III - Les deux amis

2227 Words
III Les deux amisBrave Crillon, je vous aime à tort et à travers HENRI IV.Lettres. Dieu seul est Dieu. MAHOMET. Le soleil était levé depuis deux heures au plus, et tout dormait encore au château de Beauroc, lorsqu’une chaise de poste qui sortait de Vendôme par la route de Saint-Calais, passa près des grilles de ce château, et se dirigea, à travers la plaine, vers le Gué-du-Loir. Si l’homme qui voyageait dans cette chaise se fût trouvé dans une disposition d’esprit plus calme, il n’aurait pas manqué d’admirer la richesse et la variété du pays qui change d’aspect à tout instant ; les coteaux couverts de bois, au milieu desquels on découvre une quantité de hameaux et de villages, et qui forment un bassin de six lieues, où le Loir promène ses eaux paisibles, tantôt en s’approchant jusqu’au pied d’une montagne, tantôt en traçant de belles courbes dans la plaine, comme une comète qui serpente dans le ciel ; mais l’homme était pressé d’arriver, et ne se souciait guère de la beauté de la campagne. Lorsqu’on se trouve au Gué-du Loir, la route, serrée étroitement entre la rivière et une chaîne de rochers élevés, devient pittoresque et dangereuse. Des fragments de grès considérables se détachent souvent et vont s’abîmer en traversant le chemin. Plus d’une fois, le dimanche soir, des paysans avinés ont disparu dans les eaux profondes et silencieuses du Loir, malgré les noyers prodigieusement gros qui bordent le chemin et soutiennent les terres. Ce caprice de la rivière est d’autant plus perfide, que les vignerons du pays ont creusé leurs caves dans les rochers, ce qui les expose sans cesse à franchir ce passage difficile après boire. Samuel jeta bien sur ce beau site, qu’il n’avait pas vu depuis dix ans, un regard affectueux, comme à un vieil ami ; mais il était pressé d’arriver à sa jolie maison de la Bienvenue, dont il apercevait une tourelle au milieu des arbres, et il ne remarqua pas même la belle sentence écrite par le sacristain philosophe, sous le cadran de l’église : « Passants qui passez, l’heure passe. » – Ce qui l’aurait assurément porté à réfléchir sur la brièveté de la vie. Samuel, rentré dans sa maison par droit de succession, secoua la poussière qui couvrait les portraits de ses vieux parents, et jeta sur leurs figures vénérables des regards de reconnaissance et d’amour. Il parcourut sa propriété avec la curiosité d’un enfant, ouvrant et fermant dix fois les portes et les armoires. Il visita la cave, le grenier, la serre, les tourelles, la loge du chien, les étables, conduit par le vieux Gauthier, son fermier, vrai Vendéen aux yeux gris, que Samuel aimait parce qu’il parlait avec respect de son grand-oncle Bonaventure. En faisant cette revue générale, le propriétaire arriva jusqu’à une petite chambre fort propre de la ferme, où il vit une jeune paysanne qui lisait. – C’est ma fille Jeanne, dit le vieux fermier. – J’avais complètement oublié votre fille Jeanne. – Je le crois bien ; lorsque monsieur est venu ici à l’âge de quinze ans, elle n’en avait que huit ; mais elle n’a pas oublié son jeune maître, bien sûr. Jeanne fixa sur le jeune maître ses grands yeux. – Il ne se passe guère de jour, dit-elle, sans que vous me parliez de M. Samuel ou de quelqu’un de sa famille. Samuel poursuivit sa revue, et Jeanne reprit aussitôt sa lecture. – Comme votre enfant a de beaux cheveux noirs, père Gauthier ! – Sa mère était du Midi. – C’est une bonne fille, à cela près qu’elle ne veut rien faire, et qu’elle lit toujours comme une grande dame. – Allons au jardin, père Gauthier. Notre homme courait dans les allées de son jardin comme un écolier en vacances ; il écoutait les discours d’un vieux paysan avec la curiosité et l’attention que dut avoir le marquis de Carabas, en se voyant si riche, au dire de tous les bûcherons et faucheurs endoctrinés par un chat comme on n’en voit plus. Égoïsme que tout cela. Je pardonne seulement à Samuel d’avoir répété plusieurs fois comme Sergy, dans le Père de Famille : – Je suis libre ; j’ai quatre mille francs de rente ! Dès le premier jour il fit remettre une corde à la cloche qui sonnait jadis les heures des repas de son grand-oncle. Pour moi, j’aurais préféré que Jeanne vînt m’avertir, car Jeanne avait des yeux bien fendus, une bouche garnie de belles dents, un son de voix frais et sonore qui annonçait la force et la santé ; surtout, contre l’ordinaire des filles de la campagne, elle avait de belles mains blanches dont elle prenait un soin tout particulier ; aussi l’appelait-on par pure jalousie, dans le pays, la princesse aux belles pattes, ou bien la belle fainéante. – Jeanne s’en moquait bien, son père avait de bons gros écus, à l’aide desquels une fille se marie quand elle veut. Notre jeune propriétaire aurait passé la journée entière dans l’examen de sa maison, s’il n’avait été interrompu par une visite. Je serais dispensé de vous dire que le nouveau venu était le meilleur ami de Samuel, si vous aviez vu les deux jeunes gens se jeter dans les bras l’un de l’autre. Je vous assure qu’ils se seraient embrassés de même, quand la rencontre aurait eu lieu dans un bal ou à la cour, dans une église ou même au balcon des Bouffes ; car il n’y a pas d’étiquette qu’on n’oublie subitement à la vue d’un ami d’enfance retrouvé après une longue séparation ; mais il ne faut pas que ce soit un ami comme on en peut avoir cinquante, auquel on rend service lorsqu’il n’en coûte rien ; que l’on aime tant qu’il ne vous emprunte point d’argent, et dont on séduirait volontiers la femme ; il ne faut pas même que ce soit un homme pour lequel on puisse avoir le sentiment infernal que La Rochefoucauld a sans doute découvert dans son propre cœur, le jour où il assura que, dans le malheur d’un ami intime, on trouve quelque chose qui ne déplaît pas. – Non, non ; il faut que cet ami ait souffert avec vous ; qu’il ait pleuré de vos douleurs et ri de votre joie ; il faut que votre détresse l’écrase, que votre désespoir le tue ; il faut que vos soucis l’empêchent de dormir, et que vos projets le fassent songer. Tout le monde ne peut pas avoir un tel ami ; mais celui à qui le sort accorde un si grand bienfait jouit d’une double existence. Il a deux cervelles pour réfléchir, deux corps pour exécuter, deux âmes pour sentir. Vous avez sans doute un ami, bon lecteur ; un ami que vous chérissez comme un frère, et auquel votre bourse est ouverte, – moyennant de bonnes hypothèques, parce qu’un père de famille a des devoirs envers lui-même et ses enfants. – Un ami dont vous hésiteriez à corrompre la femme, pour peu qu’elle soit laide ; un ami enfin qui vient chez vous chercher la fortune du pot, et avec lequel vous ne regardez pas aux ports de lettres. – Eh bien ! Samuel aimait Henri plus que vous n’aimez cet ami, s’il est possible. Pour vous faire mieux comprendre à quel point Samuel aimait Henri, je vous dirai que, lorsqu’ils étaient tous deux au collège, Samuel tourmentait un jour son camarade et lui tirait les cheveux : – Si tu ne cesses pas, dit Henri, je te donne un coup de canif. Et comme Samuel n’eut garde de cesser, la lame lui entra d’un bon pouce dans le ventre. Voilà l’un dans son lit et l’autre dans le désespoir. – Je vous demande s’ils s’aimèrent après ? Cependant je vous défie de trouver deux caractères plus diamétralement opposés que ceux de Samuel et d’Henri, deux conformations plus différentes. Henri était éminemment paresseux, sensuel et insouciant ; il n’aimait au monde que ses aises et Samuel. Il ne recherchait que de chétives jouissances matérielles, comme un lit fort doux, une table bien servie, des cigares exquis, un feu clair et joyeux, un verre d’excellent vin ; mais tous ces minces plaisirs formaient, à la fin de chacune des monotones journées de sa vie, une bonne somme totale de bien-être. Vous ne l’auriez pas forcé, pour un empire, à mettre ses pieds dans des bottes étroites, ni à rester dans une salle trop chaude ou une foule épaisse ; c’étaient là des sacrifices qu’il ne pouvait faire qu’en faveur de Samuel ; mais il les aurait faits sans hésiter pour Samuel. On devine aisément que ce garçon, essentiellement paisible, dut souffrir cruellement pendant les années qu’il passa au collège. Il opposa aux punitions et aux sermons de ses maîtres, une inertie tellement inébranlable, qu’ils l’abandonnèrent à son invincible paresse. Une individualité si obstinée était au-dessus de toute éducation. Samuel au contraire, par une dose plus qu’ordinaire d’orgueil, fut un bon élève suivant les professeurs ; c’est-à-dire que ces maudits pédants faillirent en faire un être insignifiant, et son caractère naturel ne revint à la surface et ne se déploya entièrement que lorsqu’il eut dix-huit ans passés. Cependant on aurait pu deviner ce qu’il serait un jour à le voir souvent conspirer et tenter de folles entreprises pour le plaisir de risquer et d’agir. – C’était un besoin, un instinct. Il montait sur les toits avec ardeur, en exposant sa vie pour dérober quelques pruneaux que le paisible Henri mangeait en se chauffant au soleil, comme doit faire un bon écolier fainéant. Pour les lecteurs sceptiques et désenchantés, je dirai que peut-être l’homme paisible avait fait un calcul en s’attachant à Samuel : peut-être lorsqu’il écoutait les projets de celui-ci, lorsqu’il le voyait s’agiter, lorsqu’il le suivait des yeux dans les courses interminables où Samuel passait sa vie, poursuivant avec acharnement un bonheur introuvable. Peut-être alors l’homme paisible, faisant un retour sur lui-même, sentait-il plus vivement les molles jouissances que donnent la paresse et l’insouciance ; peut-être sa vie de Sybarite, comparée à l’existence agitée de son ami, lui semblait-elle plus douce. Le calme paraît plus profond au sortir d’une tempête, et l’homme paisible retrouvait souvent dans la société de Samuel cette incontestable jouissance qu’on éprouve à se sentir couché dans un lit moelleux, et près d’un feu pétillant, tandis que la pluie et la grêle font rage au dehors sur le dos des passants. On retrouve donc de l’égoïsme dans tout ? L’égoïsme est donc dans le cœur humain comme le sang dans le corps ? En quelque endroit qu’on pose le scalpel, on le voit toujours sortir. Fi ! si cela est, je n’en veux rien savoir ; je ne suis pas anatomiste, et, vraiment, ne faut-il pas avoir la manie de l’analyse pour interpréter ainsi les sentiments que l’on nomme généreux ? Au diable les sceptiques et leurs paradoxes. Ce sont les carabins de l’âme. Le père d’Henri avait travaillé toute sa vie pour faire fortune ; c’était un négociant laborieux. Il avait passé sa jeunesse dans un entresol, à tenir des livres en partie double. À force de faire des balances, de compter des ports de lettres, de répéter les mots d’escompte, emballage, commission, courtage et timbre, il s’était réveillé un beau jour riche, mais vieux ; chauve, mais propriétaire de la jolie terre du Coudray, près de Vendôme. Cet industriel retiré se crut un génie pour avoir acquis une belle fortune. – Comme ils font tous. – Il témoignait un mépris souverain de tout ce qui est arts, littérature ou poésie, et généralement pour ce qui ne rapporte point d’argent ; il vous frondait tout cela avec un à-plomb commercial, sans songer que la marchandise est la plus méprisable façon d’utiliser son savoir-faire en ce monde. Si jamais le vieux proverbe qui dit : à père avare enfant prodigue, put être appliqué justement, ce fut bien à propos du sensuel Henri, car jamais fils ne fut plus dissemblable à son père. L’homme paisible ne s’occupait que d’arts, et le plus souvent de futilités. Il aimait fort à voyager. Il se rappelait avec plaisir que dans telle ville on lui avait servi un dîner passable ; dans telle autre il avait couché sur un lit dur. C’étaient là pour lui de grands évènements. Son existence lui semblait suffisamment agitée lorsqu’il avait couru le risque d’arriver là nuit dans quelque petit bourg de la Suisse, et de n’y trouver qu’un mauvais gîte. Il avait noté sur son portefeuille toutes les auberges passables des douze cantons, et j’en conclurais volontiers que, pour les gens qui aiment par-dessus tout la vie matérielle, il n’y a pas, à vrai dire, de patrie. Leur pays est partout où ils ont leurs aises. – Voyez les Anglais, qu’on trouve à tous les coins du globe, et qui coloniseraient, s’ils pouvaient, les entrailles de la terre. Nos deux amis passèrent ensemble la journée entière. Samuel montra les attentions les plus délicates pour les goûts de l’homme paisible, en lui offrant l’immense fauteuil où dormait jadis son grand-oncle après ses repas ; de sorte qu’Henri, nonchalamment assis dans une position commode, put écouter les projets de son ami et lui donner d’utiles conseils, car les hommes qui ont pour devise : – Cela m’est égal, – jugent ordinairement les choses avec justesse et sagacité. Le soir, les paysans qui passaient dans la plaine purent voir les deux amis marcher lentement dans les sentiers qui traversent la montagne du Gué-du-Loir. On les vit s’asseoir sur le sommet des rochers ; ils parlaient de leurs souvenirs d’enfance et des amours de Samuel. – Sujet inépuisable. Il y avait à peine une demi-lieue de la Bienvenue au Coudray ; mais ils furent bien trois heures en route, allant et revenant sans cesse. Samuel était plus disposé qu’à l’ordinaire à des sensations douces et tranquilles ; il se sentait porté malgré lui à la joie, et même à quelque chose approchant de la philanthropie ; lui qui méprisait les enfantillages philosophiques de Sterne, il remarquait avec plaisir une foule de riens ; un chien qui hurlait, une grande ombre projetée par le soleil couchant, une roche semblable à une tête d’homme, que sais-je ? Il était dans cet état d’excitation nerveuse qui précède le moment d’exécution d’un projet important offrant de grandes chances de succès. En supprimant tout-à-coup le voisinage de Beauroc, vous eussiez vu maître Samuel devenir aussitôt tout autre. Comment donc savoir pourquoi un homme parle et agit de telle façon ? Peut-être il vous salue et s’informe de votre santé, vous sourit et invite à danser votre femme, parce qu’hier la rente a monté, ou qu’un ministre ? lui a touché la main en lui promettant une place. L’humanité est bien petite en toutes choses. – Que voulez-vous ? L’homme n’a que cinq à six pieds de hauteur, sa cervelle tiendrait dans nos deux mains. Le Coran dit : – Dieu seul est Dieu.
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