LE KCHATRYIA S’EXPLIQUA SANS AMBAGES.II
Conseil de guerreIl y eut d’abord une profonde stupeur dans l’assistance à la lecture du message par lequel les ravisseurs, se dénonçant eux-mêmes en quelque sorte, signifiaient leur ultimatum à Merrien et à ses compagnons.
« Vous ne reverrez pas les enfants tant que vous n’aurez pas quitté le pays. »
Ces deux phrases, très claires dans leur signification littérale, étaient pleines d’obscurité à la réflexion.
Et d’abord fallait-il en restreindre le sens ? À qui s’adressait cette mise en demeure ?
Au premier coup d’œil, il semblait qu’elles ne visassent que Jean Merrien et l’ancien consul de Russie.
Car Michel était le neveu de l’explorateur français, et Sonia la propre fille de M. Rezowski.
« C’est nous seuls que vise la menace », prononça douloureusement le malheureux père, en s’adressant à son ami.
Jean ne répondit pas sur-le-champ. Il hocha la tête néanmoins. Puis, après quelques minutes de silence, il dit :
« Messieurs, je crois qu’il y a là matière à discussion. Je vous demande donc de vous unir à moi pour essayer de sonder ce mystère. Avant toute résolution, il me paraît indispensable de concentrer nos efforts et de mettre en commun toutes nos lumières. Tenons donc conseil sur l’heure, afin de pouvoir agir au plus tôt. »
Il entraîna ses compagnons dans le vaste et confortable cabinet de travail où il avait coutume d’élaborer les projets qui concernaient l’agrandissement et la prospérité de la colonie. On laissa Miles Turner sous la garde de deux robustes Leptchas, en attendant qu’on eût statué sur son sort, et, tout aussitôt, les avis furent ouverts.
Autour de la grande table qui servait de pupitre à Merrien, prirent place M. Rezowski, le docteur Mac-Gregor, son aide et ami, le chirurgien français Lormont, Euzen Graec’h, Goulab, arrivé de Srinagar depuis la veille, l’Américain Morley, autre survivant de l’expédition du Gaurisankar, et le babourchi Salem-Boun.
Malgré l’immense chagrin qui l’accablait, Mme Merrien avait tenu à prendre part au conseil ainsi réuni. C’était une femme forte, et elle comprenait que l’heure n’était pas aux inutiles lamentations.
On ouvrit donc les discussions les plus diverses sur l’évènement. L’essentiel était d’agir au plus tôt.
La première question qui se posa fut relative aux mystérieux avis qu’on venait de recevoir.
L’épître, écrite en fort médiocre anglais, avait été tracée par une main manifestement inexperte.
En l’examinant de très près, M. Rezowski, qui avait étudié la graphologie, conclut que les caractères avaient été péniblement assemblés par la plume maladroite d’un Indien.
Les raisons qu’il donna d’un tel jugement étaient absolument probantes.
« Voyez, fil-il en suivant du doigt les jambages hésitants des lettres, il est évident que la main qui a tenu la plume est habituée à écrire de gauche à droite, ce qui apparaît dans la raideur des signes en écriture droite, dans l’absente des liaisons et la rupture des mots. Obligé de renverser la marche, le scribe a mis sur sa copie, à défaut de sa signature individuelle, celle de sa race et le sceau de sa propre éducation. »
Le chikari Goulab appuya cette sagace induction, et tout le monde se rangea à l’opinion des deux hommes.
« Oui, insista le Kachmiri, il est certain que ce n’a été là qu’un, grossier subterfuge pour nous entraîner sur une fausse piste. Les ravisseurs ne sont pas des Anglais, ainsi qu’ils ont essayé de nous le faire accroire, mais bien des natifs qui, aujourd’hui comme il y a cinq uns, poursuivent soit une œuvre de vengeance personnelle, soit une action d’hostilité religieuse. C’est donc de ce côté que doivent se tourner nos recherches. »
Mac-Gregor hocha la tête et demanda au Kchatryia avec un peu d’incrédulité :
« Mon cher Goulab, je fais le plus grand cas de votre jugement. Mais autant je trouverais votre hypothèse admissible, si nous habitions l’occident de l’Inde, ou même les frontières du Népal, autant je la crois erronée en ce pays, à cette bordure extrême du Sikkim et du Bhoutan.
– Et pourquoi vous paraît-elle erronée, docteur ? questionna à son tour le chikari.
– Parce que, mon excellent ami, c’est bon aux fidèles du brahmanisme – je parle des séries violentes et fanatiques – de poursuivre par de tels moyens la destruction de leurs adversaires. Mais vous ne devez pas oublier qu’ici nous n’avons autour de nous que des bouddhistes et, même, des sectateurs d’un bouddhisme fort atténué, si je puis m’exprimer ainsi. Ni les Leptchas, ni les Bhoutias ne sont hommes à faire une guerre religieuse. À défaut de tout autre précepte, ne trouvent-ils pas la tolérance et la résignation enseignées par leur propre religion ? »
Goulab ne parut nullement ébranlé par cette objection pourtant sérieuse du docteur.
« Vous auriez absolument raison, répondit-il, si le fanatisme était redouté par nous dans le peuple. Or ce n’est pas la population que j’accuse. Il n’y a pas meilleurs hommes au monde que les Leptchas, ni plus indifférents que les Bouthias. Ces derniers, d’ailleurs, sont, par intérêt même, les amis des étrangers. Ne vouez-vous pas d’ouvrir un véritable asile à tous les fugitifs qui se dérobent à la tyrannie du radjah ?
– Mais qui donc accusez-vous, alors, Goulab ? » interrogea Mme Merrien.
Le Kachmiri répondit gravement, selon son habitude, en pesant tous ses mots :
« Si je n’accuse pas le peuple, je puis au moins soupçonner les chefs de ce peuple.
– Mais, interrompit Merrien, les chefs, ici, ce sont les représentants du radjah, sous la surveillance anglaise. »
Goulab eut un fin sourire.
« Oui, sous la surveillance anglaise, comme vous dites. Mais tout le monde sait que cette surveillance est uniquement politique et que le gouvernement a trop à faire de tenir en bride les velléités de révolte des petits princes tributaires pour leur donner des motifs de querelles et des prétextes à rébellion en soutenant tous ses sujets européens dans leurs revendications, même les plus légitimes. »
Il y avait dans les paroles une pointe d’ironie si visible, que le docteur Mac-Gregor crut devoir protester.
« Mon cher Goulab, dit-il avec quelque sévérité, je ne m’attendais pas à une telle insinuation de votre part.
– Docteur, répliqua le chikari en liant, on peut être bon sujet de Sa Majesté Britannique et critiquer son gouvernement. »
Ce n’était pas le moment d’une discussion. M. Rezowski le fit remarquer avec un peu de vivacité.
« Messieurs, dit-il, les circonstances nous pressent. Ne perdons point notre temps en discussions acerbes. Je prie Goulab de nous expliquer clairement sa pensée en nous faisant connaître la nature et l’objet de ses soupçons. »
Ainsi mis en demeure, le Kchatryia s’expliqua sans ambages comme sans réticences.
La raison de ses craintes était Fort judicieusement déduite d’un ensemble d’observations concluantes.
C’est, en effet, un objet de remarque qui n’échappe point aux Européens de sens droit que, depuis ces dernières années surtout, la surveillance des frontières de l’empire britannique aux Indes se fait de plus en plus étroite et tracassière.
Les Lamas du Tibet, jadis tolérants, accueillants même pour les voyageurs blancs, se montrent, de nos jours, jaloux de leurs prérogatives et semblent redouter une sorte d’invasion morale de la part des religions de l’occident.
Depuis les frères Schlagintweit, les jésuites Huc et Gabet, le Russe Prjevalski, aucun voyageur de marque n’a pu franchir les bornes du mystérieux État qui s’enferme entra les monts du Karakoroum, l’Himalaya et le Kouen-Lun sur trois de ses côtés et les sources à peu près inconnues des grands fleuves orientaux, l’Irraouaddi, la Salouen, le Mékong, le Ménam, le Hoang-Ho, le Ta-Kiang et le Yang-Tsé-Kiang. À l’intérieur de ce long trapèze aux angles arrondis, c’est le domaine de l’hypothèse, le champ ouvert à toutes les suppositions, huître du mystère en ce qu’il peut avoir de plus stupéfiant, de plus effrayant même, et le courage moral est aussi nécessaire que l’endurance physique aux hardis investigateurs qui y veulent pénétrer.
Or, à juger froidement la situation, on se rend aisément compte de l’hostilité des Lamas.
Le bouddhisme, en effet, pour les races diverses qui habitent les plus âpres vallées et les plus hauts plateaux du Tibet, n’est pas seulement une religion, c’est une constitution politique. La théocratie s’est fait une citadelle de ces régions presque inaccessibles, qu’elle est résolue à défendre avec une ténacité d’autant plus acharnée, qu’elle doit à ses concessions du passé d’avoir perdu un hou tiers de son premier territoire. Car, au point de vue de la logique naturelle, les hautes vallées de l’Indus et du Gange, avec leurs affluents principaux, le Djhilam, le Satledj, la Gogra, les Koçi, soit, la moitié du Kachmir, les États, aujourd’hui tributaires de l’Angleterre, tels que le Népal, le Sikkim et le Bhoutan, font partie du Tibet primitif, dénommé Bod-Youl par ses habitants, nom que l’un retrouve aisément dans les mots Bhot-tan et Bhou-tân, terre des Bod.
On s’explique donc sans effort l’animadversion de la Caste sacerdotale pour l’introduction de tout élément étranger.
Il est évident, en effet, que le bouddhisme des Lamas serait en mauvaise posture en face du christianisme.
Et parmi toutes les confessions chrétiennes, c’est dans le catholicisme qu’il rencontre son plus redoutable adversaire.
Comme le catholicisme, la religion des disciples plus ou moins stricts observateurs des préceptes de Çakya-Mouni a un pape, le Dalaï-Lama, dont lassa est la résidence officielle ; elle a des prêtres réputés tous saints et savants, des monastères et des couvents pour les fidèles des deux sexes, des cérémonies pleines de pompe et d’éclat, des livres sacrés, des pratiques pieuses, des jeunes et des abstinences, des pénitences rigoureuses, de longues prières et tout un enseignement à la fois symbolique et pratique, dont la similitude avec celui du catholicisme a longtemps fourni à certains esprits cette opinion que le catholicisme n’était et ne pouvait être qu’un frère puîné du bouddhisme. On comprend que ces nombreux points de contact fournissent matière à réflexions graves aux Lamas du Tibet.
Ceux-ci sentent, assurément, combien le voisinage d’une religion plus rationnelle peut nuire à la leur, surtout si le peuple, qui ne s’attache qu’aux pratiques rituelles et superstitieuses, accepte une croyance qui ne changerait rien à ses habitudes. Dès lors, la prudence étant, comme l’assure le proverbe, la « mère de la sûreté », il est normal que les ministres des Lamas de Lassa et de Chigatsé appliquent tous leurs efforts à éloigner d’eux une concurrence fatalement désastreuse.
Telles furent les considérations pleines de sens invoquées par le Kchatryia Goulab.
Il n’eut pas de peine à réunir tous les avis en un commun assentiment. Sa parole avait éclairé les esprits.
« Tout ça, c’est très bien, opina Euzen Graec’h. Mais nous ne devons pas nous attarder.
– D’autant, appuya Salem-Boun, que si l’avis de Goulab est fondé c’est à l’ensemble de la colonie que s’adresse le défi.
– Il faut donc savoir au plus tôt quelle route ont pu prendre les ravisseurs », ajouta le jeune chirurgien Lormont.
Ces mots mettaient le problème au point. Il ne s’agissait pas tant de connaître les intentions que l’itinéraire des bandits.
Là les avis furent partagés.
Le plus grand nombre estimèrent que les voleurs d’enfants avaient dû prendre la route du nord-est, celle de Chigatsé, en ce moment de l’année surtout, étant l’objet d’une surveillance trop active.
« Le Tachi-Lama, fit observer Mac-Gregor, n’a aucune raison d’être désagréable au gouvernement anglais devenu son trop proche voisin, surtout depuis que la présidence du Bengale construit la route de Dardjiling au Tibet.
– Cela me paraît évident, dit Merrien. D’ailleurs, ce chemin est par lui-même trop difficile.
– C’est donc au nord-est que nous devons courir, appuya Goulab, à travers Tchoumbi, pour regagner l’avance que ces coquins ont sur nous et leur fermer les voies de fuite vers la Chine. »
Il ajouta avec toute la force du bon sens :
« Mais avant tout, il me semble urgent de prévenir les autorités du Dardjiling, afin qu’elles prennent des mesures immédiates. »
Une fois encore, le sentiment du chikari prévalut, et l’on décida sur l’heure renvoi d’un messager spécial à Dardjiling.
En attendant son retour, qui ne pouvait avoir lieu que le surlendemain au plus tôt, il fut décidé qu’une première colonne, courant au plus pressé, partirait vers l’est, à travers la vallée de Tchoumbi. Un courrier spécial porterait à cette colonne l’autorisation écrite du radjah de Tamloung, indispensable pour aplanir les difficultés des frontières.
Mais quels seraient les hardis chasseurs qui composeraient cette première expédition ?
Il va sans dire que tous, parmi les assistants, voulaient en faire partie.
Mais Euzen Graec’h, appuyé par le prudent Goulab, objecta qu’une telle mission ne pouvait être confiée qu’à des hommes aussi résolus qu’habiles à se dissimuler pour mieux surprendre les secrets de leurs adversaires. Trop nombreux, ils seraient promptement signalés et, par conséquent, dépistés. L’essentiel, dans cette chasse à l’homme, n’était-il pas, tout d’abord, de retrouver la trace des enfants et des ravisseurs ?
Ce sentiment fort sage fut néanmoins l’objet d’une discussion. Merrien, résumant les débats et forçant, même la conclusion, décida que, sur-le-champ, la colonne se formerait de trois petits groupes marchant à une demi-journée de distance l’un de l’autre, afin de maintenir entre eux les communications nécessaires à leur réussite.
Le premier groupe ainsi formé se composa de Jean Merrien lui-même, d’Euzen Graec’h et de Goulab.
Le second comprit le docteur Mac-Gregor, M. Rezowski et un domestique leptcha, du nom de Saï-Bog, attaché à sa personne depuis une dizaine d’années et dont la fidélité lui paraissait être à toute épreuve.
Le troisième, destiné à ne se mouvoir que plus lentement, comprenait Morley, l’ancien serviteur de miss Cecily Weldon, du babourchi Salem-Boun et de l’héroïque jeune femme elle-même, qu’aucune objection ne put détourner du projet formé par elle de prendre sa part des fatigues et des dangers à courir.
« Un homme de plus ne serait pas de trop, prononça Goulab en hochant la tête.
Ah ! fit tristement Mme Merrien, que n’ai-je près de moi mon brave petit Christy ! Mais il est marié aujourd’hui et fixé à Madras, où il avait toujours eu le rêve de s’établir à la tête d’un bazar.
– Sans doute, dit encore le chikari. Mais nous n’avons pas Christy, et nous ne savons par qui le remplacer. »
Ces réflexions étaient échangées à haute voix dans la grande chambre formant antichambre, dans laquelle on avait laissé Miles Turner sous la surveillance de quatre robustes gardiens.
L’outlaw entendit ces paroles. Un éclair brilla dans ses yeux et, s’avançant brusquement :
« Monsieur Merrien, dit-il sans préambule, j’entends que vous êtes dans l’embarras, que vous cherchez un homme de courage et d’expérience pour vous aider dans la recherche des enfants. Prenez-moi. »
Ceci fut dit avec une flore assurance qui jeta d’abord une véritable stupéfaction dans l’esprit des auditeurs.
« Toi ? se récria Jean Merrien, en toisant l’Anglais de la tête aux pieds.
– Oui, moi, répondit Miles, dont l’œil supporta cet examen presque injurieux. Vous m’avez pris pour ce que je ne suis pas. Je ne vous en garde pas rancune. C’est ma triste situation qui en est la cause. Mais je veux vous prouver votre tort. Et d’ailleurs ce me sera un vrai bonheur que de rendre service à ces chers petits que j’aimais comme s’ils eussent été à moi. »
Les spectateurs de cette scène se regarderont, fort émus. Ils étaient ébranlés.
Mais Merrien ne voulait pas commettre d’imprudence, bien qu’il sentît, lui aussi, son cœur troublé.
« Et quelle preuve peux-tu nous donner de ta sincérité et de ton affection pour les enfants ? »
Un sourire triste, qui confirmait son attitude, passa sur les traits du vagabond.
« Quelle preuve pourrais-je vous donner ? dit-il. Je n’ai rien à moi, pas même la liberté. »
Puis, se reprenant, il ajouta avec un accent de vérité qui acheva de convaincre ses auditeurs :
« Écoutez, vous avez entre les mains tout ce qui m’appartient. Cette peau de tigre que j’ai apportée vaut douze cents roupies. Gardez-la. Je vous en fais cadeau. Vous avez aussi mon fusil. Gardez-le. Vous m’emmènerez en qualité de guide. De Khatmandou au Pomi, je connais tous les secrets des gorges, toutes ses ouvertures des passes. Il n’y a pas un indigène du pays qui puisse vous renseigner mieux que moi. »
L’offre était acceptable, et d’ailleurs les préventions à l’encontre du convict étaient déjà tombées.
« Soit ! répondit Merrien, j’accueille la demande. Tu n’auras pas à le plaindre de nous. »
Et, remarquant l’accoutrement misérable, le délabrement du malheureux, il ajouta :
« Tu ne pourrais aller bien loin vêtu comme tu l’es. Suis-moi donc. Je vais te fournir un autre costume »
Une demi-heure plus tard, Miles Turner, absolument transformé, transfiguré pour mieux dire, la barbe frais rasée, à la suite d’un bain réparateur, et pourvu de solides chaussures et d’un complot de laine souple, venait rejoindre la colonne expéditionnaire qui allait s’élancer à la poursuite des enfants et de leurs ravisseurs.
« Tu m’as l’air d’un brave compagnon, fit Euzen en lui tendant la main, et je crois que nous serons bons amis. »
L’outlaw parut fort touché de cette marque de sympathie du marin et répondit énergiquement à l’étreinte.
Il ne restait plus qu’à dresser la carte du parcours, et ce fut pour lui la première occasion de prouver efficacement son utilité aussi bien que sa reconnaissance.
« Puisque tu connais les chemins, interrogea Merrien, tu vas nous rendre le service de tracer toi-même l’itinéraire.
– Je veux bien, répliqua Miles, mais à la condition que vous suiviez vous-même sur la carte, car je n’y entendrais pas grand-chose pour le moment, vu que je n’en ai pas eu sous les yeux depuis dix ans au moins. »
On apporta de grandes cartes anglaises dressées depuis les plus récentes explorations.
Alors, Merrien et Mac-Gregor se mirent à appeler successivement les noms reconnus exacts et les appellations hypothétiques consignées sur les cartes, tantôt d’après des documents certains, tantôt d’après des indications de voyageurs, eux-mêmes imparfaitement renseignés, ou des graphiques fournis par les lettrés chinois.
À mesure qu’ils les prononçaient, Miles Turner les arrêtait pour leur indiquer le tracé à faire, ou leur faisait entendre que le vocable énoncé n’éveillait en lui aucun souvenir.
Ainsi fut arrêté, tant bien que mal, l’itinéraire assez vague que l’on allait suivre.
Il indiquait un chemin problématique qui, partant de Dardjiling, s’élevait par Tamlong et la vallée de Tchoumbi jusqu’à la rencontre des chaînes du Tibet et du Bhoutan, c’est-à-dire à la région, d’ailleurs inconnue, où le Tsan-Bo opère sa jonction soit avec le Brahmapoutra, soit avec l’Irraouaddi, ou peut-être, unit en un réseau concentrique les sources des fleuves qui, de là, descendent vers les multiples côtes de la Birmanie, de l’Annam, du Siam et de la Chine, le Salouen, le Ménam, le Mékong et le Yang-Tsé-Kiang.
Ce premier travail accompli, on se distribua tout aussitôt la besogne. Le premier groupe, composé ainsi qu’il avait été convenu, de Merrien, de Graec’h et de Goulab, s’adjoignit encore Miles Turner.
Il devait partir sur-le-champ afin de regagner, s’il était possible, l’avance prise par les bandits.
Le deuxième groupe ne se mettrait en mouvement que six heures plus tard, afin de permettre aux premiers parlants de laisser une sorte de jalonnement indicateur de leur passage. On gagnerait ainsi douze heures complètes avant le départ du troisième groupe, auquel ce délai suffirait sans doute pour obtenir de Tamlong les sauf-conduits indispensables.
Avant de partir, Merrien rédigea divers télégrammes qu’un porteur de dépêches fut chargé de transmettre de Dardjiling aux différents destinataires de ces messages.
L’une de ces dépêches était adressée à l’un des officiers du Lord Gouverneur du Bengale, avec lequel Merrien était lié d’une étroite et forte amitié.
Ces précautions prises, et après avoir laissé au jeune docteur Lormont le soin de veiller aux intérêts de la colonie, l’explorateur français prit congé de sa femme et de ses amis, le cœur serré, bien qu’il comptât les revoir dans quelques heures, et donna le signal du départ, malgré l’heure déjà avancée de la journée. On était tout au début de la saison sèche et les journées n’avaient pas encore la durée favorable aux longues expéditions.
Ce départ était, plein d’appréhensions et de menaces. On allait vers l’inconnu, soutenus par une bien faible espérance.