Car on allait s’engager à travers une contrée si peu peuplée qu’on la pourrait dire déserte, n’étaient les quelques postes de troupes mongoles et tartares que le gouvernement chinois entretient sur les frontières, et les caravanes de pasteurs nomades qui sont en même temps les muletiers de ces régions montagneuses.
Comment, au sein de pareil les solitudes, non plus seulement suivre la piste des voleurs d’enfants, mais même trouver et maintenir son chemin ? À des hommes moins vaillants, moins résolus, une telle tentative eût paru Souverainement folle.
Où allait-on, en effet ? Une seule route s’ouvrait devant les voyageurs, celle qui les menait au nord-est.
Tant qu’on pourrait s’y maintenir, les choses n’iraient pas trop mal.
Mais, dès qu’on aurait franchi la vallée de Tchoumbi, au-delà de laquelle la route n’était plus qu’un sentier, la marche deviendrait impossible par suite des empêchements moraux, aussi grands que les obstacles matériels. Car cette vallée de Tchoumbi, nominalement enfermée dans les limites du Sikkim, n’est guère qu’un territoire contesté entre le Tibet proprement dit, le Sikkim et le Bhoutan. Serait-il possible aux vaillants chasseurs d’y retrouver quelque indice de la marche des fugitifs ? Réciproquement méfiants les uns envers les autres, jaloux de leur propre autorité, les divers États, indépendants ou tributaires, qui se disputent la possession de la vallée, exercent sur les voyageurs leurs revendications injustes et tracassières. De quel œil ces autorités rivales verraient-elles des blancs pénétrer ainsi, presque par force, et en toute liberté, sur un domaine dont chacune d’elles prétend à la suprématie ? Ne fallait-il pas craindre, au contraire, qu’en haine des intrus européens, les peuplades à demi sauvages de ces régions presque inconnues ne protégeassent leurs ennemis, si elles n’allaient pas jusqu’à manifester leur hostilité séculaire ? Autant de questions cruelles auxquelles il était impossible de répondre.
Et, pourtant, pas un instant les hardis compagnons ne se laissèrent, arrêter par une pensée de découragement. Ils n’en avaient pas le droit. À défaut de leur tendresse pour les chères créatures si violemment arrachées à leur affection, le devoir ne leur enjoignait-il pas de tout tenter pour rejoindre au plus tôt les bandits et délivrer les innocentes victimes ?
Ils firent donc à la hâte leurs préparatifs. Chacun d’eux emportait une carabine Winchester à répétition et un fusil de chasse à deux coups, un revolver de fort calibre et un solide coutelas ou une hache. Cette dernière arme était celle qui convenait le mieux à la main herculéenne d’Euzen Graec’h. Il conseilla même à Miles Turner de suivre son exemple, mais l’outlaw préféra s’armer d’une lance à la fois aiguë et large qui lui parut d’un maniement plus aisé.
On leur amena quatre chevaux, de ces poneys d’assez petite taille qui sont une des richesses du Tibet, bêtes sobres et vigoureuses, à l’allure rapide et sûre, qui peuvent fournir d’invraisemblables traites dans ces pays de montagnes.
En enfourchant sa monture, Miles, qui n’était point un cavalier émérite, fit tout haut cette réflexion :
« Il est certain que je préférerais mes jambes, mais ces poulets d’Inde doivent marcher plus vite que moi. Ils ont quatre pieds, alors que je n’en ai que deux. J’espère que le mien voudra bien me porter.
– Parbleu ! ricana Euzen, tu n’as pas l’air de t’y fier, camarade. Bah ! on apprend tous les jours quelque chose. Ainsi, moi, qui te parle, je n’ai guère enfourché que des vergues et des haubans en ma vie. Ça ne m’empêchera pourtant pas de gouverner cette petite bête comme une chaloupe. »
Et, prêchant d’exemple, le brave Breton se mit en selle avec la conviction d’un écuyer de cirque.
Comme on s’apprêtait à partir, Goulab risqua une question pleine de sens.
« Sahib, demanda-t-il à Merrien, un ou deux chiens ne seraient pas de trop pour éventer la piste.
– Vous avez raison, Goulab, répliqua Jean, et il est certain que si nous avions avec nous Duc, le chien de nos pauvres enfants, nous aurions tôt fait de retrouver leurs traces. Mais ces coquins ont dû le tuer.
– Emmenez avec vous Pouck, intervint M. Rezowski. Il connaît bien Sonia. »
Pouck était un grand danois aux formes développées par l’avant, mais dont l’arrière-train évidé décelait les qualités de coureur. C’était assurément un excellent auxiliaire, en même temps qu’un redoutable adversaire pour les bandits.
L’ex-consul fit flairer à l’intelligente bête un petit manteau que portait souvent l’enfant.
Puis il confia le vêtement à Merrien afin que celui-ci pût entraîner l’animal et maintenir par ce moyen sa fidélité.
« En route ! ordonna enfin l’explorateur, en rendant les rênes à son cheval. Nous n’avons que trop tardé. »
La colonne des quatre cavaliers partit d’un bon trot sur la route bien entretenue qui menait à la vallée.
Les renseignements des coolies envoyés en reconnaissance avaient été fort précis, en effet.
Ils avaient relevé des traces jusqu’à dix milles environ de la station et avaient pu les voir se perdre dans l’étroite plaine qui va en s’élargissant entre les rameaux amoindris de l’Himalaya oriental.
C’était donc bien vers l’est que les voyageurs devaient diriger leur course.
Ils savaient que les vestiges se continuaient sur un assez long parcours.
« Il est manifeste, dit Merrien à ses compagnons, que ces bandits veulent gagner les passes du Nord-Est. »
Son regard interrogeait surtout le visage pensif de Goulab, en la sagacité duquel tous avaient foi.
« Je suis assez de cet avis, répondit le chikari. Cependant, dans l’incertitude où nous sommes, nous ne devons adopter une opinion qu’après l’avoir débattue et contrôlée plutôt dix fois qu’une. »
LA COLONNE PARTIT D’UN BON TROT.Et, désignant du doigt Miles Turner, qui paraissait fort mal à son aise sur le dos de sa monture :
« Voici, dit-il, l’homme qui peut nous fournir les meilleurs renseignements. C’est lui qu’il faut consulter le premier. »
Merrien poussa son cheval tout contre celui de l’outlaw et il demanda à celui-ci :
« Tu nous as dit que tu connaissais toutes les passes qui vont de l’Inde au Tibet ?
– Je l’ai dit et je le répète, dit le vagabond avec une assurance qui prouvait au moins la sincérité.
– Hum ! C’est beaucoup l’aventurer, mon garçon. Sais-tu que la chaîne de l’Himalaya a trois cents lieues de développement ?
– Je le sais, mais je sais aussi que cette ligne de trois cents lieues n’a pas plus de cent trente cols ou passages.
– Et ces cent trente cols ou passades, tu les connais ?
– Mieux que vous ne me connaisses monsieur Merrien, car il y a quatre heures que nous sommes ensemble, tandis qu’il y a quatre ans que je parcours les gorges et les cluses de l’Himalaya, des sources de l’Indus aux fourches du Brahmapoutra. »
Il avait prononcé ces paroles avec un mélange de malice et d’orgueil.
Merrien en fut frappé et demanda encore.
« Alors, donne ton avis. Tu es le mieux renseigné parmi nous. Que nous faut-il faire ? »
L’ex-convict regarda le ciel et, prenant subitement son parti, il formula la décision suivante :
« Écoutez : nous avons de bons chevaux. Profitons-en et marchons jusqu’à la nuit. Alors nous camperons pour attendre les autres. Il est certain que nous avons le temps de rattraper les voleurs, et si nous ne les avons pas rattrapés, ce sera une preuve indubitable que nous nous serons trompés de chemin. »
On n’échangea plus une parole. En revanche on pressa l’allure des bêtes, afin d’atteindre quelque village avant la nuit.