Chapitre II
Le chant du coq éveilla les dormeurs. Père, mère, enfants crurent sortir d’un rêve en se sentant sur la terre ferme, c’est-à-dire à l’abri du danger. Ils étaient trop heureux pour ne point donner un souvenir à leurs compagnons de voyage ; ils résolurent de rechercher les traces des rares malheureux qui pouvaient avoir survécu. D’ailleurs, M. Arnold jugeant nécessaire de faire un voyage d’exploration autour de l’île, Fritz accompagnerait son père dans cette tournée ; les trois autres, trop jeunes pour supporter la fatigue, resteraient auprès de leur mère, sous la garde du plus vigilant des deux chiens. L’autre chien avait suivi Fritz, qu’il considérait plus particulièrement comme son maître.
Je n’ai pas besoin d’insister sur le sentiment d’angoisse qui s’empara de madame Arnold. Elle ne cessa d’agiter son mouchoir jusqu’au moment où des rochers recouverts d’arbustes lui cachèrent les explorateurs.
Le chemin était rude, la rive du ruisseau si escarpée et les rochers tellement rapprochés, qu’il leur restait souvent tout juste assez de place pour poser le pied. Ils suivirent cette rive jusqu’au moment où une muraille de rochers vint leur barrer le passage. Là, grâce aux grosses pierres qui pavaient en quelque sorte le lit du ruisseau, ils parvinrent aisément au bord opposé. Les voyageurs, le regard tourné vers l’Océan, n’abandonnaient point l’espoir d’y découvrir quelques-uns de leurs compagnons d’infortune. Mais nul vestige d’embarcation ne paraissait. Seule, la trace à demi effacée d’un pied humain était empreinte sur le sable de la plage, et cette trace elle-même, si toutefois c’en était une, ne se reproduisait point ailleurs.
« Cette île est peut-être habitée par des sauvages, » s’écria Fritz.
Son père jugea à propos de le calmer. « S’ils nous attaquent, nous avons des fusils pour nous défendre, » lui répondit-il.
Au bout de deux heures de marche, ils atteignirent un petit bois assez éloigné de la mer. On y trouvait de la fraîcheur et de l’ombre. Un joli ruisseau passait au milieu des arbres touffus, et de beaux oiseaux aux couleurs vives comme celles des tulipes voltigeaient au milieu du feuillage enchevêtré de lianes.
C’était un bois de cocotiers. Fritz, qui s’imaginait n’avoir jamais rien vu d’aussi beau, regardait avec enthousiasme autour de lui ; tout en marchant, il heurta du pied un corps arrondi qui faillit le faire tomber. Il le montra à son père, et il se trouva que l’objet que tout d’abord le jeune garçon avait pris pour un œuf d’autruche était une noix de coco. Malheureusement, la noix étant mûre ne contenait plus une goutte de ce lait si vanté par quelques voyageurs, et qui sans doute a des vertus rafraîchissantes dont nos touristes regrettèrent de ne pouvoir faire l’essai.
Un calebassier chargé de ses fruits attira ensuite leur attention, et Fritz écouta avec intérêt les explications de M. Arnold, qui, chemin faisant, racontait à son fils comment l’écorce de ces fruits, en apparence assez semblables à ceux de la coloquinte, pouvait servir à fabriquer des bols, des plats, des gourdes et autres ustensiles de ménage. Les sauvages, disait-il, n’avaient point d’autres assiettes, et même M. Arnold ajouta qu’ils y faisaient bouillir l’eau en y jetant des pierres brûlantes, dont la chaleur chauffait le liquide sans entamer l’écorce de la bouilloire. L’idée de fabriquer peu à peu une petite provision d’ustensiles de ménage plut à Fritz. Il prit son couteau de poche et essaya de faire des entailles dans l’écorce de l’une des courges. Mais sur cette écorce très molle son couteau glissait.
« Ce : n’est point ainsi qu’il faut t’y prendre, » lui dit son père. Puis, joignant l’exemple au précepte, il tira de sa poche une ficelle, dont il se servit pour serrer fortement le fruit par le milieu. Le fruit céda bientôt à la pression de la ficelle, qui le partagea en deux parties égales.
Deux assiettes, plusieurs gourdes, sortirent bientôt des mains de l’habile ouvrier, et le soleil, à défaut de four, fut chargé de cuire cette porcelaine d’un nouveau genre.
ILS ATTEIGNIRENT UN PETIT BOIS PLEIN DE FRAICHEUR ET D’OMBRE.
Tandis que le père et le fils reprenaient leur course, ils s’amusèrent à tailler des cuillers, l’un dans un morceau d’écorce de calebasse, l’autre dans la coque d’une noix de coco. Se rappelant alors certains ustensiles de même provenance qu’ils avaient vus au Musée, ils furent forcés de convenir que les sauvages leur étaient supérieurs dans ce genre d’industrie. À la rigueur, les cuillers pouvaient servir, c’était le principal.
Après plusieurs heures de marche, ils atteignirent l’extrémité d’un promontoire assez avancé. Ce promontoire était surmonté d’une hauteur d’où l’œil embrassait une vue admirable.
Nulle trace des autres naufragés, nul soupçon d’habitations construites par la main de l’homme. En revanche, un tableau digne du Paradis terrestre, une vision semblable à ces images féeriques qui hantent parfois nos rêves.
C’étaient des forêts immenses, de grasses prairies qui descendaient par étages jusqu’au bord d’une mer aussi bleue que le ciel.
Toute médaille a son revers. Si le pays était beau et surtout assez riche pour nourrir une colonie humaine, les colons faisaient défaut. Le ministre ne put réprimer un soupir ni surtout s’empêcher de songer à l’étrangeté des décrets divins, qui souvent se manifestent d’une façon inexplicable et qui les avaient amenés où ils étaient, tandis qu’il avait peut-être jugé à propos de laisser périr leurs compagnons de voyage.
Il crut qu’il valait mieux ne pas s’appesantir sur ces pensées, et surtout ne point en entretenir son fils. L’heure du repas était arrivée. Ils se dirigèrent vers le petit bois de palmiers qui couronnait le sommet de la colline. Une sorte de chemin conduisait à travers un marécage hérissé de gros roseaux dont les touffes pouvaient donner asile à des serpents et autres bêtes venimeuses. On envoya Turc ouvrir la marche en guise d’éclaireur. Puis Fritz coupa en deux un de ces roseaux, duquel sortit un jus abondant et sucré. Le roseau se trouvait être une canne à sucre. Fritz se montra tout joyeux de cette heureuse découverte, et surtout du plaisir qu’il aurait à la communiquer à sa mère.
« Comme elle va être contente ! » dit-il en s’apprêtant à faire une provision de cannes.
Son père dut l’arrêter, en lui faisant remarquer que la route était longue et qu’il ferait bien de ne pas se charger d’un fardeau trop lourd. Fritz céda, mais à regret ; il ne se sentait point las, et, par conséquent, ne songeait point à ménager ses forces.
Une fois assis à l’ombre du petit bois de palmiers, il se mit à manger et à boire avec plaisir. Mais le repas fut bientôt interrompu par l’arrivée d’une troupe de singes ; ces animaux, se voyant poursuivis et pourchassés par Turc, essayèrent de lui échapper en gagnant la cime des arbres. Leurs cris et leurs grimaces faisaient ressembler à des diables ces vilains animaux velus. M. Arnold leva la tête pour mieux les examiner et s’aperçut que les arbres à l’ombre desquels il était assis étaient des cocotiers.
« Essayons, dit-il en désignant les singes, de nous servir de ces messieurs pour nous procurer notre dessert. »
Là-dessus, il lança une pierre à l’un d’eux, et reçut, en retour, une véritable pluie de noix de coco. Les singes, croyant se venger, avaient, au contraire, rendu service à nos colons. Mais M. Arnold et son fils, craignant de voir les singes découvrir leur ruse, jugèrent à propos de se soustraire à leur vue. Ils cherchèrent plus loin un petit endroit tranquille et se firent une sorte de petit plat sucré délicieux en mélangeant de la crème de coco avec du jus de canne à sucre.
Le repas terminé, nos voyageurs se remirent en route, munis d’un petit paquet de noix de coco et de cannes à sucre. Mais à peine eurent-ils fait quelques pas, qu’ils s’arrêtèrent. Les aboiements furieux de Turc venaient de répandre la terreur au milieu d’une nouvelle b***e de singes.
Tandis que la plupart d’entre eux prenaient la fuite, le mâtin affamé s’élança sur une vieille femelle, l’éventra et se mit à la dévorer à belles dents. Un joli petit singe, probablement trop jeune pour rattraper ses camarades, assistait, accroupi sous un arbre, à ce repas horrible. Ses grincements de dents et ses grimaces indignées attirèrent l’attention de Fritz. Il voulut s’emparer du singe ; mais le malicieux animal lui échappa, et, lui sautant sur le dos, s’efforça de lui arracher une poignée de cheveux. On eut quelque peine à lui faire lâcher prise. Sa témérité criait vengeance. Néanmoins la gentillesse du petit scélérat plaidait pour lui. On résolut de l’épargner ; Fritz lui administra quelques coups de canne, puis, le supposant corrigé, lui permit de reprendre sa place sur le dos de son nouveau maître. Mais l’agitation inquiète du singe, qui, perché sur le dos de Fritz, semblait se croire sur une branche d’arbre, ne tarda pas à devenir gênante. Fritz comprit que, s’il avait eu le droit de punir le singe de sa méchanceté, il n’avait pas celui de s’opposer à ses gambades ; aussi songeait-il à se débarrasser de ce nouveau commensal, lorsque le retour du chien lui inspira une idée lumineuse. Il improvisa un harnais et des guides avec des bouts de ficelle, et posa le singe à califourchon sur le chien, à qui il fit la grosse voix pour l’engager à se tenir tranquille ; et le voilà en devoir d’apprendre au singe le métier de cavalier. Le petit animal montra d’abord peu de dispositions pour l’équitation, mais il finit par y prendre goût, et traita sa monture en vrai despote. Le cavalier et sa monture formaient un groupe grotesque, dont la vue était faite pour dissiper les plus tristes préoccupations.
DE CE PROMONTOIRE L’ŒIL EMBRASSAIT UNE VUE ADMIRABLE.
Le retour eut lieu sans accident, et nos voyageurs, annoncés par les aboiements de Bill, la grosse chienne danoise, firent une entrée triomphale dans leurs nouveaux pénates. Fritz essayait d’imiter les allures d’un montreur d’ours empressé d’attirer les badauds, et faisait aller ses doigts tout le long d’une flûte imaginaire ; c’était le comble du comique.
LE SINGE DE FRITZ.
« Je ne m’attendais pas à voir revenir une troupe de saltimbanques, » s’écria gaiement la femme du ministre.
On oubliait les soucis du passé et du présent pour faire fête au petit singe et l’on oubliait aussi les fatigues de la journée devant les préparatifs appétissants d’un repas abondant et varié. Madame Arnold avait fait de son mieux. Des deux côtés de l’âtre, où ronflait le pot-au-feu, on remarquait deux tournebroches d’une dimension respectable. Sur l’un, la maîtresse du lieu s’occupait à faire rôtir des poissons ; l’autre perçait les flancs d’une volaille que le pasteur prit pour une oie. Mais Madame Arnold se récria à cette supposition.
PINGOUIN.
« Quoi ! dit-elle, j’aurais eu le cœur d’immoler sans nécessité une de nos pauvres bêtes ? » et elle ajouta que l’oie supposée était un produit de la chasse d’Ernest, et très probablement un animal pareil à ceux dont l’enfant avait vu l’image dans l’un de ses livres de classe. Vérification faite, on reconnut en effet dans ce palmipède un pingouin.
Le repas, animé par les récits du père et du fils, n’avait pas manqué de gaieté. On avait trinqué avec le lait des noix de coco ; on s’était servi, pour boire et pour manger, des ustensiles taillés dans l’écorce des calebasses. En somme, on n’avait pas perdu sa journée ; on pouvait goûter un repos d’autant plus doux qu’il était mérité, la famille se disposa donc à aller se coucher. Arrivés sous la tente, nos voyageurs s’aperçurent que leur gîte avait un autre aspect que le matin. La ménagère, en leur absence, avait pourvu au bien-être général. Non seulement la bonne âme s’était efforcée de préparer un bon dîner, mais elle avait eu soin de ramasser des herbes moelleuses pour rembourrer les couchettes. On ne fut pas longtemps à s’endormir ; mais le sommeil de nos colons devait être bientôt troublé par un concert de cris sauvages. Père, mère, enfants, tous furent debout en un clin d’œil. Ils se précipitèrent hors de la tente, armés jusqu’aux dents, et virent non sans effroi les chiens aux prises avec une b***e de chacals. On en tua quelques-uns, ce qui effraya les autres, et produisit un sauve-qui-peut général. Les chiens finirent par rester maîtres de la place, et ils se mirent à déchirer avec avidité les restes de leurs congénères les chacals.
LE REPAS FUT INTERROMPU PAR L’ARRIVÉE D’UNE TROUPE DE SINGES.
L’alerte n’eut pas d’autre suite, et le reste de la nuit fut paisible. Le lendemain, de bonne heure, le père et le fils aîné se préparèrent à une nouvelle expédition. Cette fois, il s’agissait de gagner le vaisseau échoué, qui pouvait être submergé d’un moment à l’autre, avec tout ce qu’il renfermait encore de provisions, de bestiaux et de vivres. Pour garder son mari et son fils auprès d’elle, madame Arnold eût volontiers fait l’abandon de tout ce que le navire pouvait contenir. Mais la prudence ordonnait de songer à l’avenir. Il pouvait s’écouler des années avant que l’on trouvât moyen de quitter l’île ; il fallait faire taire les craintes exagérées, savoir profiter des ressources que le sort laissait à leur portée et finalement prouver sa croyance en Dieu par sa confiance en lui.
On se sépara, non toutefois sans avoir planté sur le bord de la mer un poteau muni d’un large morceau de toile à voile. Quand on abaisserait ce poteau, ce serait signe que nos navigateurs devaient se hâter de revenir.
Il n’arriva rien de fâcheux ni sur terre ni sur mer. Bien au contraire : le courage de la femme et du mari qui s’étaient séparés pour le bien de leurs enfants reçut sa récompense ; car le voyage au navire contribua fort à améliorer la situation de la famille.
Le trajet avait été facilité par un courant d’eau douce qui se jetait dans la mer près de l’embarcadère. Ce courant avait doucement poussé nos voyageurs presque jusqu’à l’épave. Là, ils furent accueillis par les cris des animaux demeurés sur ce qui restait du navire. Il y avait un âne, une vache, des chèvres, dont une toute mignonne et toute gentille, qui fit aussitôt connaissance avec le petit singe de Fritz. Quand Fritz se fut bien amusé de la gourmandise du singe qui ne se lassait point de téter la chèvre et témoignait sa satisfaction par d’affreuses grimaces, il se mit en devoir d’aider son père à charger le radeau. Mais le pasteur reconnut bientôt qu’il était impossible de transporter une cargaison considérable sur un radeau à rames. Il fallut s’occuper de construire un mât, trouver le moyen d’adapter des voiles propres à une embarcation de construction fort irrégulière, et par conséquent fort incommode. Ces préparatifs exigeaient tout un travail de charpente long et minutieux. Il fallut se décider à passer la nuit à bord. Mais le cas était prévu, et la vue du pavillon déployé sur le pont du navire devait empêcher ceux qui étaient à terre de concevoir la moindre inquiétude.
Quand l’embarcation fut en état de porter sans danger un poids considérable, on employa le reste de la journée à remplacer le lest de sable devenu inutile par un chargement précieux d’étoffes de colon et de laine. La poudre, le plomb, les balles étaient des objets de première nécessité pour des gens destinés à vivre principalement du produit de leur chasse. Le père et le fils y joignirent tout ce qu’ils purent trouver d’armes offensives et défensives. Fritz surtout montrait les goûts et les penchants d’un Nemrod. Mais ils ne négligèrent point ce qui pouvait rendre la vie domestique plus confortable. Ils emportèrent donc des provisions de bouche et de chaudes couvertures. Ils formèrent une véritable collection d’ustensiles de cuisine et de ménage et firent main basse sur les couverts d’argent qui se trouvaient soit dans la cabine du capitaine, soi tailleurs. J’allais oublier les instruments aratoires le grain et les semences de toute sorte. Finalement, ils songèrent à transporter les animaux domestiques ; ce seraient des montures et des bêtes de somme, et ils peupleraient l’île. Comme ils nageaient naturellement, il suffirait de les lâcher. Pour plus de sûreté, on leur adapta des appareils de sauvetage autour desquels on fixa une corde destinée à les maintenir dans la bonne voie. L’essai ayant réussi sur le mouton, la truie et les chèvres, on s’occupa de la vache et de l’âne. Deux tonneaux vides, réunis par de la toile à voile, furent fixés sous le ventre des gros quadrupèdes. Rien n’était plus comique que de les voir ainsi affublés. Il eût été peut-être difficile de les faire descendre au niveau de l’eau, mais ce travail fut facile, grâce à une brèche que le choc contre les rochers avait ouverte dans les flancs du navire. Ce fut l’âne qui se montra le plus récalcitrant ; une secousse inattendue le précipita à la mer. La chute fut lourde, mais il se remit bien vite d’aplomb et nagea comme si de sa vie il n’eût fait autre chose.
LE PÈRE ET LE FILS EURENT HÂTE DE QUITTER L’ENDROIT OÙ ILS AVAIENT FAILLI PÉRIR.
Quand la vache, le dernier des gros animaux, fut à flot, le père et le fils eurent hâte de quitter l’endroit où ils avaient failli périr. Leur embarcation, grâce aux voiles qu’ils y avaient industrieusement adaptées, se trouvait en état de les amener au port. Néanmoins, ils eurent une très grande frayeur pendant le trajet, car ils virent une sorte de monstre qui nageait près d’eux. Ils sautèrent ensemble sur leurs armes : le monstre était un gros requin qui rasait la surface de l’eau. Fritz fit feu, atteignit l’animal à la tête, et le blessa mortellement, à en juger par les flots de sang qui s’échappaient de sa blessure. Le requin disparut, et nul autre incident ne vint troubler le reste du voyage.