Chapitre III
Le passage subit de l’excès du malheur à un état supportable nous rend moins exigeants dans nos besoins : on sait se contenter de peu quand on a été privé de tout.
Étendue sur le sable, respirant à peine, la malheureuse enfant y resta d’abord comme anéantie ; bientôt cependant les caresses de son compagnon la raniment : touchée de son affection, elle se relève et jette sur la vaste étendue des eaux un regard mêlé de terreur et d’espérance… Hélas ! elle ne voit rien : vaisseau et chaloupe, tout a disparu ; Emma est seule, seule au milieu du désert ! D’un côté, l’abîme ; de l’autre, une chaîne immense de noirs rochers s’étendant à perte de vue le long du rivage !…
« Oh ! mon Dieu, que vais-je devenir ? s’écrie-telle, mon père ! mon bon père ! cher Dominique ! ne vous verrai-je donc plus ! Suis-je condamnée à mourir ici, loin de vous, privée de toute assistance ! »
Emma pleurait à chaudes larmes, son chien la regardait avec tristesse. « Je n’ai plus que toi, lui dit-elle, cher Azor ! Ah ! ne m’abandonne pas ; car alors je serais seule au monde.
Saisie par un v*****t frisson, l’infortunée, n’ayant aucun moyen de faire sécher les bardes qui la couvraient, se mit à marcher du côté des rochers, afin de ranimer ses membres engourdis, et de trouver en même temps un abri contre la violence du vent qui la faisait horriblement souffrir. Mais ce trajet, quelque court qu’il fût, était encore au-dessus de ses forces : ne pouvant plus se soutenir, elle tomba au pied du roc qu’elle venait d’atteindre. Une soif ardente la dévorait. Hélas ! je n’ai pas même un peu d’eau ! » dit-elle en joignant les mains avec angoisse, et en élevant au ciel des regards désespérés.
En ce moment, le bruit d’un ruisseau qui coulait à travers le rocher se fit entendre à quelques pas de l’endroit où Emma était assise : se relevant alors, elle s’approcha du lieu d’où ce bruit lui semblait partir. Un ruisseau limpide sortait en effet des cavités du roc, et déjà Azor s’y désaltérait ; elle l’imita en puisant de l’eau dans ses mains, et se sentit soulagée ; car une lueur d’espérance était rentrée dans son cœur. Ce secours inattendu lui sembla une preuve certaine que Dieu ne l’avait pas abandonnée.
La profonde douleur qu’elle ressentait de la perte de son père et de celle de Dominique, son isolement sur cette plage déserte, ne lui avaient pas encore permis de songer à remercier le Ciel de sa délivrance presque miraculeuse ; mais la rencontre du ruisseau au moment où elle souffrait le tourment de la soif, la ramena au sentiment de reconnaissance, qu’elle devait à la main puissante qui l’avait secourue.
« Seigneur, vous avez permis que je fusse sauvée, dit-elle à haute voix en tombant à genoux ; vous m’avez donné à boire au milieu du désert ; vous voulez que je vive ; mais daignez aussi sauver mon père et Dominique ; faites qu’ils ne soient pas à jamais perdus pour la pauvre Emma ! »
Après cette prière, elle se sentit plus forte ; car, quels que soient les maux qui nous accablent, ce n’est jamais en vain que notre âme s’élève vers la Divinité pour lui demander son assistance, et la vertueuse enfant qui l’implorait avec tant de confiance méritait d’être exaucée.
Bientôt le terrible Océan, qui avait failli l’engloutir, se calma, et les nuages amoncelés par la tempête se dissipèrent au loin pour lui laisser voir le ciel dans tout son éclat. Ranimée par les rayons du soleil, et voulant s’assurer si elle n’apercevrait point encore le vaisseau qui portait son malheureux père, elle résolut de gravir le rocher qui lui avait servi d’abri contre la violence du vent. Cette masse énorme s’élevait en talus, et présentait en plusieurs endroits des saillies formant comme des espèces d’échelons, qui permettaient d’arriver à son sommet : c’était sans doute pour Emma un effort bien pénible ; mais elle comprenait la nécessité de déployer, dans cette circonstance, tout le courage dont elle était douée, et, malgré l’extrême fatigue qu’elle éprouvait, elle parvint avec assez de facilité jusqu’au milieu de sa route périlleuse.
Là se trouvait une espèce de plate-forme, entourée de cavités nombreuses, d’où sortit tout à coup une quantité de pigeons sauvages et d’autres oiseaux, qui s’envolèrent sur les hauteurs voisines, étonnés sans doute de voir troubler pour la première fois leur paisible retraite. Azor, qui avait suivi sa maîtresse, se sentant pressé par la faim, ne fit pas difficulté de manger les petits que ces oiseaux timides abandonnaient à sa voracité. Emma soupira en le voyant ainsi dévorer ces pauvres petits animaux que leurs mères viendraient chercher en vain : mais elle dut vaincre sa répugnance pour satisfaire la faim qui la pressait aussi. Ayant cherché des œufs, elle en avala quelques-uns, et, se sentant plus forte après ce repas elle se remit à gravir le rocher avec un nouveau courage, et parvint enfin à son sommet, non sans avoir remercié Dieu de la nourriture qu’il lui avait fait trouver dans ce lieu sauvage.
Cependant, le sentiment de gratitude dont elle était pénétrée envers la Providence céda bientôt à un nouvel accès de désespoir, lorsque, ayant jeté les yeux sur la vaste étendue des ondes, qui, en cet instant, réfléchissait les brillants rayons du soleil, elle ne vit rien qui pût soutenir ses espérances. Épouvantée de sa solitude et de l’aridité que présentaient les bords de la mer, la pauvre petite se mit à sangloter ; mais ayant ensuite, tourné par hasard les yeux de l’autre côté, elle resta comme pétrifiée d’étonnement à la vue d’une immense vallée que les rochers environnaient de toutes parts, et qui présentait à l’œil ravi toutes les richesses naturelles d’un sol riant et fertile.
« Ô mon Dieu ! et j’osais me plaindre ! » s’écria Emma en voyant cette espèce de paradis terrestre. À la vérité on n’apercevait dans ce lieu aucun signe d’habitation humaine, mais, en le comparant avec le triste aspect du rivage où elle avait été jetée, il était impossible qu’elle ne bénît pas la Providence de le lui avoir fait découvrir, et que cette découverte même ne fût pas pour elle un motif d’espérer qu’elle ne serait pas entièrement délaissée au milieu de la vie solitaire à laquelle elle semblait condamnée. Aisément nos espérances se fortifient du bien qui nous arrive : et Emma, malgré Tanière douleur qui oppressait son âme, osa croire dès cet instant, qu’elle était réservée au bonheur de retrouver son père.
« Cher papa, dit-elle, avec une profonde émotion, comme si cet infortuné père eût pu l’entendre, je mériterai par ma résignation et mes prières que Dieu vous rende à ma tendresse : il a sauvé votre Emma, il ne vous aura pas laissé périr ; car il sait bien qu’elle ne peut vivre sans l’espoir de vous embrasser encore. »
Cet espoir si doux lui ayant rendu quelque courage, elle descendit le revers du rocher en s’accrochant aux plantes qui le garnissaient, et se trouva enfin dans la charmante vallée qui avait frappé ses regards.
Le soleil était alors près de son déclin ; mais son ardeur était encore extrême, et n’avait pas peu contribué à fatiguer Emma dans la montée et la descente du rocher. Son premier besoin fut donc de s’asseoir et de respirer quelques instants, car elle était excédée de chaleur et de lassitude ; mais la faim qu’elle éprouva bientôt, malgré les œufs qu’elle avait mangés, ne lui permit pas de rester longtemps en place.
S’étant levée, elle marcha le long du rocher près duquel serpentait un ruisseau limpide, et où se trouvait une grande variété d’arbres de toutes dimensions. Parmi eux était un dattier dont la tige s’élevait majestueusement en colonne cylindrique à une hauteur d’environ dix mètres. Emma avait lu, avec son père, la description de ce bel arbre, et en avait même vu un dans les derniers temps de son séjour en France ; elle savait que non seulement ses fruits sont employés à la nourriture de l’homme dans les pays où le dattier est l’objet d’une grande culture, mais que les autres parties de cet admirable végétal servent à différents usages économiques. Les belles grappes chargées de fruits qu’elle aperçut au sommet lui donnèrent un grand désir d’y atteindre ; mais quoiqu’elle fût naturellement très agile, et qu’elle se fût souvent exercée avec Dominique à monter aux arbres, l’extrême faiblesse qu’elle éprouvait, par le défaut de nourriture et les fatigues qu’elle avait supportées, ne lui permit pas de le tenter.
Cependant la vue de ces fruits, qui eussent été pour elle une si précieuse ressource, semblait redoubler le tourment qu’elle ressentait : elle ne pouvait les regarder sans verser des larmes amères ; c’était pour elle le supplice de Tantale. Mais tout à coup, la nécessité, que l’on appelle à juste titre mère de l’industrie, lui suggéra un moyen auquel elle n’avait pas songé d’abord, et qu’elle se hâta de mettre à exécution. Ayant cueilli des joncs au bord du ruisseau, elle en fil une longue natte en forme de corde, monta sur le rocher contre lequel se penchaient plusieurs grappes du dattier, et parvint après divers essais à en amener une vers elle, et à cueillir dans son tablier une partie des fruits qu’elle contenait.
Étant redescendue ensuite, elle s’empressa de donner une part de son trésor à son fidèle compagnon d’infortune, qui, pressé comme elle par la faim, s’accommoda parfaitement de cette nourriture, et lui en témoigna sa reconnaissance par des caresses. À la vérité, les dattes récoltées par Emma n’avaient pas la saveur que ces mêmes fruits acquièrent par la culture : mais, soit que l’appétit qui la dévorait la rendit peu difficile, ou que les dattiers de cette contrée, quoique dans l’état sauvage, fussent d’une espèce particulière, elle trouva ces fruits délicieux, et s’en étant rassasiée, elle en mit une partie en réserve pour son déjeuner du lendemain, et pour celui de son cher Azor.
Cependant cette récolte lui avait pris un temps considérable, le soleil avait presque entièrement disparu, et il fallait se presser de chercher un abri pour la nuit qui allait suivre. Malgré tout le courage dont jusqu’alors elle avait fait preuve, la pauvre petite ne put songer, sans frémir, à l’obscurité qui bientôt l’environnerait dans cette immense solitude, où les bêtes féroces, dont on lui avait quelquefois parlé, pouvaient faire leur demeure. Ses pleurs coulèrent de nouveau à cette effrayante idée ; mais bientôt une pensée consolante vint ranimer son courage ; elle éleva au ciel son regard suppliant, et, se confiant dans la protection divine, elle se mit à chercher aux alentours un lieu couvert qui pût lui servir d’asile.
S’étant un peu avancée dans la vallée, elle vit à quelque distance un arbre dont le tronc, n’excédant point cinq mètres de hauteur, en avait au moins treize de circonférence. C’était le baobab. Il se couronnait par un énorme faisceau de branches d’une longueur prodigieuse, et dont chacune pouvait être considérée comme un arbre d’une proportion remarquable. Les plus extérieures de ces branches s’inclinaient presque jusqu’à terre, en sorte que l’arbre tout entier semblait former un vaste dôme de verdure.
Emma, ravie de trouver un abri si commode, fut d’abord indécise si elle établirait son lit sous l’arbre, ou si elle monterait sur une des branches qui se trouvaient à sa portée ; mais ayant fait le tour de cet arbre extraordinaire, elle fut agréablement surprise d’y trouver une cavité assez profonde pour qu’elle pût s’y étendre, et songeant alors que son chien la garderait au dehors, elle se mit à ramasser des feuilles sèches, dont il se trouvait une grande quantité aux environs, et parvint ainsi à se former un très bon lit, où elle eût pu goûter les douceurs du sommeil si elle n’eût point eu à déplorer sa cruelle séparation d’avec un père tendrement chéri, et l’affreux isolement qui en était la suite.
Ô vous, qui lisez l’histoire de la pauvre Emma, et qui jouissez, au sein de vos familles, de toutes les affections qui font le charme de la vie, et d’une abondance qui peut-être ne vous a coûté aucun soin ! pourriez-vous n’être pas touchées du sort de cette jeune infortunée, naguère aimée, naguère heureuse comme vous, aujourd’hui si seule, si misérable au milieu du désert, où aucune main amie ne viendra sécher ses pleurs, où ses besoins de chaque jour seront achetés par un travail pénible, où enfin la douleur et la maladie pourront l’accabler, sans qu’aucun soulagement, aucune consolation vienne adoucir ses maux ? Voyez-la dans le creux de son arbre, pleurant, gémissant sur le sort de son père, sur celui du bon Noir qui l’aimait tant, et qu’elle aimait tant aussi : hélas ! ses larmes sont bien amères, et pourtant personne ne lui dira de longtemps, peut-être : Ne pleure plus ! Aujourd’hui, demain, aucune voix humaine ne résonnera à son oreille. Pauvre enfant ! ah ! dors, s’il se peut, et que du moins tu retrouves en songe les objets de ton affection.
Elle dormit en effet ; car lassée de gémir, il lui fallait bien céder à l’abattement, à l’extrême lassitude de tout son être ; mais quel affreux réveil fut le sien, lorsque, ouvrant les yeux à la clarté du jour, elle se retrouva dans le creux de son arbre, et qu’elle se retraça les malheurs qui l’avaient frappée la veille ! Ce souvenir se présenta d’abord confusément à son imagination ; mais bientôt elle se rappela le douloureux embrassement de son père, le vaisseau d’où elle avait été arrachée, ces vagues menaçantes qui avaient failli cent fois l’engloutir ; elle se souvint aussi des matelots, de ses deux compagnes d’infortune dans la chaloupe ; il lui semblait voir encore la pauvre mère éperdue, serrant avec effroi son enfant dans ses bras, et pour elle aussi Emma eut des larmes ; car son propre malheur ne l’empêchait pas de compatir à celui des autres.