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Le Robinson des demoiselles

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Extrait : "La révolte des nègres contre les blancs, arrivée à Saint-Domingue en 1791, avait forcé M. de Surville d'abandonner à la fureur de ses nombreux esclaves la riche habitation où il était né, et que ses soins depuis dix ans avaient rendue l'une des plus florissantes de la contrée."

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Chapitre premier
Chapitre premier Parents vertueux, soignez bien la première éducation de vos enfants ; ces jeunes plantes porteront un jour des fruits, et ces fruits feront vos délices. La révolte des nègres contre les blancs, arrivée à Saint-Domingue en 1791, avait forcé M. de Surville d’abandonner à la fureur de ses nombreux esclaves la riche habitation où il était né, et que ses soins depuis dix ans avaient rendue l’une des plus florissantes de la contrée. Chassé loin de sa terre natale, emportant au fond de son cœur le souvenir déchirant des scènes de c*****e dont il venait d’être témoin, et n’ayant d’autre ressource qu’une éducation solide et ses connaissances en agriculture, il vint en France réclamer l’appui de quelques anciens amis de sa famille, qui lui firent obtenir une place de régisseur dans un domaine situé près de Blois, et délaissé depuis assez longtemps par son propriétaire. Il était difficile que M. de Surville trouvât, après le malheur qui venait de le frapper, une situation plus conforme à ses goûts et à ses habitudes. La terre qu’il avait à régir ayant été fort négligée, et l’absence prolongée du maître le laissant entièrement libre d’y apporter toutes les améliorations qu’elle était susceptible de recevoir, il put bientôt se faire illusion et se croire encore au milieu de ses riches plantations de Saint-Domingue. Un n***e nommé Dominique, qui avait été son libérateur au moment du péril, et qui l’avait suivi en France, contribuait à fortifier cette illusion, en s’efforçant de donner aux vastes jardins du château, dont il surveillait la culture, l’aspect de ceux qui entouraient naguère la riante habitation de son maître. Ce dernier se maria avec une jeune orpheline, chassée comme lui du sol natal, et, bien que cette union ne lui apportât aucun avantage pécuniaire, tous ses tristes souvenirs disparurent pour faire place aux plus douces espérances. C’est ainsi que la vie de l’homme s’épuise dans une alternative de maux et de biens, qui, tour à tour, lui montre l’avenir sous les couleurs les plus sombres ou sous le jour le plus brillant. Se croyant sûr désormais de ses moyens d’existence, et devenu l’époux d’une femme aussi vertueuse qu’aimable, M. de Surville oublia presque qu’une grande-adversité l’avait déjà frappé, et qu’une autre pouvait le frapper encore : il est si doux de croire à la durée du bonheur qu’on éprouve ! Mais, hélas ! le sien ne devait avoir qu’un instant. Madame de Surville mourut au bout d’une année de mariage, en donnant le jour à une petite fille qu’elle eut à peine le temps de bénir et de presser sur son sein ; et l’infortuné père, abîmé sous le poids de ce nouveau coup, tomba si gravement malade, qu’il fallut, pendant plus d’une année, éloigner de sa vue l’innocente créature dont la naissance avait coûté la vie à l’objet de sa tendresse. Ainsi Emma, tel est le nom qu’il donna à sa fille, fut condamnée, dès qu’elle vit le jour, à faire l’apprentissage de l’affreux isolement auquel la Providence la destinait ; et s’il est vrai, comme il n’est guère possible d’en douter, que les premières impressions de l’enfance aient une influence marquée sur le caractère de chaque individu, le sien dut nécessairement prendre la teinte de l’atmosphère de tristesse qui se trouva répandue autour d’elle à son entrée dans sa vie. Pour que sa présence n’ajoutât point au désespoir de son père, on l’avait reléguée, par l’ordre des médecins, dans un des pavillons du jardin, où une paysanne maussade et un pauvre n***e bien laid et bien chagrin approchaient seuls de son berceau. Sa nourrice, il est vrai, surveillée par Dominique, fournissait à tous ses besoins ; mais cette femme, arrachée à ses enfants par l’appât d’un gain assez considérable, ne donnait qu’à regret à son nourrisson le lait qui appartenait de droit à son dernier-né. Aussi ses soins pour Emma étaient dénués de cet amour, de cette tendre sollicitude maternelle si nécessaires à l’heureux développement de l’enfance. Jamais une caresse ou un doux sourire ne venait égayer la pauvre petite ; tout était froid, mélancolique, autour d’elle : on eût dit que la mort qui avait présidé à sa naissance, l’avait enveloppée en même temps de son voile lugubre. Le bon noir, qui attristait ses premiers regards par son air affligé et ses traits difformes, était loin cependant de ne pas lui porter un vif intérêt ; car c’était lui qui avait sollicité la charge de veiller sur elle ; et il s’acquittait de ce devoir avec une sollicitude égale à celle d’un père. Mais plus l’excellent homme s’attachait à cette enfant, plus il se désolait en voyant son malheureux maître, hors d’état de rapprocher de lui le seul être qui pût le rattacher à l’existence. « Maître pas toujours ainsi, se disait-il souvent en versant des larmes près du berceau d’Emma ; pas possible, on fera mourir Dominique de chagrin… Pauvre petiote ! si douce, si jolie, si bien semblable à sa maîtresse, serait pour lui grande consolation ; enfant toujours faire du bien au cœur d’un père. Moi la montrerai à lui, c’est sûr, et lui alors dira merci ! » Et Dominique faisait mille projets pour présenter à son maître la jolie enfant, pour qui lui-même éprouvait une si vive affection. Cependant plus de dix mois se passèrent sans qu’il osât enfreindre l’ordre des médecins, qui chaque jour recommandaient que l’on ne donnât aucune sorte d’émotion à leur malade, dont les organes étaient considérablement affaiblis par l’excès de la douleur. On avait fait croire à cet infortuné que sa fille était chez une nourrice à quelque distance du château ; souvent il s’informait d’elle, mais l’agitation qu’il éprouvait alors faisait craindre de lui donner une commotion trop vive en la lui présentant. Pendant ce laps de temps, Emma, d’abord assez languissante, avait acquis une santé robuste ; l’accroissement de ses forces était remarquable ; ses membres potelés avaient une souplesse qu’ils devaient sans doute aux soins assidus de Dominique, qui, depuis son projet de l’offrir aux regards de son père, n’avait pas passé un seul jour sans lui faire faire quelque nouvel exercice. Il lui avait appris aussi à prononcer le mot papa ; et quand elle balbutiait plusieurs fois ce nom, si doux à l’oreille d’un père, le bon noir, oubliant sa tristesse et claquant des mains, lui criait, comme si elle eût pu comprendre : « Bien cela ! toujours dire ainsi ; bon maître être heureux encore. » Lors donc qu’il crut le moment arrivé d’exécuté ; son dessein, il ordonna un matin à la nourrice de parer Emma de sa plus belle robe, de l’endormie ensuite, et de la placer doucement dans une bercelonnette dont il se chargea. Étant sorti du pavillon avec son précieux fardeau, il prit le chemin du cimetière, où il savait que M. de Surville, alors convalescent, se rendait depuis quelques jours, pour prier au pied du monument funèbre élevé à la mémoire de celle qu’il avait perdue. Dominique, ayant devancé l’heure, s’approcha du tombeau, y déposa l’enfant, s’agenouilla près d’elle, et dit en la regardant avec le plus vif intérêt : « Pauvre petiote ! mère à toi dormir ici pour toujours, mais cendre à elle parler pour soi au cœur de bon maître ; lui voir ton doux sourire, ci être consolé. » Se cachant ensuite derrière le monument, il attend avec impatience l’arrivée de M. de Surville, qui paraît enfin à l’entrée du cimetière. Sa démarche est lente comme celle d’un homme affaibli par la maladie et une profonde affliction ; ses joues pâles et creuses, ses cheveux blanchis avant l’âge, attestent tout ce qu’il a souffert, tout ce qu’il souffre encore en revoyant la tombe d’une épouse chérie. Plus il s’en approche, plus ses pas deviennent chancelants. Tombant à genoux, il va prier ; mais quel objet frappe ses regards ? Un enfant beau comme le jour, près de cette pierre froide et lugubre ! « Oh ciel ! » s’écrie l’époux malheureux. – « Papa ! » dit l’enfant qui s’éveille. Dominique paraît alors : « Petite fille être à vous, dit-il à travers ses sanglots ; et tombant aux pieds de son maître : Moi l’ai apportée pour être consolation ; vous plus éloigner enfant à bonne maîtresse ! » Un tremblement convulsif s’était emparé de M. de Surville : ce tombeau, cet ange qui lui sourit en lui tendant les bras, les paroles du serviteur fidèle qui embrasse ses genoux, tout dans cette scène bouleverse son âme, et pourtant, oui, il est moins malheureux : pour la première fois depuis la mort de sa femme, il éprouve un autre sentiment que celui de ses regrets ; il est père enfin ; il le sent aux battements précipités de son cœur, au plaisir qu’il éprouve en contemplant cette enfant que si longtemps on a tenue éloignée de lui, et qu’il presse avec ardeur sur son sein. « Fille de ma Louise ! s’écrie-t-il, je fus coupable envers toi : égaré par mon désespoir, j’ai délaissé ton berceau ; mais ici, sur cette tombe où repose ta mère, je le promets de réparer mes torts. » Tendant ensuite la main au bon noir, qui est ivre de joie : « Tu m’as rendu à moi-même, lui dit-il, cher Dominique, que ne te dois-je pas ! Mais sortons d’ici ; l’air qu’on y respire ne vaut rien pour cette chère petite. » En même temps il quitte le cimetière, emportant sa fille dans ses bras, et prend le chemin du château, où Emma n’était pas rentrée depuis sa naissance. Il serait impossible d’exprimer les diverses émotions que M. de Surville éprouva lorsque la nourrice, que le n***e alla chercher, se mit à allaiter l’enfant ; il songeait à la fendre mère que cette enfant avait perdue, et cette pensée lui déchirait le cœur. Peu à peu cependant ces impressions douloureuses firent place à des jouissances inconnues jusqu’alors à son âme. Il y a tant de bonheur à voir croître sous ses yeux l’innocente créature qui nous doit la vie ! Quel est le chagrin qui ne s’adoucisse au premier sourire, aux premiers accents de l’enfant qu’on aime ? Emma aussi s’attacha dès lors bien tendrement à l’auteur de ses jours ; car elle n’avait vu jusque-là que des êtres disgraciés de la nature, et M. de Surville était doué d’une figure si douce et si agréable ; il mettait dans ses soins une expression si touchante, qu’il était impossible qu’elle ne lui donnât pas toute l’affection dont il se montrait avide. À dater de cet instant, la mélancolie habituelle d’Emma fut remplacée par des joies enfantines qui donnèrent à ses traits plus de charme, plus de vivacité, et bientôt aussi, à travers l’étourderie de son âge on vit percer une douce sensibilité qui devint dans la suite l’essence de son caractère. Ce fut d’abord envers tous ceux qu’elle vit souffrir, que la jeune Emma exerça cette précieuse qualité. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de sa première enfance, nous dirons seulement qu’aussitôt que son intelligence eut acquis quelque développement, M. de Surville qui possédait toutes les vertus d’un homme de bien, l’associa aux bonnes œuvres que, malgré son étroite position, il trouvait encore le secret de faire. L’accoutumant à plaindre le malheur, il lui apprit aussi à le soulager, en la conduisant lui-même dans la cabane du pauvre. C’était toujours en s’imposant quelque privation que le père et la fille goûtaient le bonheur de voir le sourire de l’infortune ; mais ces privations étaient pour l’un et pour l’autre une source de jouissances si pures, qu’ils eussent voulu pouvoir les multiplier. Ainsi l’éducation d’Emma fut commencée dès que ses idées commencèrent à naître. M. de Surville, en homme éclairé, s’attacha aussi à la prémunir contre toutes les faiblesses, tous les défauts que l’enfance contracte, et que trop souvent l’âge viril conserve, faute de les avoir combattus. Jamais sa fille n’était contrainte dans la manifestation naïve de ses sentiments ; mais, par l’exemple et le raisonnement, il lui apprenait à les régler, et à ne s’exagérer ni la peur, ni la peine, ni le plaisir. L’utilité de chaque objet nouveau qui frappait ses regards, lui était presque toujours démontrée par des expériences faites sous ses yeux, ou, à défaut, par des explications courtes et précises, que sa vive imagination saisissait avec une incroyable facilité, et qui se gravaient ensuite profondément dans sa mémoire. Ce fut ainsi que, dès l’âge de dix ans, elle apprit le nom de chacune des plantes que son père faisait cultiver dans les immenses jardins du château. Toujours attaché au souvenir de sa terre natale, M. de Surville s’était procuré un grand nombre de végétaux, qu’il y avait vu croître, et il se faisait un grand plaisir de lui en expliquer les propriétés. Il serait impossible de dire avec quel intérêt l’enfant écoutait ces leçons données en plein air, et auxquelles le bon n***e, qui y était toujours présent, faisait ordinairement succéder quelques détails piquants sur le pays où il était né, sur ceux qu’il avait parcourus, ou dont il avait eu occasion d’entendre parler. M. de Surville, à la suite de ces leçons amusantes, et qu’il ne prolongeait qu’autant qu’Emma semblait y prendre plaisir, la ramenait toujours devant une carte géographique, et, lui apprenant à reconnaître les lieux dont on venait de l’entretenir. Il lui racontait en peu de mots l’histoire des peuples qui les habitaient, et la préparait ainsi à recevoir de nouvelles lumières sur les choses dont il voulait enrichir son esprit. Préludant par les mêmes moyens à son instruction religieuse, ce vertueux père, qui puisait chaque jour dans l’exercice de ses devoirs de piété les seules vraies consolations qui existent sur la terre pour l’infortune et la douleur, ne manquait jamais de rapporter à la puissance divine toutes les richesses de la nature qu’il lui faisait admirer. « Dieu, qui nous a créés, ma chère Emma, lui disait-il, a fait toutes ces choses pour notre agrément et pour notre bonheur : son ineffable bonté s’est occupée de nous jusque dans nos moindres besoins, et la créature qui ne sait pas tirer parti de ses immenses bienfaits, ou qui négligerait de l’en remercier et de s’en rendre digne, mériterait qu’il les lui retirât, et qu’il la privât en même temps de l’intelligence dont il l’a douée. » C’est ainsi qu’Emma, apprenant à connaître le Créateur et ses œuvres sublimes, apprenait en même temps à le servir et à lui payer le tribut d’amour et de reconnaissance qui lui est dû pour tous les biens dont il nous a comblés. « Il te voit, il t’entend, il lit au fond de ton cœur, lui disait souvent ce bon père ; tâche que tes actions, tes paroles, tes pensées soient toujours dignes de lui être offertes. » On conçoit qu’une pareille éducation dut faire faire de grands progrès à l’intelligence de la jeune élève ; aussi à douze ans elle était déjà un petit prodige de piété, de raison, de douceur et de savoir. Connaissant l’usage des diverses productions de la terre, et de presque tous les objets nécessaires à la vie, elle y attachait un prix fort différent de celui qu’y attachent d’ordinaire les enfants de son âge. Habituée à la prière, à la méditation et à l’étude, elle en faisait ses plus chères délices, et ne trouvait pas moins de plaisir dans les exercices du corps, dont son père et Dominique lui avaient fait un besoin dès ses plus jeunes ans. Un chien, nommé Azor, que Dominique lui avait donné, contribuait aussi à développer ses forces physiques. Cet animal, provenant de la race des chiens de Terre-Neuve, l’accompagnait toujours dans ses promenades, et se montrait si docile à ses moindres ordres, et si intelligent pour les exécuter, qu’elle aimait à faire avec lui des courses lointaines dans la campagne, et oubliait la fatigue, pour ne songer qu’au plaisir qu’il lui procurait par son adresse et son obéissance. De son côté, le bon n***e lui avait créé d’autres genres d’amusements : par ses soins, elle était en possession d’un arc superbe et de belles flèches dont elle faisait usage pour jouter avec lui. Il lui avait aussi formé une jolie volière à laquelle elle donnait des soins fort assidus, et qui lui offrait chaque jour de nouveaux plaisirs. Le dessin et la musique venaient utilement s’entremêler à toutes ces jouissances et y apporter une variété qui les rendait toujours plus précieuses. M. de Surville excellait dans ces deux talents, et il se faisait une grande joie de les transmettre à sa fille, qui, douée d’une voix aussi harmonieuse que sonore, s’accompagnait déjà avec goût des sons d’une guitare, et dessinait aussi très agréablement le paysage. Les travaux à l’aiguille furent ceux dans lesquels elle fit d’abord le moins de progrès, parce qu’elle n’eut pour l’y diriger que la vieille concierge du château, qui était très loin d’y exceller elle-même ; mais Emma, en grandissant, trouva tant d’attrait dans ce genre d’occupation, que bientôt elle s’y perfectionna, et ne fut plus inférieure, sous ce rapport, aux jeunes personnes de son âge. Heureux des vertus et des progrès de sa fille chérie, comme du bonheur qu’il était parvenu à lui procurer jusqu’alors, M. de Surville s’efforçait pour elle de surmonter la tristesse habituelle de son esprit, et ne lui montrait jamais qu’un visage doux et calme ; mais, quelle que fût la satisfaction intérieure qu’il éprouvât du succès de ses soins, une inquiétude profonde, et qui avait principalement Emma pour objet, venait, depuis quelque temps surtout, se mêler à ses joies paternelles. La terre dont il était régisseur venait de changer de propriétaire, et, malgré la scrupuleuse probité dont il avait fait preuve, diverses circonstances lui laissaient craindre de perdre cet emploi, qui par la modicité de son revenu, ne lui avait pas permis de se créer quelque ressource pour l’avenir. Que deviendrait son Emma, son fidèle Dominique et lui-même, si ses craintes se réalisaient ? Cette inquiétude était affreuse ; car M. de Surville âgé alors de quarante-deux ans, ne pouvait plus recommencer une nouvelle carrière et n’avait personne d’ailleurs qui pût la lui ouvrir et l’y protéger. Néanmoins dix-huit mois se passèrent encore sans qu’il arrivât aucun changement notable dans la régie du domaine. Pendant cet intervalle de temps, Emma fit sa première communion, et dès lors la sensibilité de son âme, sa piété, sa douceur et sa raison s’accrurent à tel point, que son père, tout entier au bonheur qu’elle lui procurait, oublia ses tristes prévisions. Mais cet état de calme ne pouvait durer. Ainsi qu’il l’avait craint d’abord, on lui annonça la perte de son emploi et l’arrivée prochaine de son remplaçant. Il fallut se préparer à quitter des lieux où longtemps il avait pu espérer de terminer paisiblement ses jours. Où aller ? que devenir ? c’est là ce que l’infortuné père se demandait avec amertume. Son Emma, sa fille chérie, dont l’avenir l’occupait sans cesse, allait donc courir toutes les chances hasardeuses de la vie, sans qu’il eût aucun moyen de les lui rendre favorables ! Un matin qu’il était absorbé dans ces douloureuses réflexions, il reçut une lettre qui lui causa la plus vive surprise : elle était d’un parent avec lequel, dès son arrivée en France, il avait établi une correspondance assez régulière, mais qui avait cessé de lui écrire depuis plusieurs années, et dont, par conséquent, il n’avait pu songer à réclamer l’appui. Ce parent, établi près de Buénos-Ayres, lui annonçait la mort de son fils unique, et l’invitait à se rendre sans délai près de lui, pour le seconder dans les soins d’une riche habitation dont il comptait le rendre héritier. M. de Surville n’était pas en position de refuser de telles offres, aussi les regarda-t-il comme un bienfait de la Providence ; mais à travers la joie qu’il en ressentit, il ne put se défendre d’éprouver un sentiment de terreur, en songeant qu’il allait faire courir à son Emma tous les dangers d’une longue et pénible traversée, et la transplanter dans une contrée lointaine, où peut-être après lui elle ne trouverait aucune relation analogue à ses goûts. Forcé d’opter cependant entre ces craintes et l’espoir d’un riche héritage, il eut un moment l’idée de la laisser en France, et de revenir ensuite, lorsque les bontés de son oncle l’auraient mis à même d’y assurer l’établissement de cette fille si chère ; Emma, en apprenant ce projet, qui devait la séparer pendant plusieurs années de l’auteur de ses jours, montra une douleur si vive, et le supplia avec tant d’instances de lui permettre de l’accompagner qu’il n’eut pas la force de résister à ses pleurs. Peu de jours suffirent pour se préparer au départ. M. de Surville, tout en éprouvant une secrète répugnance à entreprendre ce long voyage avec sa fille, sentait néanmoins qu’il ne pouvait prolonger son séjour au château après l’arrivée de son remplaçant ; il fallut s’éloigner. Emma, le cœur gros de soupirs, demanda, au moment du départ, quelques instants pour aller revoir encore une fois ses oiseaux chéris, ses fleurs charmantes qu’elle soignait avec tant de plaisir, et ces beaux arbres qui, si souvent, lui avaient servi d’ombrage… « Adieu, adieu ! dit-elle tout bas, en regardant avec tristesse sa jolie volière ; pauvres petits, je ne vous verrai plus, mais bien souvent je penserai à vous. » Il restait à Emma un adieu bien plus douloureux à faire, M. de Surville la conduisit au tombeau de sa mère, qu’elle avait coutume de visiter avec lui, et que tous deux voulaient revoir encore. Là, dans un profond recueillement, l’intéressante enfant pria et versa longtemps des pleurs ; mais s’apercevant de la violente émotion qu’éprouvait son malheureux père, elle s’écria en se jetant dans ses bras : « Cher papa ! nous ne laissons ici que sa cendre ; son âme est au ciel ; quelque part que nous soyons, ne pourrons-nous pas unir nos prières aux siennes, devant ce Dieu si bon que vous m’avez appris à connaître et qui ne l’a rappelée dans son sein que pour la rendre heureuse ? – Aimable enfant ! dit M. de Surville, la pressant sur son cœur. – Mon bon père ! du courage ; vous seul restez à votre pauvre Emma ! » Et en même temps elle l’entraîne loin du monument funèbre, non sans s’être retournée plusieurs fois pour le regarder encore. Dominique les attendait à quelques pas du cimetière, avec une chaise de poste, sur laquelle était déjà monté le fidèle Azor, qui était du voyage. Emma, le cœur oppressé, regarda tristement le bon n***e, embrassa de nouveau son père, et monta avec lui dans la voiture, qui prit aussitôt le chemin de Brest, où le parent qu’ils allaient joindre avait un correspondant ; celui-ci devait leur assurer leur passage à bord du meilleur navire qui ferait route vers l’Amérique méridionale.

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