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À vous, mesdames, et à vous jeunes gens, – non à d’autres, – sont adressées ces lignes. Si je ne les offre point, comme faisait Rabelais, aux buveurs très illustres, ce n’est pas que je manque d’estime pour eux, au moins. – Au contraire, je les révère fort ; mais tous les jeunes gens ne sont pas de bons buveurs, tandis que nos meilleurs buveurs sont des jeunes gens. Je ne vais pas non plus jusqu’à dire qu’un doigt sexagénaire soit indigne de tourner ces pages ; mais je me défie de ces gens qui s’obstinent à fredonner les airs de Grétry, et qui ne veulent pas seulement entendre ceux de Weber et de Rossini. – Ils ont pleuré devant Lekain, qui jouait Orosmane en culottes courtes, et sont restés secs devant Talma. Ils ont fait des folies pour mademoiselle Bigottini, et ne veulent plus trouver joli un seul minois de l’Opéra. – Donc, je m’en défie. Je ne les blâme point ; je n’oserais pas plus les tourner en ridicule qu’un ivrogne n’oserait rire d’un confrère en bouteille, ni qu’un brigand ne voudrait insulter un pendu. – Je sais que je serai comme cela dimanche. Je serai pire. Je serai maussade, injuste, tyran, exigeant, insupportable à tous mes proches : je vieillirai comme Saturne ; je serai avare comme l’enfer, et je tromperai mes héritiers par quelque bon tour. Vieux rime avec envieux. Vieillesse et envie cheminent souvent ensemble à califourchon, comme l’aveugle et le paralytique. Je les laisse passer paisiblement. Aux jeunes gens, dis-je, sont adressés ces écrits. – Et à vous aussi, mesdames. Il n’y a sous vos fronts d’enfants, ni latin, ni mathématiques, ni politique, ni grimoire. – Vous êtes bien heureuses : vous songez tout un jour à un bonnet, à un bout de tulle, ou bien à un spectacle ; le plaisir est la grande affaire qui vous occupe sans cesse. – Oh ! que vous entendez la vie bien mieux que nous ! À vous sont adressées ces pages. Vous me lirez, et puis vous me déposerez dans un petit coin, et vous m’oublierez comme a fait ma maîtresse. – Cela sera charmant. Voilà qui est convenu.
Lecteur sérieux et réfléchi, ne t’effraie point. Toi qui ne veux pas t’embarquer pour pêcher du fretin, jette toujours ta ligne ; tu trouveras par-ci par-là quelques pièces moins menues que le reste. Je ne prendrai pas de détours, comme l’auteur de Gargantua, pour te dire de ne point t’arrêter à la surface, et de chercher les secrètes pensées de l’auteur. Dans ce siècle de modération et de liberté, chacun peut dire hautement ce qu’il pense, et qui sait jusqu’où iront les progrès de la civilisation ? – Peut-être en viendra-t-on à ne plus jeter de pierres aux Saint-Simoniens ; peut-être un jour on ne nous forcera plus à monter la garde comme des soudards, – ce qui est un odieux impôt de cinq pour cent prélevé sur nos existences. Ô ciel ! qu’ai-je dit là ? Je viens de me compromettre.
Vive le métier de romancier ! Si on veut parler de quelque objet privé de toute noblesse, comme un fichu, une cravate, un mouchoir, on le peut. Le bon lecteur n’est point chatouilleux, ni à cheval sur l’étiquette, au coin de son feu, comme il l’est au théâtre. On peut lui nommer les choses par leur nom, et dire des épingles, sans être dans l’affreuse nécessité de désigner cet instrument, comme l’abbé Delille, par cette ingénieuse énigme :
Des milliers de ces dards dont les pointes légèresFixent le lin flottant sur le sein des bergères.nécessité qui me ferait infailliblement tomber malade. La Melpomène française est une belle dame trop prétentieuse et trop maniérée pour que j’ose me présenter devant elle. Il faudrait qu’elle devînt une bonne femme comme la Melpomène allemande. Je puis au moins, dans un roman, donner à mes personnages le costume, le langage et les manières qui me conviennent. Je puis décrire les choses comme je crois les voir, les expliquer comme je les comprends, sans rendre de compte à personne. Le style est le moindre de mes soucis. Quoique, par le temps qui court, le plus simple des substantifs ne puisse plus se montrer dans une phrase, sans être surchargé de trois adjectifs pompeux, comme la tête ridée du pape avec sa triple couronne, je ne m’embarrasserai point du goût du jour. Je pense que dans une réunion où les hommes seraient en habits de velours de toutes couleurs, et en gilets épinglés ; où chacun porterait des chaînes d’or, des bagues et des breloques, on ne me mettrait point à la porte pour m’être présenté vêtu d’un costume de drap noir. Daignez, bon lecteur, m’admettre comme je suis. Je ne vous serai point annoncé comme la comète ou le Messie. Il est bien fâcheux que je n’aie pas même un ami intime parmi messieurs les journalistes, pour dire seulement que cette histoire est l’ouvrage le plus remarquable de l’époque, ou quelque autre bagatelle semblable. – Je présume bien que vous êtes convaincu comme moi de la nécessité d’être d’une coterie. Cependant, je ne suis point muni de ce passeport littéraire, et je vous dirai tout bas, – à vous qui êtes évidemment une personne de goût, puisque vous coupez mes pages, – que si l’histoire de Samuel vous amuse, il suffira que vous fassiez part à votre voisin du plaisir qu’elle vous aura causé ; que si au contraire elle vous ennuie, toutes les colonnes des journaux perdraient leur temps à me donner des louanges. Ce raisonnement, tendant à prouver que je dois rester dans une douce insouciance, je le proclame bon. Une publication donne toujours plus de soucis qu’on ne pense. Je vous ferais frémir en vous contant seulement de quelle façon se fait le choix d’un titre.
Figurez-vous l’auteur, l’éditeur, et quelques amis, assis au coin du feu. Tous avec le visage soucieux, les sourcils froncés, le cigare à la bouche pour chercher une inspiration sublime dans le tabac ; toute une jambe étendue, et l’autre pliée avec les mains croisées sur le genou ; tous se balançant en silence, et passant un volume entier dans l’alambic de leurs cervelles, afin d’en réduire la quintessence à un seul mot. – Un seul mot d’une longueur donnée, mesurée au compas par l’imprimeur. – Voilà dans quelle position je me trouvais l’autre jour. Les premiers titres que nous inventâmes furent raisonnables ; mais, nos têtes s’échauffant, nous avions fini par n’avoir plus le sens commun. J’en étais venu à vouloir qu’on mît sur une couverture noire : les Trois Corps Morts. – À quoi on m’opposa heureusement qu’il faudrait au moins un volume par corps mort, ce qui me parut plausible. – D’ailleurs, il y aurait un danger : peut-être, les gens délicats demanderaient-ils à ne souscrire que pour un seul corps mort. Je voulus alors que le titre fût : L’Homme actif et l’Homme paisible. On me fit à cela de nombreuses objections. Puis on me proposa un substantif comme : Impulsions, ou un adjectif comme : Résolu. – Ce qui me fit dresser les cheveux sur la tête, à force d’affectation. Je répondis que je mourrais plutôt que d’accepter un titre privé d’article. Je crois que si le conseil s’était prolongé jusqu’au soir, nous aurions fini par trouver quelque chose de plus effrayant que les titres à bourreaux ou à cadavres, de plus prétentieux que ceux sans article, de plus affecté que tous ceux des romans et contes dits philosophiques. Peut-être étions-nous près d’inventer quelque chose d’aussi maniéré que la Table de Nuit elle-même, lorsqu’il me vint une heureuse idée. Je pensai tout à coup que s’il ne manquait au Mariage de Figaro, que d’avoir pour titre : Sous les Maronniers, et au Barbier de Séville, que de s’appeler : Par Devant Notaire, ce ne sont là que de légers défauts. – Je pris donc un sage parti ; le parti que je vous recommande comme le meilleur, cher lecteur, toutes les fois que vous serez indécis après une longue délibération : – Je m’avançai vers l’éditeur, et je le priai de mettre la première chose venue. – Nous avons choisi Samuel.
Ce qui m’a encore confirmé dans une résolution si courageuse, c’est une réflexion dont je vous ferai part. Ne vous est-il jamais arrivé, après avoir fait longtemps la cour à une jolie dame, sans succès, de vous dire un beau jour : « Si par hasard, cette femme ne songeait pas à moi le moins du monde ? » – Eh bien ! le même doute m’est entré dans l’esprit. J’ai remarqué souvent qu’un auteur qui lance à la mer un nouveau volume, s’imagine que tout Paris ne s’occupe que de lui, tandis qu’il n’en est rien. J’ai conclu de là que le bon public dont vous faites partie, cher lecteur, ne se soucie guère d’un titre.
On prétend que notre génération énervée a besoin, quand on lui sert un mets nouveau, qu’il soit abondamment assaisonné d’épices. – Je n’en crois rien. – Peut-être le piment et l’alcool dont on accommode les ouvrages à la mode, ne font-ils que dégoûter les convives d’aller plus avant. Quelques années feront justice de ces fabricants de livres qui travaillent sans conscience, et qui croient suppléer au vide de leurs idées, en faisant de l’escrime avec les mots. Le public est comme les femmes ; il se lasse, et change de goûts. – Puisqu’il doit un jour s’ennuyer de la musique de Rossini, je vous demande si, avant cela, il ne sera pas excédé des chroniques en vieux style, des costumes du quinzième siècle, et de ces drames à couleurs locales, dont on ne peut pas vérifier l’exactitude ? – Nous serons tous submergés, bon lecteur ; gloire à ceux qui reparaîtront à la surface de l’eau ! Voilà le Don Juan de Mozart qui, au bout de cinquante ans, fait son entrée à l’Opéra ; et sans doute, nous allons en entendre les morceaux estropiés par les orgues barbares. – C’est là un succès ! Et l’auteur, pendant qu’on prépare son triomphe, n’en fait pas moins dans la terre une laide grimace. En y pensant, il y a de quoi devenir épicurien.
Cela ne m’empêchera point de vous présenter l’histoire de Samuel. Au moment de couper les cordes qui retiennent encore ce fragile ballon, les craintes et les scrupules sont venus m’assaillir ; mes amis ont étendu leurs mains en criant :
– Arrêtez, arrêtez ! Bien des personnes seront blessées par les opinions, les réflexions et les croyances de votre Samuel. On vous accusera d’avoir mis vos idées dans les discours que vous faites tenir à ce personnage ; vous aurez beau vous en défendre, on ne vous croira point.
– Eh bien ! répondis-je, je prendrai le parti de ne pas me défendre. Vous prétendez que je vais me faire une mauvaise réputation ? C’est-à-dire, n’est-ce pas, que des mamans me regarderont de travers ; que des jeunes filles recevront la consigne de baisser les yeux, et de pincer les lèvres à mon approche ; que les maris se défieront de mes politesses, les pères de ma patience à les écouter ; que des dames s’éventeront, en tournant la tête sur leur épaule. – Et que me fait tout cela, mes amis ? Je puis tirer franchement aujourd’hui du fond de mon cœur des vérités que chacun cache dans le sien. J’ai dissimulé aussi bien que les autres assez longtemps. – Ne suis-je pas à ma vingt-septième année ? Ce que l’avenir me réserve ne vaudra peut-être jamais le passé. – J’ajouterai quelque chose de bien plus fort : vous savez qu’un jeune homme qui aime le tabac à priser doit renoncer à tous succès dans le monde ? Eh bien ! je vous assure que si je trouvais du plaisir à me mettre dans le nez cette poudre noire, je n’aurais aucun scrupule à le faire. –
Les ciseaux étaient levés ; je fermai les yeux en donnant un furieux coup dans le câble, et Samuel s’élança gaîment au milieu des orages. Les vents l’ont porté jusqu’en vos mains, lecteur judicieux. En avant donc. – Courage et patience.