Chapitre II

2558 Words
Chapitre II L’espoir du bonheur ici-bas est une chimère : il n’y a que dans l’attente des tribulations et des souffrances que l’homme n’est pas déçu. Plus de deux mois se passèrent avant que le négociant chez lequel ils étaient descendus pût leur trouver un moyen de transport convenable ; mais les soins dont lui et sa famille se plurent à les combler durant cet espace de temps, leur firent aisément supporter le retard qu’ils éprouvaient. Emma surtout se trouvait parfaitement à l’aise au milieu de cette famille hospitalière ; car deux jeunes personnes charmantes en faisaient partie, et pour la première fois, l’aimable enfant goûtait le charme de ces entretiens prolongés, si pleins de grâce et d’enjouement, auxquels l’heureuse jeunesse aime à se livrer, et dont la contrainte est toujours bannie, parce que l’innocence y préside. Eugénie et Cécile, ainsi se nommaient les deux jeunes filles de l’honnête négociant, ne se lassaient pas de faire répéter à Emma le détail de sa vie solitaire dans le domaine qu’elle avait habité : elle parlait avec une expression si touchante de ses oiseaux, de ses plantes, de ses fleurs, de ses visites instructives dans les diverses fabriques des environs où son père l’avait souvent conduite, et surtout de ses courses lointaines avec Azor, qui ne la quittait pas, et dont elle aimait tant à vanter l’affection et l’intelligence ! À leur tour, Eugénie et Cécile, qui avaient été quelquefois dans le monde, se plaisaient à lui raconter les agréments qu’elles y avaient trouvés, et les petits succès qu’elles y avaient obtenus : ainsi déjà un peu d’orgueil se mêlait à leur simplicité, et Emma ne les comprenait pas toujours ; mais ce défaut que la jeunesse contracte si facilement au milieu de la société qui l’encense, était racheté, chez ses deux nouvelles amies, par un si heureux naturel, qu’il était impossible qu’une enfant si naïve et si bonne ne s’attachât pas sincèrement à elles, et ne trouvât pas un plaisir extrême à les écouter. Hélas ! ce plaisir si nouveau devait être pour elle comme ces courts rayons du soleil perçant quelquefois la nue au moment où l’ouragan furieux va bouleverser la nature : bientôt peut-être elle ne se rappellera ces instants de bonheur que pour les regretter avec plus d’amertume ; car le bien dont on a joui fait mieux sentir encore le mal qui lui succède. Déjà la pauvre petite s’est éloignée du tombeau de sa mère et des champs paisibles qui l’ont vue naître. Maintenant il lui faut quitter ces jeunes filles aimables dont la société lui plaît tant, et pour lesquelles elle éprouve déjà une tendre amitié ; toutefois elle renfermera ses regrets, car avant tout elle aime son père et veut partager son sort, quel qu’il soit. Enfin on obtint le passage sur un vaisseau envoyé par le gouvernement dans la rivière de la Plata ; toutes les conventions sont faites, et l’on n’attend plus qu’un vent favorable pour mettre à la voile. Toujours poursuivi par de tristes pressentiments, M. de Surville essaya encore, au moment du départ, de déterminer sa fille à rester en France ; mais les raisons qu’elle lui donna pour ne point le quitter peignaient si bien la tendresse qu’elle ressentait pour lui, qu’il n’eut pas le courage de prendre une résolution contraire à ses vœux. Comment en effet se fût-il décidé à l’affliger par une séparation que lui-même ne pouvait envisager sans frémir ? Le départ fut donc résolu. Conduite jusqu’au bâtiment par ses jeunes amies, Emma eut la force de cacher ses larmes : c’était avec un profond regret qu’elle quittait la France ; mais elle croyait accomplir un devoir d’amour filial, et quoiqu’elle fût à peine âgée de quatorze ans, elle sut le remplir avec toute la générosité d’une âme noble et courageuse. Ce ne fut qu’au moment où elle perdit entièrement de vue les deux jeunes filles, que le cœur lui manqua ; un coup d’œil rapide jeté sur la figure altérée de son père lui rendit aussitôt toute son énergie. « Cher papa, lui dit-elle en étouffant ses soupirs, ce n’est plus de ce côté que nous devons regarder ; c’est à Buénos-Ayres que sont nos espérances. – Oui, bon maître, interrompit Dominique, qui était près d’eux sur le pont, oui, jeune maîtresse bien dire, vous plus penser à chagrin, bonheur être là-bas ; oncle à vous bien content de voir nièce si bonne ; vous heureux, Dominique aussi. » M. de Surville soupira profondément ; car mille idées lugubres le tourmentaient encore ; il ne pouvait voir sans frémir son Emma exposée à tous les dangers de ce long voyage, que sans elle il eût si peu redouté. Par une sorte de fatalité, le ciel, au moment du départ, s’était couvert de sombres nuages qui ajoutaient encore à la tristesse du malheureux père. Houleux cependant de montrer devant sa fille un abattement qui pouvait diminuer le courage dont elle paraissait s’être armée, il s’efforça de détourner son attention en lui faisant parcourir le bâtiment qui les portait, et qui fut pour elle un vif objet de curiosité. À dater de ce jour, il eut soin aussi de former pour Emma un nouveau plan d’étude, qui devait lui sauver l’ennui de la longue traversée qu’ils avaient à faire. Sa guitare avec une ample provision de cordes et de morceaux de musique était au nombre des bagages. Elle était aussi en possession de tous les objets nécessaires au dessin, d’un bon nombre de livres, et de divers petits ouvrages à l’aiguille, qui devaient lui être d’une grande ressource pour remplir les moments qu’elle ne donnerait pas à son instruction. On conçoit qu’avec tant de moyens de distraction, Emma, dont la raison était beaucoup plus développée qu’elle ne l’est ordinairement chez les enfants de son âge, ne tarda pas à s’accoutumer au nouveau genre de vie qu’il lui fallut adopter sur le vaisseau. Son esprit observateur finit même par lui faire trouver quelques agréments dans cette vie monotone : rien ne l’amusait tant, par exemple, que d’examiner la promptitude et la dextérité avec laquelle les matelots exécutaient les manœuvres qui leur étaient commandées ; mais souvent aussi elle réfléchissait à l’obéissance passive exigée de ces hommes, et elle ne pouvait s’empêcher de plaindre leur sort. Un matin qu’elle était montée sur le pont, avec son père et Dominique, pour y jouir de quelques rayons de soleil, qui en ce moment éclairaient l’horizon, ses regards se portèrent sur un objet qui la frappa d’une vive émotion. C’était un prisonnier que l’on venait d’amener du fond du bâtiment, pour lui faire prendre l’air. Il était attaché par le milieu du corps à un des mâts ; sa tête nue était penchée sur sa poitrine, ses yeux ternes, ses membres immobiles, tout annonçait en lui une profonde tristesse. « Cet homme souffre ! s’écrie Emma en saisissant le bras de son père ; pourquoi l’a-t-on attaché ainsi ? Tenez, cher papa, venez lui ôter cette vilaine corde qui doit lui faire un mal horrible… – C’est malheureusement un droit que nous ne pouvons-nous arroger, ma chère Emma, lui répondit M. de Surville : cet homme s’est apparemment rendu coupable de quelque faute grave, qui lui a mérité cette punition ; il n’y a que le capitaine du vaisseau qui puisse l’en affranchir. » À son tour la pauvre Emma penche la tête ; jamais un sentiment si pénible n’avait agité son âme. Bientôt cependant elle reprit courage : le capitaine venait de paraître sur le pont ; il était porteur d’une physionomie pleine de bonté, et déjà Emma avait eu plus d’une fois l’occasion de remarquer son obligeance envers M. de Surville et elle-même. S’approchant donc de lui avec confiance, elle lui témoigne le vif intérêt qu’elle éprouve pour le prisonnier, et le supplie de lui accorder sa grâce. D’abord le capitaine résiste, en lui objectant que celui dont elle implore le pardon est l’une des plus mauvaises têtes de l’équipage ; mais elle insiste d’une manière si touchante, ses accents peignent si bien la sensibilité de son cœur et le chagrin que lui causerait un refus, que le brave marin, attendri, finit par céder à ses instances, et détache lui-même la corde du prisonnier, qui, croyant à peine à son bonheur, tombe à leurs pieds, en balbutiant quelques mots étouffés par ses sanglots. Emma, non moins émue, non moins heureuse que lui, ne sait comment exprimer sa reconnaissance au bon capitaine ; mais les larmes de joie qu’elle répand, disent plus éloquemment que des paroles ne pourraient le faire, tous les sentiments dont elle est pénétrée. Quelles expressions pourraient rendre aussi ceux qu’éprouve M. de Surville en ce moment si doux pour son Emma ! Fier des qualités qui brillent en elle, il la presse tendrement sur son cœur, et lui dit tout bas : « Chère enfant, tu viens de rendre ton père bien heureux ! » Pauvre père ! hélas ! bientôt… Mais n’anticipons pas sur l’affreux évènement que nous avons à décrire, car il est doux de reposer sa pensée sur ces scènes de bonheur, si rares et si fugitives dans la vie de l’homme. Celle qui venait de se passer avait produit une vive impression sur tout l’équipage, et particulièrement sur les passagers qui se trouvaient à bord. Parmi ces derniers était une femme d’environ vingt-cinq ans, nommée madame Duval, paraissant fort bien élevée et ayant avec elle une petite fille âgée de cinq ans, qui alla, comme par instinct, se jeter dans les bras d’Emma, au moment où celle-ci sortait de ceux de son père. « Ma fille m’a prévenue, mademoiselle, dit alors la dame de l’air le plus gracieux, elle s’est arrogé une permission que j’allais demander pour moi-même : car je voulais vous témoigner toute la part que je prends à la satisfaction que vous éprouvez de votre bonne action. » Emma répondit avec autant de grâce que de modestie à ce compliment, et M. de Surville, n’ayant pas tardé à reconnaître tout l’avantage que sa fille pouvait tirer de la société de cette dame, lui permit dès lors de passer auprès d’elle tous les instants qu’elle ne donnait pas avec lui à l’étude. Au milieu des jouissances qu’Emma savait se créer par son heureux caractère et son goût pour l’observation et le travail, elle prenait aussi un grand plaisir à voir briller les talents de son fidèle Azor, qui s’était fait sur le vaisseau une grande réputation par sa rare intelligence et son extrême adresse à aller chercher à la mer tous les objets qu’on y jetait pour l’exercer. Les matelots le regardaient comme excellent nageur, et c’était à qui lui ferait fête. Celui d’entre eux qu’Emma avait délivré montrait surtout à cet animal une affection particulière ; car il n’avait pas d’autre moyen de témoigner sa reconnaissance à sa jeune libératrice. S’associant à toutes les joies de son Emma, M. de Surville était presque entièrement rassuré sur les dangers qu’il avait redoutés pour elle. Cette enfant n’avait éprouvé, en effet, aucune des incommodités ordinaires à ceux qui n’ont pas l’habitude d’aller sur mer, et elle semblait même avoir trouvé à bord un accroissement de forces et de santé qui enchantait son père. Avec quelle douce satisfaction il songeait alors à leur arrivée chez son parent ! « Il ne pourra la voir sans l’aimer, se disait-il tout bas, avec cet orgueil paternel auquel nul autre orgueil ne ressemble ; qui pourra regarder cet ange de douceur et d’innocence, sans être disposé à lui donner toute son affection ? Oh ! oui, mon Emma sera chérie, je ne redouterai plus pour elle l’indigence ! » Et en même temps de douces larmes humectaient les yeux de ce tendre père. Mais, hélas ! ces espérances de bonheur auxquelles il se livrait avec tant d’abandon, furent bientôt remplacées par des craintes mille fois plus terribles que toutes celles qui l’avaient d’abord assailli. Après deux mois de la plus heureuse navigation, le ciel tout à coup se couvrit de sinistres nuages ; une brume épaisse, qui dura plus de huit jours, fut remplacée par un ouragan furieux qui jeta tout l’équipage dans la consternation. Pour comble de malheur, le capitaine, qui jusque-là avait montré autant d’habileté que de sang-froid, fut pris subitement d’une maladie grave qui le mit hors d’état de commander les manœuvres. Le désordre fut alors à son comble : chacun, occupé de son propre danger, oubliait l’utilité générale pour se livrer à des terreurs qui lui ôtaient le jugement et les forces. Battu par la tempête, égaré dans sa route, le bâtiment, déjà vieux, rencontra divers brisants qui lui causèrent les plus grands dommages. La cale était inondée : il eût fallu des bras vigoureux pour le service des pompes, mais l’équipage découragé était sourd aux ordres du lieutenant, qui s’efforçait de ranimer son zèle. « Que feront les pompes et tous les soins que vous voulez prendre, lui disaient les matelots, ne voyez-vous pas que notre perte est certaine ? » Et alors des cris de désespoir se mêlaient au bruit des vents déchaînés et des vagues en furie. Déjà deux hommes et plusieurs embarcations avaient été lancés et engloutis dans la mer par les lames d’eau, qui, s’élevant comme des montagnes menaçantes, se précipitaient sur le vaisseau avec une impétuosité qu’aucune force humaine ne pouvait combattre : ferrements, voiles, cordages, tout cédait à la violence de l’ouragan. Trois jours et autant de nuits s’étaient écoulés dans cette agonie affreuse, et la tempête, loin de diminuer, ne faisait qu’augmenter de moment en moment. Le matin du troisième jour, l’ordre fut donné de jeter les canons et toute la cargaison à la mer, comme le seul moyen d’alléger le vaisseau, et de rendre plus faciles les manœuvres que l’on essayait encore de faire pour éviter les écueils que le retour de la lumière permettait d’apercevoir. Cet ordre fut exécuté, et les passagers eurent la douleur de se voir enlever en quelques minutes tout ce qu’ils possédaient : mais cette douleur qu’était-elle à côté du péril qui menaçait leurs jours ! Tout à coup, cependant, une faible espérance vint ranimer leur courage abattu : un des marins cria : Terre ! et ce mot, qui leur annonçait la possibilité de leur délivrance, leur rendit la force de lutter encore contre la mort qui les environnait de toutes parts. M. de Surville, qui depuis plusieurs jours n’avait abandonné le service des pompes que pour venir de temps en temps embrasser sa fille, s’était empressé d’aller lui porter cette bonne nouvelle, et l’avait, quittée ensuite pour aller rejoindre dans la cale le lieutenant, Dominique et un autre passager, qui y étaient descendus avec lui pour boucher les voies d’eau. Plus tranquille alors, Emma, abîmée de fatigue, se coucha tout habillée à côté de ses deux compagnes d’infortune, qui ne l’avaient pas quittée un seul instant. Mais à peine, est-elle assoupie, qu’elle se sent saisir par des bras vigoureux ; elle pousse un cri d’effroi qui se perd au milieu du fracas de la tempête. « Ne craignez rien, lui dit celui qui l’emporte, et qu’elle reconnaît pour le matelot dont elle a précédemment obtenu la grâce : mes camarades se sont emparés de la seule chaloupe qui reste à bord, le vaisseau va sombrer tout à l’heure, mais la terre n’est pas loin, et je veux vous sauver… » À ces mots, madame Duval prend son enfant dans ses bras, et se précipite sur les pas de cet homme ; Azor les suit. « Mon père ! mon père ! » crie Emma de toutes ses forces. Hélas ! ce malheureux père ne peut l’entendre ; occupé avec Dominique à calfater le vaisseau, il est loin de soupçonner l’affreuse douleur qu’un zèle mal entendu lui prépare. Cependant la chaloupe encombrée vogue au milieu des eaux qui menacent à chaque instant de la submerger. Emma continue d’une voix ; lamentable à demander son père, car elle ne voit près d’elle que la dame avec son enfant et les matelots qui se sont emparés de la chaloupe. Debout au milieu du frêle esquif, l’infortunée cherche à travers les éclats de la foudre et des éclairs qui sillonnent la nue, le vaisseau qui emporte ce qu’elle a de plus cher. « Couchez-vous ! » lui crient les matelots avec rudesse. En ce moment, une vague furieuse fondait sur la chaloupe. Emma, soulevée par elle, tombe à la mer ; son chien se jette après elle. Vainement les matelots cherchent à la sauver ; entraînés loin d’elle par l’impétuosité des ondes, bientôt ils la perdent de vue. C’en est fait, elle va périr, mais le fidèle animal qui l’a suivie multiplie ses efforts ; il la saisit par ses vêtements, la ramène à la surface des eaux, et nage courageusement du côté de la terre dont ils sont peu éloignés ; le flot les y porte, Emma est sauvée ! Mais, ô ciel ! que va-t-elle devenir sur cette plage déserte, qui n’offre de toutes parts à son œil épouvanté que la désolation et la mort ?
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