Chapitre III
Sans doute nos voyageurs avaient fait une rude besogne depuis vingt-quatre heures ; mais sur la terre ferme on n’était pas non plus demeuré inactif. La femme du ministre ne s’était pas montrée moins courageuse que son mari. Le signal du pavillon l’avait rassurée et lui avait donné la tranquillité d’esprit nécessaire pour qu’elle pût s’occuper, elle aussi, d’introduire des améliorations dans leur genre de vie. Tout bien pesé, elle avait reconnu qu’ils ne devaient pas songer à planter définitivement leur tente dans un endroit aride, absolument privé d’ombre, et, de plus, exposé aux incursions des animaux nuisibles. Les charmants souvenirs que Fritz avait rapportés de sa promenade de l’autre jour lui avaient donné l’idée d’entreprendre à son tour une petite excursion dans les terres. Elle avait fait déjeuner les trois enfants, puis, suivis de Bill et munis de bons gros bâtons bien solides, tous s’étaient dirigés vers, l’intérieur de l’île. Les quatre explorateurs étaient revenus pleinement satisfaits de leur découverte. Tout en marchant, et à une assez grande distance de la mer, ils avaient rencontré un endroit plein de fraîcheur et d’ombre. Des groupes de beaux arbres étaient dispersés sur un gazon doux et épais, et parmi ces arbres on en voyait un qui, par son feuillage comme par sa forme, avait éveillé chez madame Arnold des souvenirs de la Suisse. Il ressemblait, disait-elle, à un vieux châtaignier qui probablement se trouvait encore debout dans le jardin de la maison paternelle. Le châtaignier paternel, creusé par les ravages du temps, était un objet de curiosité pour tout le pays, car il était de proportions gigantesques ; on avait pratiqué dans l’intérieur un escalier, et dans le branchage un lieu de plaisance. Cet endroit était un balcon où plusieurs personnes à la fois pouvaient prendre leur calé. C’était comme une espèce de petite maison aérienne, et la vue des beaux arbres qui croissaient à l’intérieur de l’île avait donné à madame Arnold l’idée d’échanger leur tente contre une construction pareille. « Au moins, ajouta-t-elle, nous pourrons dormir tranquilles. Ni les chacals, ni les autres bêtes fauves ne viendront nous attaquer là-haut. Ensuite, ce sera frais et propre. Voyez-vous d’ici notre cabane perchée sur un tronc d’arbre et abritée par les masses d’un feuillage épais ? » Et comme son mari souriait d’un air d’incrédulité, elle entra dans tous les détails les mieux faits pour le convaincre.
L’ARBRE GIGANTESQUE.
« Comme force et comme hauteur, ces arbres, reprit-elle, dépassent de beaucoup celui dont je parlais tout à l’heure. Essaye, mon ami, d’imaginer un bouquet de dix à douze arbres merveilleusement soutenus en l’air par de forts arcs-boutants, formés de grosses racines qui semblent avoir poussé l’arbre tout entier hors de terre, de sorte que le tronc ne tient au sol que par une racine placée au centre et moins grosse que les autres. Jack a grimpé sur un des arcs-boutants et en a mesuré la hauteur avec une ficelle : cette hauteur est de trente-trois pieds ; depuis la terre jusqu’à la naissance des branches, soixante-six pieds ; le cercle formé par les racines a une circonférence de quarante pas. Je puis me tromper, mais, en somme, mon idée n’est point absurde. Il faut examiner avant de rejeter, et voir ensemble ce que nous pourrions faire pour notre établissement futur. »
Le mari avait commencé par rire un peu de l’idée de sa femme, mais, tout bien considéré, il trouva cette idée moins excentrique et même assez praticable.
« La première chose à faire, en supposant toutefois que nous allions nous établir là, serait, dit-il, de construire un pont solide et large au-dessus du ruisseau qui nous sépare de l’intérieur des terres et qui peut à tout moment devenir impraticable. »
Madame Arnold avait pensé qu’il suffirait de traverser le ruisseau à gué en transportant comme on pourrait les bagages. Mais elle ne tarda pas à se rendre aux raisons de son mari, quand celui-ci lui eut fait observer qu’il n’était pas prudent d’aventurer ainsi des bagages qui formaient leur unique richesse et constituaient, par conséquent, une véritable fortune. « Que deviendrions-nous, s’écria-t-il, si, par exemple, notre petit troupeau d’animaux domestiques venait à se noyer ? Je ne parle pas des difficultés sérieuses que pourrait faire naître un obstacle placé entre le lieu actuel de notre résidence et celui de notre résidence future. Changeons de place, j’y consens ; mais, avant tout, réservons-nous la possibilité de venir ici quand il nous plaira et quand nous le jugerons nécessaire. »
Madame Arnold fut de l’avis de son mari, et se mit aussitôt à réfléchir aux moyens d’effectuer le déménagement sans risque et sans danger.
Tandis qu’elle réunissait tous les paniers disponibles et se mettait à coudre des sacs pour transporter les vêtements et les étoffes, le bon ministre cédait au vœu de ses enfants qui l’avaient prié de se laisser conduire par eux à un endroit où ils étaient allés le matin. Les deux aînés avaient fait un butin magnifique.
Fritz, en habile tireur, avait tué un léopard qui, tapi dans les jungles, semblait friand de chair humaine ; il avait muselé un autre léopard de la grosseur d’un chat ; c’était une ravissante petite bête qui buvait du lait et ne griffait personne. Les enfants, qui prétendaient apprivoiser le petit léopard, l’avaient ramené à la maison ; il s’agissait à présent d’y transporter la pesante dépouille de l’autre. Le père leur conseilla d’emmener l’âne et la vache.
LE LÉOPARD SEMBLAIT FRIAND DE CHAIR HUMAINE.
La petite troupe se mit en marche, et arriva bientôt à l’endroit où les enfants avaient laissé le cadavre du léopard. C’était une bête superbe ; son poil fauve était tacheté de noir et se détachait vigoureusement sur la verdure marécageuse des jungles. La dépouille était digne d’orner le palais d’un souverain ; mais l’endroit où gisait cette dépouille exhalait un air empoisonné et dangereux qui frappa le ministre. Tout à l’entour, entre des branches d’arbres au feuillage lustré et épais, on voyait poindre des têtes d’animaux inconnus et bizarres. Quelques-uns étaient ailés et ressemblaient aux dragons de la fable ; ailleurs, l’herbe, haute et comme soulevée par des mouvements souterrains, semblait cacher des nichées de serpents et de crocodiles.
On s’empressa de quitter un endroit dont le moindre inconvénient était d’exhaler des miasmes capables de donner la fièvre. Cependant M. Arnold s’était empressé de louer l’adresse et le courage de son fils aîné. Et comme la mère, à la vue du terrible animal, ne pouvait réprimer un cri de frayeur rétrospective, et tremblait à l’idée des dangers qui avaient menacé ses enfants, il l’engagea doucement à se calmer.
« Ce n’est pas pour rien, lui dit-il, que notre Fritz est un enfant des montagnes. Il faut le laisser libre de se perfectionner dans un métier où il excelle. S’il s’expose, la Providence l’a pourvu des moyens de se défendre. Qui ne risque rien n’a rien, et notre Fritz nous a été déjà d’un grand secours depuis notre malheur. Aujourd’hui, nous lui devrons peut-être tout à la fois un tapis superbe et un bon dîner. La chair du léopard est, dit-on, succulente et fort capable de restaurer des gens qui vivent au grand air et endurent de grandes fatigues. »
Pour construire le pont projeté, il fallait des matériaux qu’il était difficile de se procurer dans l’île. On songea d’abord à aller arracher des planches et des poutres au navire. Mais le vent et les vagues s’étaient chargés d’épargner ce soin à nos travailleurs. Des poutres, des planches, d’autres matériaux encore, provenant des débris du navire échoué, avaient été poussés à la côte, et séjournaient au fond d’une sorte d’anse qui n’était pas loin de la tente. Il paraissait facile d’aborder en cet endroit et par conséquent de retirer ces matériaux sans retourner au lieu du naufrage. Tout en examinant le terrain, M. Arnold et son fils aperçurent quelque chose de singulier, et dont, au premier abord, ils eurent peine à se rendre compte. De petits êtres encapuchonnés comme des moines et alertes comme des singes semblaient se disputer une proie volumineuse. Un instant, ils purent croire qu’une armée de Lilliputiens s’était abattue sur le rivage ; mais, en y regardant de plus près, ils reconnurent distinctement une nuée de mouettes.
La proie qui provoquait d’aussi vives disputes était un requin, celui-là même qui, le jour précédent, avait si fortement effrayé nos navigateurs. M. Arnold savait tout le parti qu’on peut tirer de la peau du monstre marin. On en peut faire des limes, ou bien le tanneur en adoucit les rugosités pour la rendre plus souple et en faire ce que les relieurs et quelquefois les cordonniers appellent de la peau de chagrin.
LE REQUIN.
« Il faudrait, dit Fritz, se procurer une petite provision de cette peau précieuse. » Comme les oiseaux ne se disposaient pas à s’en écarter, il tira la baguette de son fusil et frappa à droite et à gauche. Quelques-uns des oiseaux furent atteints, d’autres s’enfuirent, et l’enfant demeura maître d’une petite partie du colosse. Il profita de la terreur qu’il venait de répandre parmi les oiseaux pour couper quelques b****s de la peau dont son père venait de vanter l’utilité. On la plaça dans l’une des cuves avec celle du chacal égorgé l’avant-veille, puis on se disposa à remorquer les poutres et les planches en les disposant comme un train de bois flotté. Ce dur labeur achevé, nos travailleurs s’empressèrent de regagner Zeltheim : c’est le nom qu’ils avaient donné à l’endroit qui, le premier après leur naufrage, leur avait offert un asile et qui, littéralement, veut dire Maison de la tente. Cette fois encore, personne ne vint au-devant d’eux au débarcadère. Mais tout s’expliqua quand, peu d’instants après, ils virent apparaître trois figures joyeuses. La mère et les enfants étaient allés à la pêche aux écrevisses. Le ruisseau dont on a parlé en fournissait abondamment, et la pêche avait été fructueuse. Les enfants battaient des mains, et leurs visages s’épanouissaient à la perspective d’un bon souper. Mais M. Arnold se hâta de dire qu’il ne fallait point songer à la gourmandise avant d’avoir rempli son devoir. La tâche, pour aujourd’hui, c’était de jeter un pont sur le ruisseau.
LE PONT.
Un tronc d’arbre assez volumineux et fortement enraciné sur le rivage facilita la besogne. On l’entoura d’une corde que l’on rattacha à l’extrémité de l’une des poutres. M. Arnold fixa une autre corde à l’autre bout, puis, attachant une pierre, il la lança de l’autre côté du ruisseau, qu’il traversa à son tour en sautant de rocher en rocher. Pour faire passer l’âne et la vache, il prit une poulie qu’il fixa solidement à un arbre, jeta sur la roue de sa poulie la corde précédemment lancée, et, traversant de nouveau le ruisseau en emportant l’extrémité de la corde, il y attela l’âne et la vache. Ces deux animaux résistèrent d’abord ; mais, enfin, ils marchèrent, et la poutre tourna autour du tronc ; tandis que son extrémité allait toucher l’autre bord. Il fut impossible de retenir les enfants, qui voulurent faire l’essai de ce pont fragile. Mais les parents, d’abord un peu inquiets, se rassurèrent lorsqu’ils virent combien le passage du pont était sûr et facile. Le plus difficile de l’ouvrage était terminé ; on disposa trois poutres auprès de la première, en les faisant glisser par-dessus ; puis on travailla à réunir le tout à l’aide de fortes planches. Le pont avait de huit à neuf pieds de large, et cependant il pouvait être retiré à volonté quand on jugerait à propos d’interdire le passage du ruisseau.
Alors on respira. La journée avait été rude, il fallait se reposer et reprendre des forces pour le lendemain.