II
Les naïvetésTu ne reverras pas cinq minutes pareilles
À celles de ce soir. – Oh ! retiens-les longtemps,
Cœur gonflé d’avenir, amant de dix-sept ans.
SAINTE-BEUVE.
Je veux la séduire, la malheureuse !
ODRY.
« J’ai à remercier la Providence d’une délicieuse soirée qu’elle vient de m’accorder à peu de frais. »
« Certes je suis forcé de convenir que le bonheur d’un homme ne nécessite pas toujours les pleurs de plusieurs êtres, car j’ai goûté ce soir, sans porter préjudice à personne, un plaisir aussi vif qu’aurait pu m’en procurer la combinaison la plus compliquée, ayant pour résultat la misère et le deuil de l’humanité tout entière. Je trouvai chez le respectable père de Juliette, une réunion de petites filles, toutes entre douze et seize ans. »
« Tout ce petit monde-là était frais, éveillé, bien portant. On babillait, on riait à perdre haleine pour une mouche, un rien. – On imitait M. de… – madame de… – On se moquait de tout le monde ; on sautait par la chambre ; on était bien contentes sans savoir pourquoi. Le père de Juliette se pâmait d’aise en regardant les petites amies de sa fille. »
« Lorsque j’entrai le bruit cessa ; on resta immobiles comme des statues. – Impossible de faire ouvrir une de ces bouches si bruyantes tout à l’heure. On ne savait plus que faire ; on n’avait rien à dire ; on n’avait nulle raison de rire. Un enfant de six ans rangeait en bataille des soldats de plomb sur une table. »
« – Prenez-moi un tube de verre, dis-je, et jetez-moi ces soldats à terre en soufflant contre eux des boules de mie de pain.
– Oh ! l’heureuse idée ! ô l’homme ingénieux ! Bravo, bravo !
On apporte un tube de verre, et me voilà chargé de relever chaque soldat renversé. – Une sotte occupation, dira-t-on. – Point du tout ; j’y pris un vif plaisir. Je ne me moquerai plus des tartines de Werther. »
Samuel haussa les épaules.
« Juliette m’a présenté, pendant ce jeu d’écoliers, sa main ouverte pour recevoir une boule de pain. Je fus émerveillé de la blancheur et de la beauté de cette main. Juliette est plus grande, plus savante et plus formée que ses petites amies. – J’appuyai fortement en posant la boule de pain. Je ne sais si la jolie fille le fit exprès, mais cette circonstance se renouvela plusieurs fois pendant le jeu. Je ne crois pas avoir commis en cela un grand crime. – Juliette fut sérieuse toute la soirée ; je lui demandai la cause de cette gravité.
– Il n’est pas nécessaire, dit-elle, que vous me regardiez comme une petite fille.
Juliette marcha devant moi d’un air digne et composé. – C’était une femme.
– Non assurément, pensai-je en sortant, je n’ai pas commis un grand crime en appuyant dans la main de Juliette plus qu’il n’était nécessaire. Pourquoi diable aussi cette main se trouva-t-elle si jolie et si blanche ! »
– Voilà un conte pour les enfants, dit Samuel avec humeur. Est-ce bien moi, bon Dieu ? Je l’aimais donc comme le bon Paul aimait la simple Virginie ? Puis après, comme Saint-Preux aimait la romanesque Julie ? Pourquoi n’ai-je pas supprimé cet inutile prélude, et ne l’ai-je pas aimée de suite, comme François aimait la Féronnière ? C’est ma faute, ma faute.
« J’ai fait ce soir un coup de maître. Nous étions bien une dizaine chez Juliette. De tous les assistants, elle seule et moi avions moins de cinquante ans. Deux négociants causaient safran ; trois fortes têtes parlaient politique ; les autres entouraient l’honnête père, et l’accompagnaient dans l’inépuisable sujet des fournitures et de l’administration. – Circonstance heureuse pour moi, car, Juliette ayant depuis longtemps perdu sa mère, je me trouvais seul près d’elle. En me penchant de son côté pour lui parler bas, je vis la plus charmante petite oreille. – Comment ne pas laisser tomber quelques mots d’amour dans cette jolie antichambre de son cœur ? »
– Bon ! c’est du Louis XV, pensa Samuel.
« – Savez-vous l’anglais, me dit-elle.
– Parfaitement : I love you.
– Parlez-moi italien.
– Volontiers : Sono di voi innamorato morto.
À seize ans entendre ainsi une déclaration subite ! – Il y avait de quoi perdre la respiration et devenir toute rouge. Juliette porta son mouchoir à son visage, et s’écria :
– No, no, no !
C’était répondre dans les deux langues à la fois.
Une lampe qui éclairait seule la chambre, se trouvait posée sur une table où j’appuyais mon coude. Un léger coup dans le pied de la lampe, suffit pour la faire tomber avec un grand vacarme. Dans le tumulte et l’obscurité je pressai dans mes bras la taille de Juliette ; ma bouche rencontra ses lèvres, et j’eus le temps d’ajouter :
– Croyez-moi ; rien n’est plus vrai : Je vous aime.
On apporta de la lumière. Juliette pleurait à chaudes larmes. Un homme en culottes courtes observa, en prenant une prise de tabac, que les jeunes filles ont les nerfs fort délicats. Il sera sans doute parlé longtemps de l’accident de ce soir ; ce sera un souvenir pour Juliette. Pour avoir une idée de l’importance de cet évènement, il faut connaître l’honnête père. Ancien administrateur, et homme formaliste, si un valet fait une faute, cet homme régulier écrit une lettre, dont il garde la minute, à son intendant pour que celui-ci se charge de réprimander le valet placé sous ses ordres. Si un meuble dégradé demande une réparation, il faut un rapport sur papier Tellière. On voit que cet heureux propriétaire trouve, dans une vitre cassée ou une clé perdue, de l’occupation pour toute une matinée. »
Samuel ouvrit aussi une lettre de la jeune fille :
« Quel plaisir j’ai éprouvé hier, lorsque vous avez dit que vous aimiez les femmes d’un caractère sérieux et réfléchi ! Sans doute vous avez raison d’assurer qu’une demoiselle qui rit à tous propos, ne peut être qu’une femme insignifiante, car j’ai trouvé tous vos raisonnements meilleurs que ceux de M. D. Je prenais un grand intérêt à votre discussion, sans oser détourner les yeux de mon ouvrage. Je sais donc à présent pourquoi vous me préférez aux autres demoiselles ; mais moi, qui ne suis pas capable de raisonner comme vous, croiriez-vous bien que je ne saurais dire pourquoi vous m’avez plu ? Le sort la voulu ainsi ; je n’en sais pas davantage. Il y a peut-être là-dedans une prédestination. Je voulais absolument demander des conseils et des éclaircissements à quelqu’un de plus savant que moi ; et, ne sachant à qui m’adresser, j’ouvris au hasard des livres dans la bibliothèque de mon père. Je tombai sur une scène d’une pièce anglaise, où une demoiselle s’appelle comme moi Juliette. Ce rapprochement me frappa. J’emportai le livre dans ma chambre. Cette Juliette devient amoureuse d’un beau jeune homme qui se nomme Roméo, en causant avec lui une seule fois dans un bal. J’ai lu toute la tragédie avec un grand plaisir. Ces amants finissent par mourir ensemble ; ainsi leur passion est bien ardente et bien durable pour s’être formée si vite. Malgré tout cela, je suis bien tourmentée. Vous voulez que je vous reçoive en secret pour causer longuement ; je désirerais vous l’accorder, et je n’ose. Cette pensée seule m’effraie beaucoup, et cependant je vous assure que je le voudrais. La Juliette de la tragédie anglaise a des entrevues avec son amant la nuit dans sa chambre. Je ne vois pas qu’on la blâme de cela, et pourtant ce doit être fort mal. Je ne sais à quoi me résoudre. Adieu, je vous aime. »
Au bas de cette lettre était une note au crayon.
« Oh ! le joli métier que celui d’une jeune fille bien élevée ! Oh ! l’existence aimable et douce ! Pour être une bonne fille à marier, il ne faut pas avoir un caractère à soi ; il faut être toute pareille aux autres filles à marier. On a des institutrices ou des mamans qui vous enseignent à être une bonne fille à marier. Les institutrices et les mamans prennent le mot convenances et vous le font entrer sous le crâne, après en avoir arraché tout ce que la nature y avait mis. »
Cette opération faite, vous n’avez plus de caractère, vous n’avez plus ni un goût, ni une vocation, ni une âme, ni une idée. Vous êtes convenable. – Une fois mariée, vous laissez aller au vent une bonne portion de convenances, et votre caractère reprend un peu le dessus ; vous n’êtes plus obligée d’être semblable à toutes les autres femmes. Je serais embarrassé de définir ce redoutable mot ; mais je puis vous assurer que si vous avez un désir vif, quel qu’il soit, convenances est là pour vous faire un crime de ce désir, et une nécessité de le dissimuler. Et que sera-ce donc si une jeune fille se laisse aller à aimer tout bas ? si elle fait une place dans son cœur à un petit bout de passion ? Oh ! la malheureuse créature ! Dans quelle infernale série de dissimulations n’est-elle pas obligée de se jeter ! Quel métier, bon Dieu ! Me préserve le ciel d’être une jeune fille à marier. – Mais toi, nature, notre mère, toi qui renverses souvent en un jour, comme une marée indomptable, les digues élevées contre toi pendant vingt ans ; toi qui tires de tes trésors de beauté tant d’éblouissantes richesses, comment ne t’indignes-tu pas, et ne viens-tu pas arracher tes dons précieux à ceux de tes enfants qui en font un si misérable usage ? Va, nature, notre mère, je travaillerai pour toi ; je ramènerai dans tes voies cette jeune fleur qu’on t’a dérobée. Je la tirerai d’une terre factice où elle perdrait sa sève et son parfum ; je l’emporterai dans mes bras, et je la rendrai à la terre libre, à l’eau du ciel, au soleil, aux vents et aux orages. Les hommes pourront appeler cela une séduction ; ils pourront crier au rapt ; ils pourront ouvrir les livres sortis de leurs cerveaux desséchés ; les livres au nom desquels ils osent faire de la justice un trafic, et retirer la vie à tes créatures ; les livres au nom desquels ils font asseoir celui que la passion a égaré à côté de celui qui a obéi à un vil intérêt. Mais toi, nature, ma mère, tu m’absoudras, car tu ne connais pas leurs mots privés de sens ; leurs livres tomberont en pourriture ; leurs injustices seront oubliées ; et toi seule tu survivras à tout, féconde et jeune comme au premier jour. Va, je te servirai ; je me fie à toi, nature, ma mère.
Dans une autre lettre il y avait cette note au crayon :
« Juliette n’ose pas m’accorder une entrevue ; elle demande encore huit jours de réflexion. Il faudra bien qu’elle se décide. L’instant approche. Comme Lovelace, je rôde sans cesse autour de ma charmante ; mais le beau mérite qu’a ce Lovelace à séduire les miss anglaises avec une fortune immense, des laquais en grand nombre, des entremetteuses à gages, une foule d’amis puissants et dévoués qui le servent comme des esclaves ! Je fais la guerre sans avoir une seule de ces armes, et je veux réussir aussi bien qu’il aurait pu le faire. »
– Voilà qui est plus raisonnable, dit Samuel.
Et il enferma tous ces inutiles papiers.
Rien n’est plus contrariant pour un homme d’un esprit actif, que la nécessité de laisser inachevée une affaire qui lui tient au cœur. Samuel se trouvait dans cette position désagréable. Quelques minutes de réflexion lui suffirent pour acquérir la certitude qu’il était de toute impossibilité pour lui de se rapprocher de Juliette.
– Il y a des moments, pensait-il, où l’homme doit se décourager et attendre. Je n’ai pas à me reprocher une seule négligence, une occasion manquée, ou une maladresse ; le reste est entre les mains du sort. Tout dépend de cette question : Ai-je du bonheur ? La vie n’est qu’une table de jeu dont le banquier est là-haut. Parmi les joueurs on en voit qui risquent peu et qui pourtant perdent tout, d’autres qui placent toutes leurs chances sur une seule carte, et gagnent cent fois leur enjeu. Les plus obstinés sont ordinairement ceux qui portent, sans le savoir, ces mots gravés sur leur front : « Tu perdras toujours. » L’homme médiocre ne sera jamais à ce beau jeu qu’un triste ponte, ballotté par de misérables chances et des gains chétifs, quand il mettrait sa vie sur un dé. Certes, le sort peut me séparer pour toujours de Juliette ; mais je fais le serment que si jamais je retrouve cette femme, je la poursuivrai avec acharnement ; c’est une guerre que je déclare dans cet instant ; j’en prends le ciel à témoin. Que le hasard dispose des évènements à sa fantaisie, les circonstances lui appartiennent ; ma volonté est à moi, elle sera invariable ; je ne l’abandonnerai qu’en mourant. À présent, que la Providence s’arrange comme elle voudra !
Cet engagement pris avec lui-même rendit à notre raisonneur son assurance et sa tranquillité ; il fit un tour par la chambre, après avoir pourtant répété avec un soupir :
– Tout est dans cette question : Ai-je du bonheur ?
Et il voulut oublier Juliette ; mais il sentit avec dépit qu’il avait laissé une pensée s’emparer entièrement de son esprit, et qu’il aurait à lutter contre elle bien longtemps avant de l’en chasser.
– Je ne suis pourtant pas un homme né malheureusement, dit-il ; je n’ai jamais eu à me plaindre d’une fatalité obstinée ; je ne suis pas brouillé avec le hasard ; mais il est bien triste de ne pouvoir jeter un seul regard dans l’avenir. Reverrai-je Juliette ? Je voudrais commencer aujourd’hui cette guerre que j’ai juré d’entreprendre ; dussé-je mettre ma tête au jeu et dire : Tout ou rien.
Samuel se souvint enfin qu’il avait oublié d’ouvrir une lettre. Il en regarda le cachet avec distraction. Il était de cire noire. En le rompant ses mains tremblèrent. – Cette lettre lui annonçait la mort de l’usufruitier qui occupait son patrimoine, situé près du château de Beauroc, et l’invitait à s’y rendre sur-le-champ pour en prendre possession.
Il resta un moment stupéfait. Le doigt de Dieu paraissait visible comme au festin de Baltazar. En pensant au serment qu’il venait de faire, il leva les yeux au ciel, et dit à haute voix :
– Tu le sais.
Et il ne donna aucun signe d’une joie puérile. Il ajouta :
– Si tu voyais mes projets d’un œil courroucé, tu ne les favoriserais pas à ce point ; que les hommes les déclarent donc coupables, j’y consens.
Puis il croisa ses bras ; son œil étincela, et le coin de sa lèvre se retroussa singulièrement :
– Eh ! qu’est-ce donc ? – Bien, mal, punition et récompense. Ne sont-ce donc là que des inventions humaines, des paroles creuses que tu ne reconnais pas ? Ce sont pourtant de beaux mots.
Je ne sais si Samuel avait tort ou raison de douter ; mais je n’oublierai jamais qu’un de mes oncles, homme à principes sévères et à vertus antiques, perdit un jour une place qui le faisait vivre, et reçut la nouvelle de ce malheur au moment même où il venait d’accomplir un sacrifice généreux, par lequel il sauvait toute une famille d’une ruine complète.
On deviendrait fataliste à moins.
Samuel était moins calme en faisant ses préparatifs de départ. Il courut à perdre haleine pour louer une voiture et retenir des chevaux de poste. Il partit le soir même pour Vendôme ; et en quittant Paris, il chantait à tue-tête :
– Oui, je suis un joueur heureux au Pharaon de la vie.
Tandis que sa chaise roulait avec une infernale rapidité.