Chapitre 2

1632 Words
Chapitre 2Les feuilles des arbres plantés devant l’hôtel de police au 22 boulevard de la Tour d’Auvergne à Rennes, jaunies par l’automne, tournoyaient sous l’effet d’un vent d’ouest jusque sous les fenêtres de la salle de réunion au deuxième étage. Dans le couloir, on pouvait lire sur le panneau fixé sur la porte : STAGE DE PSYCHOCRIMINOLOGIE SESSION 4 NE PAS DÉRANGER La session 4 était composée d’un professeur de psychologie criminelle, le commandant Louis Barrault, du commissaire Lucien Workan et de ses trois équipiers habituels, la lieutenante Leila Mahir, le capitaine Frédéric Lerouyer et le lieutenant Laurent Roberto. — Commissaire Workan ! lança négligemment Barrault, je sais que je ne vous intéresse pas, mais si vous pouviez cesser de ranger vos notes de service, de vérifier les fiches de frais de vos adjoints et de consulter sans arrêt votre téléphone, ça m’arrangerait bougrement. Ça éviterait de dissiper toute votre équipe qui est plus attentive à vos faits et gestes qu’à mes paroles. Je vous rappelle que c’est le divisionnaire Prigent qui a souhaité cette formation et je ne suis là que contraint et forcé, connaissant votre hostilité à tout ce qui ressemble à un stage ou à une formation. Il y a une quinzaine d’années, vous pestiez déjà contre les recherches d’ADN dans nos enquêtes criminelles… — Je pensais que ça allait tuer le métier, le coupa Workan, j’ai changé d’avis et je reconnais mon erreur. Le visage de Barrault s’éclaira. — Bien ! Et la psychocriminologie ? Vous en pensez quoi ? — Je n’ose pas vous le dire ! Le visage de Barrault s’assombrit. — C’était de l’humour, poursuivit sobrement Workan. Barrault le regarda, dubitatif. — OK ! Je continue. Il se tourna vers Leila : — Lieutenante Mahir, revenons à notre hypothétique tueur en série virtuel mis en scène pour cette formation, quels sont les plus grands obstacles à la résolution de cette enquête concernant cet acte criminel ? Reprenons… Nous venons de retrouver le cadavre d’une jeune femme abandonné dans sa voiture en pleine campagne, jeune femme victime d’un homicide particulièrement sauvage… Leila se tourna vers Lerouyer dont le regard s’intéressa soudainement au plafond. Désespérée, la beurette tenta d’accrocher l’attention de Roberto qui ferma aussitôt les yeux afin de simuler une profonde réflexion. — Je viens de le dire, répéta Barrault. Leila se racla la gorge. — Nous, on ne rencontre pas vraiment d’obstacles… On résout à peu près tout. — Pourtant, vous devez en rencontrer des obstacles, dans toute enquête préliminaire, il y a des obstacles, témoins douteux, indices matériels inexploitables etc., commença à s’énerver le commandant. — Oui. Mais quand il y a des obstacles, le commissaire Workan, ici présent, les aplanit. — Il les aplanit ? De quelle façon ? — Orthodoxement ! — Mais encore ? — Conformément aux usages. — Et quels sont les usages de la session 4 ? — Commandant, intervint Workan, arrêtez de la faire chier avec ça ! Vous savez bien qu’elle est ma subordonnée et que vous la mettez en porte-à-faux. Elle n’osera jamais rien balancer sur moi. — Je n’ai rien à balancer sur vous, commissaire, miaula Leila. — Merci lieutenante. — Bien, reprit Barrault, j’attends une réponse des deux autres alors !… Capitaine Lerouyer, à vous ! — Euh… comme obstacles, je vois les faux témoignages… — Pourquoi « faux » ? l’interrompit Barrault, un témoignage peut être erroné involontairement. — Quand je dis « faux », je m’entends, grommela le rouquin, des boucles de cheveux plein les yeux. Je voulais dire « inexact ». — D’accord ! Oublions donc les paramètres extérieurs à cette enquête, nous sommes dans un cours de psychocriminologie. Intéressons-nous par conséquent à la psychologie du ou des criminels et des… Commissaire Workan ? — Des quoi ? — Je vous le demande. « Ça va se terminer en baston cette histoire… » songea Leila. — Et si vous me le disiez tout simplement ? argua Workan. On gagnerait du temps. Barrault se chagrina. — Je dois vous avouer, commissaire, que les sessions 1, 2 et 3 étaient… comment dire… plus réceptives. Voilà, c’est le bon mot. Pour être franc avec vous, le divisionnaire Prigent m’avait prévenu que la session 4 obtenait de très bons résultats dans la résolution de ses enquêtes mais qu’elle était différente des trois premières. — Différente de quoi ? Le commandant Barrault toussota. — Vous comprenez, on ne dit plus une personne handicapée, mais une personne différente… — Vous nous prenez pour des handicapés ? — Non, non ! s’empressa de rectifier Barrault. C’est un mauvais parallèle, je me suis mal exprimé. Le divisionnaire Prigent n’aurait pas dû employer ce mot de différent. Disons que la session 4 a une vision discordante sur la réalité des faits par rapport aux autres sessions. Mais je crains que nous nous éloignions du sujet, je reviens donc à mes plus grands obstacles pour la résolution de notre enquête. Ça a cheminé dans votre tête, lieutenant Roberto ? Vous aviez l’air de bien réfléchir tout à l’heure. — Un obstacle spirituel ? Religieux ? — Aaah, mais c’est bon ça ! s’émerveilla Barrault. Ce n’est pas ça, mais on se rapproche. En fait, le plus grand obstacle, c’est vous, c’est l’enquêteur lui-même. Nous mettons en cause, ici, votre propre interprétation des faits en fonction de vos références personnelles. En psychologie, on appelle ça la distorsion cognitive. En gros, ce sont des erreurs de pensée induites par nos expériences antérieures qui nous poussent inconsciemment à déformer nos perceptions… La psychocriminologie peut vous aider à lutter contre ces distorsions. Et je suis là pour ça. Pour vous aider. Les quatre autres flics se jaugèrent du regard. — Ça va être dur, mais aidez-nous, s’il vous plaît, dit Workan. — Je suggère une pause-café, déclara le commandant Barrault en tapant dans ses mains moites. Il s’épongea le front avec un mouchoir en papier. Workan reposa sa tasse sur la table où trônait la cafetière. Il consulta sa Tag Heuer en relevant la manche de son costume Smalto gris acheté en solde six cents euros, bénéficiant ainsi de cinquante pour cent de réduction chez monsieurcostard.com. « Encore une heure et on aura terminé ces conneries », se dit-il. Leila s’approcha de lui – trop près – et se versa une seconde tasse de café ; ostensiblement, Workan la repoussa d’un léger coup de hanche. Le manège n’échappa pas au regard de Barrault qui, en fin psychologue, n’eut pas d’avis définitif sur la question, il lui fallait analyser ce comportement pour le moins familier. Qu’est-ce que ça l’emmerdait, Barrault, d’avoir ces quatre-là sur le dos ! Il jeta un œil discret sur sa montre, plus qu’une heure et c’en serait fini… jusqu’à la prochaine fois, tant qu’il y aurait des sous dans le budget « Formation ». On toqua à la porte et le brigadier Prioul apparut dans l’embrasure. — Vous ne savez pas lire, brigadier ? le tança Workan. — Si. — Alors ? C’est écrit : « Ne pas déranger » ! — Non. — Comment ça, non ? Workan se rendit devant la porte : « Ne pas déranger » était barré au feutre noir et remplacé par : « Do not disturb ». Il se tourna vers la petite assemblée. — Qui a fait ça ? Leila leva la main. — Moi. Tout à l’heure, en revenant des toilettes. — Pourquoi ? — Vu le thème de la formation, je pense que ça fait plus FBI, plus profilage, non ? Workan haussa les épaules en secouant la tête de dépit. — Et vous, Prioul, vous ne lisez pas l’anglais ? — Non. — OK. Qu’est-ce que vous voulez ? — Monsieur le divisionnaire Prigent voudrait vous voir, le plus vite possible. — Il sait que je suis en réunion, ça vient de lui, ces conn… Il s’arrêta net devant le visage désolé de Barrault. — Je sais, reprit Prioul qui avait saisi la situation, j’ai entendu le divisionnaire qui disait à la procureure que c’était de l’argent foutu en l’air en parlant de votre stage. — Comme beaucoup de réunions, de formations et de séminaires, se désappointa Barrault en s’asseyant sur sa chaise et prenant soudainement dix ans d’âge… Commissaire Workan, on continue ? — Bien sûr, nous sommes là pour ça… Vous pouvez nous laisser, Prioul, dites au boss que j’irai le voir tout à l’heure. Lerouyer, Mahir et Roberto s’attablèrent à nouveau en imitant leur chef. — Madame, messieurs, enchaîna Barrault, j’ai bien appréhendé vos différents degrés de motivation pour la psychocriminologie et je suis particulièrement flatté de l’attention que vous allez me porter jusqu’à la fin de ce cours. Cette leçon qui, j’en suis persuadé, vous aidera dans la résolution de vos prochaines affaires… — Barrault ? — Commissaire ? — N’en faites pas trop, quand même ! — On poursuit ou quoi ? — Oui. — Bien. Vous avez donc compris que la distorsion cognitive de chacun résulte de l’interprétation des faits en fonction de ses références personnelles. Quelles sont vos références personnelles, capitaine Lerouyer ? — … ? — OK !… Si, depuis que vous êtes tout jeune enfant, un méchant, à vos yeux, est un homme petit, tout velu, le front bas avec les yeux noirs qui jettent des éclairs, vous percevrez cet homme comme l’incarnation du Mal. Imaginons qu’après la visite de la scène de crime, nous arrêtions deux suspects : un petit brun et un grand blond, lequel va attirer votre attention, et ceci malgré votre moi conscient ? — Le grand blond. — Non, Lerouyer, vous n’avez rien compris ! — Si, j’ai compris, s’énerva le rouquin, mais c’était trop simple de dire le petit brun, vu les références personnelles que vous m’attribuez. — Il a l’esprit de contradiction, dit Workan en direction de Barrault. — Merci commissaire, j’avais remarqué… Je poursuis… Maintenant, capitaine Lerouyer, vous êtes adolescent et un facteur de la Poste, en mobylette, vous renverse sur les passages cloutés, ce facteur se révélera être de petite taille, avoir les cheveux bruns, le front bas et le regard noir… votre inconscient va emmagasiner une animosité accrue envers ce type d’homme… Personnellement, je n’aimerais pas être suspect et petit et brun dans une de vos enquêtes, capitaine. — Mais p****n, merde ! J’n’ai rien contre les p’t**s bruns ! s’excita Lerouyer. Je n’en ai jamais eu peur. — Calmez-vous, nous sommes dans une fiction ! J’aurais pu trouver d’autres références personnelles qui provoquent cette distorsion cognitive. Imaginons que vous soyez homophobe et que l’un de vos suspects soit homosexuel ; malgré vous, vous allez… — Je ne suis pas homophobe ! — Commandant Barrault, laissez-le tranquille, intervint Workan. Le capitaine Lerouyer a bien d’autres qualités que celles que vous voulez bien lui attribuer. Je crois que nous avons compris ce que sont les références personnelles et la distorsion cognitive. Ainsi, moi, si je vous colle mon poing dans la gueule, allez-vous aimer les grands bruns en costard gris ? Ou serez-vous tellement distordu que vos neurones n’auront plus aucune réaction ? On va arrêter là ce cours de psychocriminologie, qu’est-ce que vous en pensez ? — Je suis d’accord ! — Eh bien, tout est pour le mieux, madame, messieurs, reprenons nos enquêtes, méfiez-vous de vos références personnelles et tout ira bien. — Commissaire Workan… héla Barrault alors que tous les officiers quittaient la pièce, un dossier sous le bras. — Oui ? fit Workan. — Que dois-je mettre dans mon rapport… enfin dans le compte rendu de la réunion destiné au divisionnaire ? — Que vous ne nous avez pas vus.
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