur de parquets, et sa femme Simone, la tenancière bien-aimée du Condate Celtic Kafé, ancienne péripatéticienne, vieille gloire de la Porte de Pantin. Les traces de ses escarpins usés étaient gravées à jamais sur les vieux pavés de la Villette. Workan aimait déjeuner sous l’hostilité de son regard et de son menton luisant, exsudant la haine. De vieux démêlés les unissaient à jamais. — Workan ? avait lancé Prigent, une demi-heure auparavant, alors que Lucien quittait le bureau du divisionnaire. — Oui ? — Certains objets qui étaient dans le sarcophage ont été placés sous scellés et sont à votre disposition à l’Identité. — Quel genre d’objets ? — Un fil à plomb, une équerre, une truelle, un maillet, un ciseau, une règle, une barre à mine et bien d’autres choses que vous aurez le plaisir de découvrir. — Ça devait être un pharaon votre gars, là, non ? On ne les enterrait pas avec leurs outils ? — Je doute que les Égyptiens de l’Antiquité aient eu connaissance du barrage de la Rance. — C’eût pu… — Ben non. — Quelle est la symbolique de tout cet attirail ? Des francs-maçons ? — J’y ai pensé, mais non. J’ai appelé un ami, franc-maçon justement, pour lui résumer l’affaire, il penserait plutôt à des symboles du compagnonnage. Peut-être qu’il y avait des Compagnons du Devoir sur cet ouvrage… — Peut-être ? — Ben oui, parce que je n’en sais rien. — Ce serait l’un d’eux qui aurait séjourné dans ce sarcophage ? — Je vous rappelle que c’est vous qui dirigez l’enquête, ce serait plutôt à moi de vous demander : alors, Workan, qui est cet homme ? Et vous me répondriez ? — Je l’ignore, mais il ressemble à un divisionnaire de ma connaissance. — Très drôle ! — Avez-vous un cold case qui daterait de l’époque dans cette région ? — Je n’aime pas ce terme, Workan, restons en France. À ma connaissance il n’y a pas eu d’affaire criminelle non élucidée et classée sans suite dans ces années-là et dans ces parages. — Le barrage a été construit à quelle période ? — Entre 1961 et 1966, je crois. Vous devriez le savoir puisque c’est votre parrain, le Général, qui l’a inauguré. — Je suis né un peu après… Excusez mon ignorance. Il n’a pas eu le temps de tout me dire. Donc ça fait plus de cinquante ans. On peut admettre également que ce sarcophage a été immergé ultérieurement à la construction du barrage et il faudra donc étudier tous les cas de disparitions depuis cinquante ans. — C’est ça ! fit ironiquement Prigent : tous les disparus de la Côte d’Émeraude, de Bretagne, de France ? Une rude tâche vous attend. Je vous rappelle que ce caisson est fait du même béton que celui du barrage, alors n’allez pas chercher midi à quatorze heures. — Personnellement, c’est le genre d’objet que j’aimerais bien stocker dans mon garage en attendant une bonne occasion de m’en servir. — Sottises ! — Vous avez sans doute raison… Pourquoi vous ne filez pas l’affaire au capitaine Frémont ? C’est un spécialiste des plongées en eaux troubles. — Trop con ! — OK ! Bon ! Ben j’y vais… — Vous allez commencer par quoi ? — Après l’autopsie ? — Oui. — Je ne sais pas. — Pour votre information, il y a des visites guidées à l’intérieur et à l’extérieur du barrage, organisées par EDF. Inscrivez-vous ! — Merci du conseil. Y a-t-il des ouvriers encore en vie qui ont participé à sa construction ? C’est pour les interroger, au cas où. — Si l’on admet que les plus jeunes aient eu une vingtaine d’années et les plus anciens une cinquantaine, on va dire qu’ils ont maintenant entre soixante-quinze et cent ans. — Ça va être gai… — Je n’ai jamais dit que ça serait une partie de plaisir. — Merci de votre franchise. — Il y a une chose que j’ai omis de vous signaler ; c’était pour vous faire une surprise, mais d’un coup, là, j’ai pitié de vous et je vais vous éviter une crise cardiaque. — Je crains le pire. — C’est le pire… Notre cadavre : il a le compas dans l’œil. — Ah ! C’était un architecte ? Un dessinateur ? Un tailleur de pierre ? — Non, il a un compas dans l’œil au sens littéral du terme. Sans métaphore ! — Vous voulez dire… — Ouais ! Planté dans l’œil ! C’était l’un des objets dont je parlais tout à l’heure et qui n’est pas encore mis sous scellés. La légiste se chargera de le faire elle-même. — Je trouve ça méchant de planter un compas dans un œil. — N’est-ce pas ? — Et on doit assister à ça ? Il n’a rien dans le cul, j’espère ? — Pour ça, je ne me fais pas de soucis, vous êtes un spécialiste.1 La Bentley quitta la place des Lices avec ses quatre passagers, longea le canal d’Ille et Rance par le boulevard de Chézy et prit la direction de l’hôpital Pontchaillou près de la Faculté de médecine où se trouvait l’Institut médico-légal, au cœur du CHU de Rennes. Lerouyer, assis à l’avant, marmonna : — J’aime pas les autopsies. — Moi non plus, fit Roberto, assis à l’arrière auprès de Leila. — Et vous, lieutenante Mahir, demanda Workan en la regardant dans son rétro, vous aimez ça ? — Faut être psychodingue pour aimer ça ! — Eh bien tout le monde va être servi… On doit s’attendre à du lourd. Quelqu’un a déjà vu un cadavre vieux de plus de cinquante ans ? — Non, nous, on voit que des cadavres frais, dit Leila, enfin façon de parler… — C’est un noyé ? s’enquit Lerouyer. — Oui. — J’aime pas les cadavres de noyés. — En fait, vous n’aimez pas grand-chose, capitaine. Mais avez-vous déjà vu un cadavre de noyé qui a passé plus de cinquante ans dans la flotte ? — J’ose même pas y penser… Il ne doit plus rien rester du bonhomme : bouffé par les crabes… — Justement non, cet homme était protégé dans un coffre en béton appelé pompeusement par le divisionnaire « sarcophage ». Il serait dans un état de conservation remarquable. Je dois cependant vous avertir d’une chose, il a un compas dans l’œil. — C’était un géomètre ? demanda Leila. — Écoutez-moi bien, lieutenante, je n’ai pas dit qu’il avait « LE compas dans l’œil », mais qu’il avait « UN compas dans l’œil ». Le premier mot est un article indéfini qui change beaucoup de choses. — Vous n’êtes pas en train de nous dire, commissaire, que le macchabée qu’on va voir a un compas dans un œil ? s’inquiéta Lerouyer. — Je crains que si. — Il a un compas dans l’œil depuis cinquante ans ? — Sans doute. — Ça doit être gênant, fit Leila. Workan regarda dans son rétro ; Roberto était livide. — Eh lieutenant, vous êtes plus blanc que la neige de vos Ardennes. Qu’est-ce qui ne va pas ? — Je ne vais jamais pouvoir regarder ça. — Eh bien, vous tournerez le dos et écouterez la légiste… Ah oui, je dis la légiste, parce que notre bien-aimé Lecoq a pris sa retraite… — Bon débarras ! fit Lerouyer. — Vous la connaissez bien, lieutenante Mahir, il s’agit de Marie Kenkiz, l’ancienne légiste de Brest que l’on avait rencontrée sur les chemins du Tro Breiz. — La s****e ? — Allons lieutenante, pourquoi dites-vous des choses pareilles ? C’est inconvenant pour vos camarades. — Je demande, devant mes camarades, justement, à être reçue dans votre bureau pour un entretien personnel. — Pou… pourquoi ? Vous avez un ordre du jour ? — Oui. — Lequel ? — La légiste. — Je n’en vois pas l’intérêt, mais si vous y tenez, la porte de mon bureau vous sera ouverte. — J’espère bien ! La Bentley pénétra dans le campus universitaire et Workan se gara rue Pierre Jean Gineste, près d’un bâtiment isolé : le bloc 20, la morgue. Le bloc 7, l’Institut médico-légal où sévissait la légiste, se trouvait à moins de cent mètres. Workan releva son col de veste et éternua en pénétrant dans la pièce. — Merde ! Il ne fait pas chaud chez vous, docteur, dit-il en se retournant pour vérifier que ses trois policiers étaient bien derrière lui. Elle était là, Marie Kenkiz, resplendissante dans une combinaison bleue de chirurgien à usage unique. Aussi belle que pendant un certain mois d’août dans les Monts d’Arrée. « Belle, mais dangereuse », songea Workan. — Bien, je me présente, je suis Marie Kenkiz, la remplaçante du docteur Lecoq. J’étais en poste à Brest et avais fait une demande de mutation à Rennes, qui a été facilitée par le départ en retraite de ce dernier. Je suis heureuse de collaborer avec le commissaire Workan et son équipe dont la renommée a dépassé les frontières de la Bretagne. — Quel genre de renommée ? s’enquit Workan, sourcilleux, il y en a de bonnes et de moins bonnes. Les yeux clairs de Marie le transpercèrent. — Disons que vous avez une renommée certaine, ce n’est pas à moi de la caractériser. En général on dit ça dans le bon sens du terme. En ce qui me concerne, c’est comme ça que je la définis… Arrivée depuis peu, je vais pratiquer aujourd’hui ma troisième autopsie à Rennes et je dois dire que ça ne va pas être la plus simple, vu l’état du sujet. Elle jeta un œil vers la table en inox, les quatre policiers, inquiets, en firent autant. Un corps vraisemblablement recroquevillé, tant il ne semblait pas grand, était dissimulé par une housse ou un drap blanc. — Vous pouvez prendre place, dit Marie Kenkiz. Elle désigna de la main deux niveaux d’estrades en béton, arrondis comme des balcons de théâtre, qui surplombaient la table de travail placée au centre. Un petit amphi. Les policiers grimpèrent les quelques marches et prirent position. Roberto s’assit sur une des chaises à disposition, imité par Lerouyer et Leila. Workan, lui, s’accouda à une balustrade en barreaux d’acier qui ceinturait les « balcons ». Une vue imprenable sur le spectacle. — D’habitude, dit Marie Kenkiz, je porte une simple blouse, mais là, j’ai enfilé une combinaison car, vu l’état du cadavre, je ne sais pas ce qui va se passer quand je vais l’ouvrir… — Stop ! cria Workan en levant la main. — Oui ? — Avouez, docteur Kenkiz, que vous ne nous mettez pas dans les meilleures conditions pour assister à cette séance de… de dissection. Regardez, le lieutenant Roberto est tout blanc et le capitaine Lerouyer se mange les ongles, c’est un signe de stress évident. Et d’ailleurs, pourquoi il n’est pas allongé sur le dos, votre corps ? — L’hypothèse la plus vraisemblable est que ce cadavre a passé plus de cinquante ans en position fœtale, dans une sorte de saumure, prisonnier dans un caisson en béton qui au départ devait être étanche. Je m’explique : d’après le rapport de l’Identité Judiciaire, il baignait dans une eau qui n’était ni douce ni salée. Par conséquent, saumâtre ! Nous pensons que nous la devons à la porosité du béton qui a retenu en partie le sel de la mer, formant ainsi un liquide parfait pour la conservation des chairs. Un peu comme dans un bocal de formol. Puis avec le temps, en tenant compte de la cristallisation du béton et de ses fissures éventuelles, ce cercueil est devenu complètement étanche à son environnement extérieur. Je vous rappelle que la position fœtale est incompatible avec la rigidité du cadavre, il faut donc attendre au moins trois jours pour une inhumation dans cette position ; en tout état de cause, celui ou ceux qui ont manipulé ce corps ont dû le dissimuler pendant ce laps de temps. Sauf s’il a été placé dans cette sépulture immédiatement ou quelques minutes au plus après sa mort. Marie Kenkiz s’approcha d’une desserte en inox recouverte d’outils posés sur un linge bleu et la fit rouler jusqu’à la table d’autopsie. Elle ôta ensuite le drap blanc qui recouvrait le corps. Roberto déglutit et se masqua les yeux, Lerouyer tenta de se souvenir de la couleur de ses chaussures. Leila serra les dents et les poings, Workan lança : — Nom de Dieu ! — Je vous l’accorde, lâcha la légiste, il n’a aucune chance au concours de monsieur Univers mais il a quelque chose que vous n’êtes pas près de revoir. Une caractéristique de conservation assez rare. Pour un corps ayant séjourné longuement dans l’eau, il peut s’ensuivre un phénomène appelé « adipocire ». L’action de l’eau ou l’influence d’un environnement humide entraîne une transformation des corps gras sous-cutanés en une substance savonneuse… — C’est vrai qu’on dirait un savon, fit Workan du haut de son perchoir. Un peu gélatineux, quand même. — Un gel douche, plutôt, dit Leila. — Cette substance cireuse, blanche, grisâtre, enveloppe et préserve les tissus mous du processus de putréfaction. Le corps se retrouve alors figé comme une statue de cire, protégé de la décomposition. Un des cas les plus célèbres est celui de Napoléon. Ce qui ajoute, ici, à cette impression de masse savonneuse est sa position recroquevillée : les membres inférieurs et supérieurs se sont comme soudés au tronc. — Je vais vomir, dit Roberto, la main devant la bouche. — Sortez immédiatement ! tonna Workan. Le jeune lieutenant ne se fit pas prier, il détala comme un lapin. — Donc, pour résumer, enchaîna Workan, on a un gros bloc de savon avec une tête grosse comme une citrouille posée dessus. La tête était ronde, sans cheveux, et ressemblait étrangement à la lune ou à celle d’un bonhomme de neige avec deux orbites jaunes, vides de leurs yeux. L’une d’elles devait supporter la présence d’un compas. Le plus effrayant était le sourire ! Un sourire forcé, figé dans un rictus, qui découvrait toutes les dents. Jaunes comme les orbites, qui tranchaient sur la face fantomatique. Le pire des masques d’Halloween. Lerouyer se leva brusquement et marmonna qu’il allait rejoindre Roberto. — Vous avez l’heure de la mort ? demanda, narquois, Workan à la légiste. — Je crains, commissaire, ne pouvoir vous fournir aucune information sur la date de son décès et tout ce qu’on peut apprendre, normalement, pendant une autopsie. Heureusement pour nous, avant que vous veniez, j’ai jeté un coup d’œil sur Pinpin… — Pinpin ? — Oui, je l’ai appelé comme ça. Il me rappelle un baigneur que j’avais, quand j’étais petite, qui avait le corps mou et une tête en celluloïd toute blanche, il était affreux. C’était Pinpin. — OK ! Alors vous avez jeté un coup d’œil sur Pinpin et… ? — Il a un traumatisme crânien ; l’os occipital fracassé, fracture longiligne perpétrée sans doute par une barre quelconque, genre barre à mine. Il a été tué sur le coup. — C’est parfait ! dit Workan en descendant les marches de son estrade, on en sait assez. On s’en fout, du poids de la rate, de ce qu’il a mangé la veille et de tout le reste. Pour résumer, on a un cadavre qui ressemble à un savon de Marseille usagé avec une tête de citrouille, et qui s’est fait occire avec une barre à mine. Ça nous suffit pour notre enquête ! On se disperse parce que je sens que je vais gerber aussi ! Venez lieutenante ! La Berbère était blanche comme un linceul. — Ah ! Une dernière chose, docteur, vous pouvez me donner le compas s’il vous plaît ? Il détourna son regard pendant que la légiste s’affairait. — Je vous le mets dans une pochette ? dit-elle. — Je préfère. — Ce n’est pas très légal, ce que vous faites là, commissaire : emmener des pièces à conviction… abandon de poste alors que votre présence est obligatoire… Leila eut un haut-le-cœur et dégueula au pied de la table d’autopsie, soudainement, sans aucun avertissement préalable. Workan lui saisit promptement la main. — Venez lieutenante, on se tire ! 1. Voir Hortensias Blues, même auteur, même collection.
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