I
La rencontre d’un notaireDans l’autre grotte était assis le stupide Belford, les mâchoires pendantes.
RICHARDSON
D’habitude il songeait creux.
RABELAIS.
Dans un appartement fort simple de la rue Vivienne, était assis Samuel, garçon de vingt-cinq ans, plongé dans la rêverie, – les coudes sur une table, et la tête posée dans ses mains. – Il y a de cela environ un an. À voir ce jeune homme tenir ses yeux fixés sur le bois d’une table, avec la constance d’un savant enfoncé dans ses observations microscopiques, vous auriez aussitôt pensé que c’était un amoureux. Cette rêverie avait bien été causée d’abord par le souvenir d’une jolie personne ; mais les idées du songeur avaient fait du chemin en peu de temps. Après de longs détours, elles s’étaient repliées sur lui-même, et Samuel s’efforçait de soulever un coin du voile qui cache les secrètes intentions de la nature, en jetant dans son propre cœur un regard sévère et perçant. Je ne sais si Gall aurait eu raison d’assurer que cette disposition philosophique était marquée sur le crâne de ce garçon par deux protubérances égales, placées au sommet du front ; mais je puis assurer que Samuel, dès l’âge de cinq ans, avait la manie de briser tous ses jouets d’enfant pour en examiner le mécanisme intérieur. On ne s’étonnera donc pas que plus tard il soit descendu, avec une attention digne d’Archimède, dans un abîme de réflexions psychologiques ; ce qui ne m’empêche pas de le soupçonner fortement de matérialisme, autant que j’en puis juger par le peu de lignes écrites de sa main, que j’ai trouvées dans ses albums.
Samuel était doué d’un esprit souverainement actif et entreprenant ; il joignait à cette qualité une prudence et une discrétion rares. Conduire avec nerf une affaire importante, était pour lui un besoin et une vocation. Il déployait une vigueur redoutable dans l’exécution, après avoir préparé le succès par de longues et habiles machinations. À l’âge de vingt ans, comme il se trouva sans aucun parent, obligé de pourvoir à son existence, il apprit de bonne heure à connaître les hommes. Son père avait bien acheté, de son vivant, une assez jolie propriété située près de Vendôme, mais un étranger en avait l’usufruit ; de sorte que Samuel, avec la certitude de posséder un jour assez de biens pour vivre honorablement, ne se vit pas moins forcé de chercher un emploi. Comme sa famille avait occupé une belle position dans le monde parisien, notre jeune homme s’imagina que des amis puissants allaient lui tendre les mains et le placer auprès d’eux. On lui parla, en phrases pompeuses, des regrets qu’avait laissés son père ; on le reçut avec politesse ; on le fit peu rester dans les antichambres ; les huissiers reconnurent son nom, qu’ils prononcèrent distinctement ; de hauts fonctionnaires, qui auraient pu le recevoir avec fierté, ou prendre le ton d’une protection humiliante, daignèrent se lever de leurs sièges, s’interrompre dans leurs importants travaux, et lui parler comme à un homme ; quelques personnes à qui sa famille avait jadis rendu de grands services, l’invitèrent à dîner comme par le passé ; mais ce fut là tout. Heureusement que Samuel n’était pas de ces gens qui, sur un mot obligeant, s’imaginent que tous les cœurs leur sont ouverts. Ceux-là composent cette foule d’êtres myopes, qui ne tournent jamais leurs yeux que sur le point où le ciel est clair, sans oser jamais regarder l’orage ; ils restent gueux et abandonnés, ayant en poche, toute leur vie, quelque espérance qui jamais ne se réalise. Samuel aimait au contraire à promener ses regards sur tous les points de l’horizon, et le côté le plus chargé de nuages menaçants était toujours celui contre lequel il tournait sa face. Il aimait à juger les choses comme elles arrivent en ce monde, et les créatures comme Dieu les a faites. C’est pourquoi il s’abreuva si copieusement de déceptions ; il se frotta si rudement contre l’humanité, comme à une machine électrique, et en reçut de si bonnes commotions d’ingratitude, d’égoïsme et de fausseté, qu’il ne lui fallut pas huit jours pour donner la clé des champs à toutes ses espérances, et les chasser comme une nuée d’oiseaux parasites ; mais aussi cette expérience sévère jeta dans le fond de son caractère, naturellement bon, une couche d’amertume et de mépris des hommes qui, depuis, perça toujours dans l’énergie de ses résolutions et dans l’ironie de ses discours, car Samuel n’était pas non plus de ces gens qui, repoussés partout, payés en monnaie de cour, se retirent sans fiel avec la conscience de leur importunité, vivent médiocres, honteux et mal vêtus, tout en remerciant le sort du morceau de pain sec dans lequel ils peuvent mettre la dent. On désigne faussement ceux-ci par le nom de philosophes.
Dès que notre garçon de vingt ans eut percé d’un seul regard le brouillard des politesses administratives ; dès qu’il eut reconnu les coutures de fil blanc de tous ces habits diplomatiques, et qu’il eut posé le doigt sur la sécheresse et la mauvaise volonté de ses prétendus amis :
– Voilà donc les hommes puissants ! s’écria-t-il. Ne faut-il, pour parvenir, qu’une dose d’égoïsme recouverte de formalités niaises, que la foule des aveugles nomme habileté ? L’humanité est donc bien pauvre ! – Patience, ma génération montera à son tour. Je saurai quelque jour combattre pour mon patron, tout aussi bien que le plus habile de ces parvenus ; car leur façon de livrer bataille à leur prochain est puérile et misérable.
– À vingt ans on est présomptueux. – J’ai devant moi les cinq plus belles années de ma vie, pour chercher le plaisir seulement, et je veux m’exercer, dans cette guerre sans importance, à devenir un rude jouteur pour le moment où j’aurai affaire aux hommes. Je prends donc pour devise, en amour comme en guerre, celle du héros de Richardson à qui l’imprenable Clarisse dut sa ruine : – Debellare superbos.
Notre ami Samuel avait reçu une éducation solide et brillante. Il fit un cours de mathématiques pour les candidats aux écoles militaires, et gagna bientôt assez d’argent pour se maintenir sur un pied respectable dans la bonne société. On conçoit que la devise qu’il avait choisie, et les règles de conduite qu’il s’était imposé, portèrent une altération notable à sa sensibilité. Cependant Samuel ne tarda pas à devenir amoureux sincèrement d’une jolie et aimable enfant, plus jeune que lui de quatre ans : c’était la fille unique d’un homme riche, qui avait toujours témoigné une vive amitié à notre jeune homme, et pourtant Samuel, après plusieurs mois d’une cour assidue et secrète, commençait à envisager sans remords l’occasion prochaine, et perfidement préparée, d’une ingratitude envers cet honnête père. – C’est ainsi que sont les jeunes gens. – Lorsque des évènements imprévus, qui nécessitèrent le départ subit de cette aimable fille et de sa famille pour l’Angleterre, vinrent la sauver du danger qu’elle courait en se laissant aller sans défiance à un premier attachement, pour un garçon aussi dangereux que Samuel. S’il y a un remède à l’amour, c’est bien l’absence. Nos amants s’écrivirent quelques lettres en secret ; mais le risque était grand pour la demoiselle ; et puis Londres est bien loin. Samuel ne pouvait nourrir l’activité de son esprit avec une passion outre-mer ; la correspondance dura six mois au plus. La petite demoiselle resta près de cinq ans en Angleterre. Elle touchait à ses vingt-un ans, lorsque son père acheta près de Vendôme le château de Beauroc, qui, par un hasard singulier, était voisin de la maison que Samuel ne pouvait manquer d’habiter un jour. Pendant ces cinq belles années, notre héros avait obtenu près des dames une série de succès assez importants pour lui faire oublier de naïves amours avec une jeune fille de seize ans ; cependant il ne reçut pas avec une indifférence absolue la nouvelle de son retour en France, soit qu’il eût aimé cette demoiselle plus ardemment que les autres femmes, soit que cette intrigue abandonnée lui fût restée dans l’esprit comme une affaire incomplète qu’il était de son honneur de renouer un jour, et de conduire à une heureuse fin. Mais il est temps de laisser ces évènements passés, et de revenir à Samuel, accoudé sur sa table, pour vous apprendre par quel enchaînement de réflexions il en était venu à songer creux.
Pour une combinaison neuve et piquante, le hasard en fait mille qui semblent n’avoir aucun but ; il accompagne les évènements de quelque importance de minuties insignifiantes, en manière de hors-d’œuvre. Ce fut par une de ces fantaisies du sort, que Samuel rencontra dans la rue son notaire, encore tout ému des gros honoraires que lui valait la vente du château de Beauroc. – Et voyez combien l’organisation de l’homme est mystérieuse et inconnue. – À cause de cette rencontre toute simple, Samuel, en regagnant son logis, répéta plusieurs fois tout bas le nom de Juliette (c’était celui de la jeune fille). Il regardait avec distraction les pavés, tandis que le souvenir des formes délicates de la jolie demoiselle lui rentrait, à chaque pas, plus avant dans l’esprit ; et cependant il n’avait pas vu Juliette depuis près de cinq ans ; il n’avait pas même pensé à elle depuis plusieurs mois. En arrivant chez son portier, qui lui remit deux lettres, sur lesquelles l’homme distrait ne daigna pas jeter un regard, les souvenirs avaient crû, et s’étaient condensés, au point que Samuel voyait distinctement devant lui le visage doux et sérieux de la jeune fille. – En tournant ses yeux sur sa fenêtre, dorée par le soleil couchant de juin, il aperçut clairement les deux belles grappes de cheveux blonds qui pendaient contre les joues un peu pâles de Juliette. Ce fut bien pis encore lorsqu’il se fut assis commodément et appuyé sur sa table. Les anciennes impressions de ses premiers amours accoururent en foule autour de Samuel, comme une troupe d’oiseaux étourdis, et l’emportèrent sur leurs ailes, bien loin d’un appartement fort simple de la rue Vivienne. – Tout cela pour un mot d’un notaire.
Qui donc m’expliquera ce mécanisme humain, dont une force motrice, aussi faible que le mot d’un notaire, peut faire marcher les rouages si rapidement et si longtemps ?
Notre amoureux distrait se fit à lui-même cette question, et laissa de côté la belle Juliette pour chercher à deviner par quelle raison, après cinq ans d’indifférence, il se sentait pris aux cheveux par ces vieilles impressions : mais le songeur eut beau fouiller dans le coin de son âme qu’il pouvait apercevoir, il n’y trouva rien ; ce qui lui causa une vive humeur contre lui-même, car il avait quelque prétention à la force de caractère, et c’était à ses yeux une preuve de faiblesse que d’être ainsi emporté par des caprices d’imagination, d’anciennes émotions réveillées, ou par des influences physiques : Il ne pouvait souffrir de se voir à la disposition d’une manie dont la cause était insaisissable ; et quand il sentait son sang bouillir ou sa cervelle en fermentation, il voulait que ce fût par un motif important, ou pour un projet dont l’exécution dût offrir un résultat.
Le raisonneur se leva donc, et se promena dans sa chambre pour chasser une image importune ; il ouvrit au hasard une des lettres qu’il venait de recevoir ; elle était d’une femme à la mode que Samuel aurait dû aimer beaucoup, parce que cette femme était jolie, bien mise et spirituelle. – Je ne vois pas ce qu’un homme peut exiger de plus. – La lettre contenait, en termes fort gracieux, les expressions d’un amour poli et de bon goût ; elle n’était pas trop longue et donnait un rendez-vous ; aussi Samuel en prit-il lecture avec plaisir, et la mit-il soigneusement dans son portefeuille, à côté d’un bon nombre d’autres toutes pareilles ; puis il vit de nouveau passer devant ses yeux le visage doux et sérieux de Juliette, accompagné de deux grappes magnifiques de cheveux blonds.
Cette fois notre jeune homme voulut raisonner à fond sur une impression aussi tenace. Il songea que son patrimoine, situé près du château de Beauroc, étant occupé par un usufruitier dont il fallait attendre la mort, il y aurait sottise et démence à s’abandonner à ses souvenirs ; il se répéta plusieurs fois que, jusqu’à la prise de possession de sa propriété, que Juliette fût en Angleterre ou à Beauroc, ce serait pour lui la même chose. Samuel s’efforça donc de penser à son rendez-vous, car faire des châteaux en Espagne était, suivant lui, une faiblesse digne de pitié ; c’était s’aveugler à plaisir et chercher à voir les choses autres qu’elles ne sont. Cette façon de penser l’avait entraîné jusqu’à prendre en horreur les romans où les hommes sont toujours peints sous les traits imaginés par la cervelle d’un écrivain, et non avec ceux que l’inépuisable nature leur donne. Les évènements apprêtés à grands frais, qu’on y accumule sans ordre, lui inspiraient surtout un dégoût sincère, lorsqu’il les comparait aux mystérieuses combinaisons du sort. Le sévère Samuel, ayant rappelé à lui tous ses principes, s’étendit avec la dignité d’un stoïcien dans un fauteuil, – où le visage doux et sérieux de Juliette vint encore le poursuivre, accompagné de deux belles grappes de cheveux blonds. – Il ne résista plus ; il se laissa conduire par le joli fantôme, et voyagea longtemps en sa compagnie, par les plaines et les ombrages de sa première jeunesse, avec plus de rapidité que n’en a le cheval ailé du Juif-Errant.
Tout-à-coup il se rappela qu’après le départ de la jeune fille pour l’Angleterre, dans l’innocence primitive d’un cœur sincèrement épris, il avait écrit une assez forte quantité de notes sur les détails de ses premières amours, pour servir plus tard à ses mémoires. Il courut à son secrétaire. Sous un immense paquet de lettres, il trouva les fragments incomplets qu’il ouvrit, et dont la naïveté le fit sourire dès la première page. Je consens à en mettre une partie sous vos yeux, bons lecteurs, afin de vous faire connaître l’aimable jeune fille dont l’image était si profondément empreinte dans l’esprit de Samuel.