Chapitre 1
Chapitre 1L’homme actionna l’ouverture électrique des volets roulants, il écarta légèrement le rideau, ses yeux étrécis plongèrent vers l’estuaire. Son arthrose le faisait souffrir. « Normal, à presque quatre-vingt-dix ans », se dit-il. Le jour tardait à se lever en ce petit matin d’un novembre particulièrement brumeux. D’habitude, il apercevait la pointe de la Vicomté, juste en face, de l’autre côté de la baie. Son regard se porta en amont, il distingua le halo lumineux horizontal, rougeoyant, provoqué par la file ininterrompue de voitures qui empruntait le barrage dans les deux sens. « Les employés, les ouvriers qui vont au boulot. Les pauvres ! Pourquoi s’obstinent-ils à vivre systématiquement sur la rive opposée à leur lieu de travail ? Ce serait tellement plus simple si chacun restait sur sa propre berge ! » Ces conducteurs provoquaient d’indescriptibles bouchons, maudits de toute la région. L’été, on y ajoutait les voitures des touristes, les bateaux de plaisance qui éclusaient à heures fixes en coupant le barrage en deux. Les travaux d’entretien d’EDF sur l’ouvrage et ceux de la DDE sur les routes d’accès parachevaient le travail. Le lieu était devenu une fabrique de CO2 à grande échelle. Il mettait surtout les nerfs des usagers à grande épreuve. Le vieillard, encore alerte malgré la douleur, haussa les épaules et se dirigea vers son bureau, il entendit sa femme préparer le café dans la cuisine. Il s’assit devant son grand cahier Clairefontaine, relut la dernière page. Il secoua la tête : il était fou d’écrire tout ça ! Il dévissa le capuchon de son stylo et d’une écriture maîtrisée, légèrement penchée, poursuivit :
« … Comme je l’ai ébauché hier, nous allions construire la première usine marémotrice au monde. Nous allions capturer l’énergie des marées. Un travail titanesque nous attendait. Jusqu’alors, un seul homme au monde (si l’on en croit la Bible) avait réussi à couper une mer en deux : Moïse ! « Moïse étendit sa main sur l’eau, et l’Éternel fit reculer la mer toute la nuit, par un vent d’est impétueux, et il mit la mer à sec. Les eaux furent divisées. Les enfants d’Israël entrèrent au milieu de la mer, dans son lit desséché, les eaux se dressant en muraille à leur droite et à leur gauche » (Exode, versets 21 et 22).
Nous étions plus pragmatiques, avec des moyens moins divins et plus humains, nous allions couper l’estuaire de la Rance. Nous allions mettre la mer à sec dans un endroit où règnent les plus fortes marées du monde et des courants assassins. Dans ce lieu asséché, nous construirions un ouvrage comme il n’en avait jamais été conçu, par son gigantisme, son innovation, son audace et sa fabrication d’énergie propre. Ceci, soixante ans avant que le terme ne devienne à la mode. Nous allions construire 750 m de folie entre la pointe de la Brebis, rive gauche, et la pointe de la Briantais, rive droite. À l’époque où nous commencions les travaux préparatoires, début 1961, les ouvriers de Saint-Nazaire achevaient la construction du paquebot France. Celle du Concorde, l’avion supersonique, n’allait pas tarder à démarrer et, parallèlement le premier sous-marin nucléaire français, le Redoutable, voyait ses premiers rivets posés à Cherbourg. Nous nous devions de relever le défi de ces grands chantiers. Je ne suis peut-être pas très objectif en pensant que le nôtre était le plus risqué, le plus imprévisible, car nous luttions contre des éléments naturels agressifs : le vent, les courants, les tempêtes, les fonds marins et les redoutables marées. Le débit de la Rance lors des vives eaux peut atteindre 18 000 m3 à la seconde, c’est trois à quatre fois plus que le Rhône en crue… Un homme, un seul, âgé de quatre-vingts ans à l’époque, Albert Caquot, eut l’idée de construire « son » enceinte de batardeaux, pour assécher la mer, en commençant non par les côtés mais par le milieu de l’estuaire, pour mieux résister aux pressions de la mer… »
— Ton café va être froid ! fit une voix féminine à l’autre bout de l’appartement.
— J’arrive ! Je termine juste un paragraphe.
L’homme entendit des pas feutrés, venant du couloir, se rapprocher.
— Tu es dans tes recherches ? demanda la vieille dame en entrant dans le bureau de son mari.
— Oui. Le bassin de la Rance, son écosystème actuel et…
— C’est pas joli.
— Je suis moins pessimiste que toi, avec une vraie politique de désenvasement, une volonté du…
— Tu te mens à toi-même, le coupa sa femme. À propos de la Rance, j’ai vu dans le journal tout à l’heure que le truc qu’ils ont remonté hier sur le barrage intéresse les gendarmes. Tu étais au courant de cette chose ?… Ça ne peut pas être ce que tu sais ?
Un frisson lui parcourut l’échine, puis la sensation que ses vertèbres se soudaient entre elles. Il inspira et desserra les mâchoires. Au courant ? Il esquissa un sourire qui se transforma en un rictus incrédule.
— Non, je ne crois pas.
— Alors, ton café ?
— Je le réchaufferai tout à l’heure, ne t’occupe pas de moi.
— Comme tu veux. Je vais faire ma toilette.
La vieille femme s’éclipsa en silence.
C’était difficile, mais il tenta d’occulter l’information du journal. Seulement, des images de plus de cinquante ans lui revenaient sans cesse en mémoire et tournaient en boucle dans sa tête.
— Rien ! Il n’y a rien ! Je suis intouchable ! s’exclama-t-il d’une voix sourde.
Il se saisit d’un vieux critérium en aluminium, un vieil outil de travail pourvu d’une mine grasse type 2B, et écrivit dans la marge de son cahier Clairefontaine : « Il ne faut pas que j’oublie de parler des moulins à marée de la Rance ».
Les circonvolutions du crayon se gommaient facilement.
« … Je vais un peu vite en besogne, j’en suis déjà à la troisième enceinte de batardeaux, la principale, alors que je n’ai pas évoqué les deux premières. Le challenge dans le contrat entre EDF et l’État était de maintenir la libre navigation des bateaux entre la mer et la Rance ; pour ceci, il nous fallait d’abord construire l’écluse. Un premier projet la prévoyait sur la rive droite, côté Saint-Malo, entre l’îlot de Chalibert et la pointe de la Briantais. Comme dans tout bon prévisionnel, elle fut bâtie juste à l’opposé, pointe de la Brebis, côté Dinard… Il y a une explication à cela : la mer découvrait la grève, à cet endroit, à marée basse, on pouvait ainsi y couler nos fondations sans trop de problèmes. Il fallut juste dérocher un chenal pour le passage des bateaux.
L’enceinte de l’écluse fut érigée en dur, c’est-à-dire que sa digue fut incorporée à l’ouvrage tel qu’il existe actuellement. Deux batardeaux demi-circulaires en béton armé à chaque extrémité du sas parachevaient la mise à sec de l’intérieur de cette véritable forteresse. À noter que sous la hauteur d’eau de l’écluse et de son radier en béton passe une galerie souterraine dont le niveau inférieur est à – 20,00 m par rapport aux plus hautes mers (– 7,00 + 13,50), galerie technique consacrée à l’approvisionnement du matériel.
Parallèlement, le chantier se poursuivait côté Saint-Malo, de la Briantais au rocher de Chalibert, où aurait lieu l’implantation de six vannes monumentales de 15 m de large chacune sur 10 m de haut, assurant le remplissage du bassin en amont avec un débit d’environ 5 000 à 9 000 m3 seconde, suivant les hauteurs d’eau. Pour construire ce bout de barrage d’une longueur de 115 m, nous utiliserions 15 gabions de palplanches métalliques, d’un diamètre de 9 m, remplis de sable à l’aide d’une drague-suceuse qui pompait les sédiments du sol marin, afin de lester chaque gabion. Une fois cette deuxième enceinte terminée, les travaux gigantesques des 6 pertuis pouvaient commencer. Quand on évoque une enceinte sèche, c’est très relatif, car nous pataugions sans arrêt. Les pompes fonctionnaient sans discontinuer. Je me souviens d’une visite d’ingénieurs et de techniciens canadiens (à l’époque, nous attirions les spécialistes en génie civil du monde entier), l’un d’entre eux trébucha sur un bout de rocher mal arasé et exécuta un plat monumental dans la vase sous les quolibets et l’hilarité de ses collègues. Personnellement, j’en ris encore en voyant le pauvre bougre s’ébrouer comme un cheval fou. Quand les travaux de génie civil à l’intérieur des deux premières enceintes furent bien avancés, on put attaquer la dernière, la plus prestigieuse, la plus folle ; jamais dans l’histoire de l’humanité un débit d’eau aussi puissant ne fut coupé, dompté, maîtrisé. Comme je l’écrivais auparavant : on le doit à l’ingénieux Albert Caquot… »
La voix derrière lui le fit sursauter :
— Je vais au marché, tu as besoin de quelque chose ?
— On est quel jour ?
— Mardi. Le marché de Saint-Servan c’est le mardi et le vendredi.
— Mouais, je sais, grommela le vieux.
— Alors ?
— Non. Rien… Ah si, un bonnet !
— Un bonnet ?
— Pourquoi pas un bonnet ? On est en novembre, non ? Et le mien a un trou. Un Saint-James si tu peux.
— Y a pas de Saint-James sur le marché.
— Eh bien, tu vas dans une boutique rue Ville-Pépin ou Clémenceau.
La vieille femme fit demi-tour en murmurant :
— Je n’avais pas l’intention d’acheter un bonnet aujourd’hui.
L’homme se retourna vers son bureau, se saisit de son critérium à la mine grasse et inscrivit dans la marge : « ne pas oublier de parler de Louis Pilla Deflers » puis, se ravisant, il prit sa gomme et effaça la note ; autant en parler tout de suite.
« … on le doit à l’ingénieux Albert Caquot (je reviendrai à lui tout à l’heure). Comment ne pas évoquer le projet de l’ingénieur civil dinardais Louis Pilla Deflers. Depuis la fin du XIXe siècle, l’exploitation de l’énergie des marées a fait l’objet de plusieurs études et de plusieurs projets précis, mais les problèmes techniques, insolubles à l’époque, étaient un frein à leur exécution. Le plus ancien, retrouvé aux archives, date de 1897 ; Louis Pilla Deflers y exposait au préfet d’Ille-et-Vilaine (qui ne devait rien y comprendre, comme beaucoup de préfets) qu’il serait bon d’utiliser le flux et le reflux des marées comme force motrice. Il présenta donc son barrage-digue entre Dinard et Saint-Servan qui avait à peu près le même tracé que l’actuel, mais avec un coude pour le faire s’appuyer sur les rochers des Zorieux et de Bizeux. Il y prévoyait un accès routier avec une chaussée de 6 m de large et un trottoir de 1,50 m, du côté opposé à la mer (on n’est jamais trop prudent). Tout était prévu : des vannes, des déversoirs, des écluses, des ponts mobiles, des jetées d’embarquement, des turbines, des dynamos, des orifices divers… Cet homme était un visionnaire, avec un peu les miquettes quand même, car il y voyait une œuvre d’un intérêt considérable du point de vue de la défense nationale : la Rance devenait ainsi un vaste port refuge pour la flotte militaire en cas de danger. Il s’engagea même à verser 130 000 francs à l’État pour y aménager un wharf pour torpilleurs dans la baie de Solidor si ce dernier lui accordait le droit de construire son barrage. Après plusieurs études de financements divers et un rapprochement avec les Ateliers de Constructions Mécaniques Singrün Frères, situés à Épinal dans les Vosges, nous perdons la trace du projet. Le dernier document l’évoquant date de 1927, aucun autre écrit ne précise son évolution et les raisons de son avortement. Il s’agit peut-être de la loi des torpilleurs de 1913 qui interdisait à tous les estuaires, rivières et fleuves français susceptibles d’abriter un navire de guerre d’être barrés ou obstrués. S’abriter était une seconde nature à l’époque… Personnellement, j’estime que l’on devrait ériger une statue à Louis Pilla Deflers sur le barrage de la Rance pour le récompenser de son obstination… »
L’homme se leva de son siège. Le jour encore blafard perçait difficilement. Il alla à la fenêtre, plus de halo lumineux, le barrage avait disparu dans la brume. Il soupira, il s’en était passé des « choses » là-bas ! Pourquoi ce besoin d’écrire, de raconter ? Allait-il tout rapporter ? Il pensa au « truc » remonté sur le barrage, comme disait sa femme. Ça allait faire du bruit, cette découverte… C’est pour cela que depuis deux jours, il écrivait, écrivait… presque jour et nuit, comme s’il allait manquer de temps. Tout raconter depuis le début, il était jeune alors, mais présent du commencement à la fin des travaux (enfin presque). Il était fier d’avoir côtoyé Albert Caquot, l’inventeur de génie, Robert Gibrat, en quelque sorte le père de l’usine marémotrice de la Rance, et tant d’autres, ingénieurs et ouvriers. Il se rendit dans la cuisine, le café était froid. Il s’en versa une tasse et la mit dans le micro-ondes. Depuis que son chien était mort, il ne sortait plus. De temps en temps, il s’accordait une petite marche sur la plage des Fours à Chaux et celle du Rosais, toujours avec le barrage en toile de fond. Le barrage : sa vie.
« … Le chantier à proprement parler démarra début 1961, j’étais en quelque sorte un sous-traitant de Campenon-Bernard, une des entreprises du consortium appelé Tramarance qui était composé pour la partie génie civil, entre autres, de Campenon et Fougerolles. Une multitude de sous-traitants vint se greffer à ces seigneurs des grands travaux. Le devis estimatif du génie civil fut estimé à la somme de 140 millions 500 000 nouveaux francs ; à l’époque, nous parlions encore en anciens francs et comme ça se chiffrait en milliards, nous aimions le répéter : 14 milliards 50 millions de nos vieux francs ! Le devis de la partie électro-technique se chiffrait quant à lui à 17 milliards 600 millions d’anciens francs, un peu plus que le nôtre. Si vous avez le courage, faites la conversion en euros, moi je n’ai pas le temps et vous saurez bientôt pourquoi… Alsthom et les Forges et Ateliers du Creusot se partagèrent avec d’autres l’aménagement du barrage. À vrai dire, l’électricité, je n’y comprends pas grand-chose, moi, ce que j’aime par-dessus tout, c’est le béton ! Armé, de préférence. Et pourtant, toute la magie actuelle du barrage vient de ses groupes bulbes, ses turbines mises au point par Albert, Gilbert, Robert Gibrat. Des turbines immenses, chacune grande comme un sous-marin de poche, on pourrait y jouer à cache-cache. Turbines révolutionnaires appelées donc groupes bulbes réversibles, leur particularité étant de tourner dans les deux sens des marées (contrairement aux moulins à marée qui ne fonctionnaient que dans un sens, j’y reviendrai plus tard). Il y a 24 groupes comme ça, chacun produisant 10 MW, la puissance totale de l’usine marémotrice est donc de 240 MW. C’est tout ce qu’on pourra tirer de moi sur l’électricité. Ça m’énerve de ne rien y comprendre. En fait, ce n’est pas simple du tout ; tout dépend d’un tas de choses : les orientations des pales, l’angle d’attaque de la mer etc. (Ne pas oublier que les ordinateurs n’existaient pas.) Gibrat disait : « Pour une marée, il y a 16 combinaisons possibles, pour deux marées, 256 et pour 27 (nombre de marées par mois), il y en a 300 000 milliards de milliards de milliards », il ajoutait qu’il n’y avait pas d’espoir qu’une machine à calculer, quelle qu’elle fût, puisse en venir à bout. Mais deux garnements, de six ans à l’époque, de l’autre côté de l’Atlantique, Bill Gates et Steve Jobs, amèneraient des solutions bien des années plus tard. Personnellement, en 1961, j’avais encore une règle à calcul et, pour la petite histoire, je signale que le tracé du barrage a été implanté au sextant.
Je me souviens de ce dimanche après-midi sur les hauteurs de la Briantais, un jour de tempête de noroît où les vagues se fracassaient sur Chalibert, Bizeux ainsi que d’autres rochers des parages et s’engouffraient avec vigueur dans la Rance, j’eus peur ; c’était titanesque, cauchemardesque. Nous en étions encore aux préparatifs du chantier, je me disais : on ne va jamais y arriver ! Puis je repensais au flegme d’Albert Caquot, à son optimisme et ses batardeaux magiques, son impérieuse envie de victoire. « On va le faire ! », me dis-je. Plus tard, un ingénieur du barrage, Georges Mauboussin, écrirait un poème où il évoquait le travail de ses compagnons, en voici une strophe :
« Du splendide chantier vous aurez souvenance
Quand, émus et contents, vous reverrez les lieux
Où vous avez construit – puissants comme des dieux –
L’œuvre qui fait honneur à vous et à la France. »
Je peux le dire, maintenant, en ce jour de tempête, après un moment de doute, je sus que nous serions plus puissants que les dieux… »