I - Un phalanstère-1
LES DEUX ENFANTS AVAIENT ÉTÉ EMPORTÉSI
Un phalanstèreC’étaient deux beaux enfants, l’un brun et nerveux, grand et fort pour ses dix ans, l’autre blonde, fluette et menue, flexible et grêle. Ils jouaient de tout leur cœur, avec une exubérance de vie ardente, dans le beau parc verdoyant qui entourait la superbe villa.
L’air pur et sain des hautes vallées avait préservé leurs premières années de cette espèce de dépérissement, de flétrissure qu’inflige presque toujours le climat des pays chauds aux fils des blancs établis dans les colonies.
L’aîné était un robuste garçon répondant au nom de Michel, dont les traits fins et délicats n’en accentuaient que mieux l’énergie d’une physionomie étrangement virile chez un enfant de cet âge. De deux ans plus jeune, la petite Sonia, Russe comme l’indiquait son prénom, était une adorable fillette à la taille souple comme un jonc, aux yeux pétillants de malice ingénue.
Deux autres compagnons de jeux, plus remarquables encore, se mêlaient à leurs bruyants ébats.
L’un était un de ces chiens de montagnes que les Anglais ont acclimatés dans les chaînes des Highlands et qui doivent descendre de nos Pyrénées, gigantesque animal au poil fauve, soyeux et doux au toucher, à la tête énorme éclairée de deux larges prunelles intelligentes ; l’autre, un singe de petite taille, au pelage gris, rond et dodu comme une pelote de velours. Le chien se nommait Duc ; le singe obéissait à l’appellation de Bull, ou Boule, qu’on lui appliquait indifféremment. Celaient les jeunes, ou plutôt les vieux amis de Michel Merrien et de Sonia Rezowska.
Le petit Michel, en effet, était le fils adoptif et le neveu du célèbre voyageur français Jean Merrien et de sa femme Cecily Weldon, une Américaine vaillante et dévouée. Cinq ans plus tôt, Mer rien et sa compagne, liés seulement par une amitié qu’avaient resserrée et fortifiée les périls bravés et les fatigues endurées en commun, avaient accompli un véritable prodige de courage et de persévérance en escaladant le Gaurisankar. Divers rivaux, devenus, eux aussi, des amis les avaient suivis en cette périlleuse aventure. Hélas ! de ceux-ci plusieurs avaient succombé, et parmi eux on comptait le plus vaillant des hommes, le major Plumptre, un officier d’avenir dont l’Angleterre pleurait encore la perte.
Au retour de cette expédition, Jean Merrien avait épousé la jeune et charmante Américaine. Déjà riche de sa personne, l’explorateur s’était trouvé à la tête d’une fortune de nabab, et il avait formé le projet, approuvé ci partage par sa femme, d’en consacrer les énormes revenus à quelque généreuse entreprise qui servit à la gloire des races civilisées et au bonheur de l’humanité.
Mais, avant de fixer un but à ses efforts, Merrien avait emmené sa jeune femme en France. C’était là qu’il avait adopté le fils d’un frère aîné, orphelin de précoce intelligence, qu’il voulait élever dans les principes de sa généreuse philosophie. Après un an de séjour sur la terre natale, suivi d’un passage assez court au pays de sa femme, le voyageur avait repris le chemin de l’Inde, toujours escorté de son fidèle Euzen Graec’h, l’hercule armoricain dont il avait fait son ami.
Après quelques hésitations ; les deux époux, mettant d’accord leurs conceptions, d’ailleurs peu dissemblables, du rôle qu’ils se proposaient de jouer, s’étaient arrêtés au plan suivant : ils fonderaient, au nord de l’Inde, dans le voisinage de Dardjiling, sur les hauts plateaux dont la salubrité permet aux Européens de vivre dans des conditions hygiéniques analogues à celles de leur propre continent, un établissement à la fois sanitaire et commercial où, sans distinction de nationalités, les hommes d’énergie pussent unir leurs efforts pour propager les idées bienfaisantes et les progrès matériels qui font l’honneur des peuples de race blanche.
Ce que se proposaient, en outre, Jean Merrien et sa femme – mais de cela ils n’ouvraient point la bouche, – c’était d’entreprendre, aussitôt que l’occasion leur semblerait propice, un nouveau voyage de pénétration au travers de la barrière himalayenne jusqu’en ces régions à peu près inconnues, en cet « antre du mystère » qui se nomme le Tibet.
Et s’ils ne parlaient de ce projet à personne, c’était parce qu’ils tenaient compte des leçons d’une cruelle expérience.
Ils avaient présentes à l’esprit les terribles péripéties de leur précédente expédition ; de se rappelaient l’opposition aussi violente qu’acharnée des sectes religieuses de l’Inde, opposition dont ils avaient constaté l’opiniâtreté implacable et qui leur avait été funeste, même après sa défaite, dans la sanglante catastrophe où le major Plumptre avait trouvé la mort les obstacles parfois insurmontables dressés devant leurs pas par le mauvais vouloir des moindres chefs de village, des plus infimes gouverneurs de frontières. Et, instruits par ces épreuves personnelles, ils n’avaient pas voulu fournir aux malveillances du fanatisme le prétexte et l’occasion de préparer d’avance les machinations qui devraient faire avorter leur courageux, dessein.
Mais sans le divulguer inutilement, les deux époux jugèrent mile et pratique d’en préparer de longue main la réalisation, en se fixant eux-mêmes sur les lieux où ils allaient fonder la colonie, centre de leur rayonnement civilisateur, point de départ de la pacifique conquête qu’ils allaient entreprendre.
Ce fut dans ce but qu’accompagnés du Breton Euzen Graec’h et de l’Indien Salem-Boun, un serviteur du major Plumptre, que celui-ci leur avait recommandé, presque légué, sur son lit de mort, M. et Mme Merrien et le petit Michel se transportèrent à Dardjiling, d’abord, bientôt après à soixante kilomètres à l’est de la charmante ville, au pied du massif du Guariam et sur l’extrême frontière du Sikkim, en un territoire contesté sur lequel l’Inde anglaise exerçait déjà une autorité réelle, bien qu’elle ne fût pas encore nominale.
Merrien s’y fit délivrer une vaste concession de territoire, qu’il affecta sur-le-champ à diverses cultures rémunératrices, notamment à celle du thé. Il y exploita les bois d’essence précieuse, les pins des constructions maritimes, le teck, l’eucalyptus même importé d’Australie. En peu de mois, il eut rassemblé autour de lui un nombreux groupement de travailleurs et ouvert des débouchés à la vente de leurs produits. Rien plus : il fit de ce lieu d’élection le centre d’une sorte de colonie de bienfaisance, vers laquelle affluèrent les bonnes volontés laborieuses que le sort n’avait point favorisées. Il appela ses colons de tous les points de la vieille Europe et même de la jeune Amérique ; il les assujettit à une règle de fraternelle solidarité, et, en deux ans, il put voir le noyau primitif de onze ou douze fondateurs grossir jusqu’au chiffre encourageant de deux cent cinquante membres réunis en une sorte de phalanstère où la mutuelle estime fournit une base inébranlable à l’affection la plus solide, principe d’échange de services réciproques.
Alors, à la tête de cette force morale, il reprit les grands et nobles projets qu’il avait formés.
Parmi ces compagnons de la nouvelle cité des montagnes se trouvaient quelques-uns de ceux qui avaient partagé avec lui des périls et la gloire de sa première expédition dans l’Himalaya c’était ainsi que le docteur Mac-Gregor avait voulu s’établir, à son tour, dans ce qu’il appelait gaiement « Le royaume de Merrien » Il s’était fait construire une fort élégante villa et y avait ajouté, en guise d’annexes, une infirmerie agencée avec une parfaite entente du confortable. Un jeune chirurgien français, Paul Lormont, s’y occupait, à ses côtés, à tout organiser en prévision de maladies ou d’accidents qui, grâce à Dieu, leur laissaient, jusqu’ici, de nombreux loisirs. Si bien que le praticien anglais avait coutume de dire à son auxiliaire, en riant : « À ce régime, mon cher camarade, nous n’avons qu’à nous droguer et nous amputer réciproquement. »
Une autre personnalité se retrouvait dans le phalanstère du Tchoumbi, car c’était sur le territoire de cette vallée que Merrien avait fondé son établissement, dans une ravissante vallée arrosée par un affluent de la Tista.
Le Kchatryia Goulab, le chasseur expérimenté, homme de courage et de conseil, avait consenti, non à se fixer dans cette colonie de l’Himalaya oriental, mais à partager son temps entre le Kachmir, sa patrie toujours chère, et les régions qui avoisinent l’Assam et le Bhoutan.
Ainsi Jean Merrien et Cecily Weldon se retrouvaient en « pays de connaissance », selon l’expression consacrée. À ces amis éprouvés ils avaient vu se joindre des collaborateurs nouveaux, au premier rang desquels se plaçait le consul de Russie à Constantinople, M. Yvan Rezowski, père de la gentille compagne de jeux de Michel, Sonia Rezowska, qu’il idolâtrait d’une affection d’autant plus vive qu’il pleurait la perte de sa mère, morte quelques années auparavant.
Le site, d’ailleurs, était merveilleusement choisi parmi ces hautes vallées dont les Anglais ont fait le principal centre des sanatoires du Bengale, Placée an nord et à l’est de Dardjiling et de Tamlong, résidence du radjah du Sikkim, l’établissement fondé par Merrien se ressentait de cette latitude supérieure. La température y était aussi douce que dans les colonies anglaises de l’ouest, mais une forte chaîne transversale, s’appuyant d’une part sur les contreforts du Tchoumbi, de l’autre sur les assises du Guariam, arrêtait les moussons du sud dans la saison chaude et préservait les nouveaux planteurs des souffles brûlants et de l’excessive humidité dont souffraient leurs voisins.
À la faveur de cette clémence appréciable du ciel, les plantations réussissaient à merveille, et les quinquinas, si difficilement acclimatés aux environs de Dardjiling, prospéraient sans obstacle, mêlés aux arbres à thé et aux bois résineux des versants septentrionaux.
Et cependant, là encore, Jean Merrien avait pu constater la continuité des hostilités sourdes qu’il avait rencontrées déjà, au cours du son voyage à la découverte du Gaurisankar.
Les influences religieuses, venues du Nord comme du Sud, l’enveloppaient d’une trame de suspicions et de malveillances. Il se sentait surveillé, épié ; tous ses mouvements étaient connus, toutes ses intentions contrôlées. Les bouddhistes de la région, plus ou moins affiliés aux secrètes congrégations des ritualistes tibétains, observaient avec méfiante ses moindres actions. Bien que la nouvelle colonie eût enrichi la contrée par ses travaux et son commerce, ni les grands, c’est-à-dire l’entourage immédiat du radjah, ni le peuple, formé d’un mélange à peu près égal de Leptchas et de Bhoutias, ou Boutanais, ne voyaient d’un œil favorable la propagande des idées tentée par les blancs et la réelle amélioration apportée dans la vie matérielle des populations par leur progressive initiation à une bienfaisante activité.
Plusieurs fois, Mac-Gregor, et surtout le chikari Goulab, avaient informé Merrien de l’hostilité sourde qui croissait dans l’ombre à rencontre de ses projets et de ses généreux efforts. À diverses reprises, des avis menaçants, venus d’origines inconnues, avaient prévenu le Français qu’il aurait à se repentir de son audace civilisatrice. L’Inde du Nord ne voulait pas des bienfaits de cette civilisation qu’il prétendait lui imposer malgré elle et elle saurait bien s’affranchir de l’esprit d’émancipation que les blancs s’appliquaient à souffler aux races abâtardies de la frontière tibétaine.
Merrien avait longtemps espéré que les autorités anglaises seraient ses auxiliaires et soutiendraient sa tentative.
Force lui avait été de reconnaître ce qu’une telle espérance avait d’illusoire.
L’œuvre qu’il avait entreprise ne pouvait être encouragée et, à plus forte raison, soutenue par l’Angleterre. Deux motifs y mettaient obstacle : il était Français et il était catholique. La présence même du docteur Mac-Gregor ne suffisait pas à lui assurer le concours des agents de la Grande-Bretagne. Mais, du moins, de ce côté, Merrien savait-il qu’il pouvait compter sur une impartialité plutôt bienveillante.
Telle était la situation du phalanstère de Tchoumbi au moment où s’ouvre ce récit. Quatre années d’efforts persévérants, de mutuelle confiance, secondés par toutes les ressources de l’industrie européenne que la fortune du jeune ménage avait permis à celui-ci d’utiliser dans l’intérêt même de la colonie, avaient amené le nouveau groupement à prendre l’extension vraiment considérable qui en faisait, actuellement, l’un des centres les plus importants du nord de l’Inde. Et, chaque jour, le noyau européen voyait grossir à ses côtés la population indigène qu’attirait l’espoir promptement réalisé de trouver à ce foyer une chaleur de vie rayonnante, capable de l’arracher aux misères de sa condition sous le joug oppresseur et spoliateur des tyrannies locales.
C’était dans ce milieu qu’avaient grandi côte à côte Michel Merrien et Sonia Rezowska. Les deux enfants s’étaient liés d’une tendresse fraternelle. Études et jeux leur étaient communs et chacun d’eux trouvait dans l’autre une sorte d’aide et d’appui qui les faisait s’unir plus étroitement, avec une conception des devoirs et des joies de l’existence bien supérieure à l’ordinaire notion qu’en peuvent acquérir des enfants de cet âge.
Ce jour-la, tout au début de l’hiver, au sortir des grandes pluies d’octobre, ils prenaient leurs ébats sur une verte pelouse établie en tapis sur les pentes doucement inclinées des mamelons qui s’élèvent progressivement sur les flancs du gigantesque Guariam. Le ciel, très clair, leur permettait de voir étinceler au-dessus de leurs têtes les glaciers et les aigrettes de neige de l’énorme glacier hérissé de pics éblouissants. L’horizon, étroit et borné de la vallée au niveau du sol, s’échancrait et se développait au-dessus des premiers contreforts, et l’uni pouvait s’y perdre dans la variété des fonds étagés en ferrasses, grandissant au-dessus des masses vert sombre des forêts, se creusant en gorges profondes, en cluses resserrées, s’estompant dans les teintes brumeuses et bleuâtres des crêtes superposées. Et, de la sorte, le regard s’élevait comme sur les degrés d’un amphithéâtre, pour aller, de proche en proche, par-delà les cimes neigeuses, se perdre dans l’azur immaculé du firmament.
C’était dans ce cadre d’un féerique décor que les deux enfants s’abandonnaient joyeusement aux plaisirs de leur fige, partages par Boule et par Duc avec un entrain qui ne le cédait en rien à celui de leurs jeunes maîtres.
Du haut de la véranda qui dominait le toit de la villa, Mme Merrien pouvait surveiller de l’œil, à distance, les folles courses et les soudaines éclipses du petit couple plein de vie fougueuse. Car, sur ce terrain montueux et accidenté, les plis et les ravins étaient fréquents, expliquant les promptes disparitions des quatre joyeux camarades.
Un moment, lassés, sans doute, mais prêts à recommencer leurs ébats, les deux enfants interrompirent leurs steeple-chases fantaisistes pour se reposer sur un banc de gazon, à l’ombre d’un bouquet de cèdres dont les troncs robustes étaient ceints d’un véritable buisson d’orchidées et de fougères arborescentes.
Et, tout de suite, une conversation animée fournit la digression et le délassement à ces jeux fatigants :
« Sonia, demanda Michel à sa compagne, est-ce que tu n’as pas remarqué quelque chose ? »
Et, comme elle ouvrait de grands yeux surpris, il poursuivit :
« Oui. Ne trouves-tu pas qu’il y a longtemps que Miles Turner n’est pas venu nous voir ? »
La petite fille tressaillit.
« C’est vrai, ce que la dis là, Michel. Ce bon Miles ! Voilà près d’un mois que nous ne l’avons vu. »
Des larmes lui montèrent aux yeux. Elle ajouta, avec une véritable tristesse dans la voix :
« Pauvre Miles ! Chaque fois qu’il vient, il nous apporte un cadeau à sa manière. Il est peut-être malade !
Le garçonnet appuya, avec un sérieux plein d’observation :
« Ce ne serait pas étonnant, Sonia, car il mène une singulière existence, ce pauvre homme. Mon oncle racontait l’autre jour, à table, que Miles Turner est obligé de se cacher parce que les agents anglais te prendraient pour le mettre en prison. Il paraît qu’il a été condamné autrefois, qu’il s’est échappé, et que depuis lors il court les bois, vivant uniquement du produit de sa chasse.
– Oh ! mon Dieu ! prononça la fillette en joignant les mains, notre ami Miles a été condamné ?
– Oui, Sonia. Du moins, c’est ce que j’ai entendu raconter à mon oncle. »
Ils n’avaient pas achevé ce dialogue, qu’un sifflement très doux se fit entendre à la lisière des bois qui entouraient le parc. Un même cri de joie jaillit de la poitrine des deux enfants, et ils s’élancèrent vers le versant du coteau.
« Il y a un proverbe français qui dit : Quand on parle du loup, on en voit la queue », fit gaiement Michel Merrien.
Et il entraîna en courant sa campagne vers la bordure des grands arbres.
Sans crainte aucune, les enfants franchirent la clôture du parc et pénétrèrent sous le couvert des ramures épaisses.
Ils y marchèrent pendant quelques minutes et s’arrêtèrent en une clairière assez vaste dont le tapis de gazon dur et serré, n’eût été l’humidité du sol, n’aurait pu offrir une couche meilleure aux vagabonds de ces régions paisibles.
Soudain une forme humaine se détacha du tronc d’un ébénier et s’avança vers eux.
C’était un homme de haute taille et dont le misérable accoutrement ne cachait point les formes herculéennes. Vêtu de lambeaux de cotonnade, chaussé de fortes bottes, le nouveau venu abritait sous un chapeau de paille en pitoyable état une chevelure inculte et une barbe hirsute. Seules une carabine jetée en bandoulière et si bien entretenue qu’elle en paraissait neuve, une cartouchière de cuir fauve et une ceinture de peau de daim formaient un contraste stupéfiant avec cette défroque lamentable.
« Miles, mon bon Miles ! » s’écria Sonia, en courant, les mains tendues, vers le nouvel arrivait.
Michel, qui la suivait, semblait plus réservé en sa confiance et gardait un peu de froideur.
La figure rébarbative de l’outlaw s’était éclairée d’un bon sourire. Il prit les mains que lui tendait la fillette et les baisa respectueusement. Puis il s’assît sur l’herbe et se mit à considérer les enfants avec une sorte d’attendrissement.
« Savez-vous, petite Sonia, murmura-t-il, que vous avez failli ne plus revoir votre vieux Miles ?
– Oh ! se récrièrent les deux enfants, avec un geste d’incrédulité.
– Oui, reprit le vagabond. Un tigre a manqué me manger. Il m’a mis pour quinze jours sur le flanc. Mais, n’importe ! le bon Dieu m’a protégé. J’ai eu sa peau, et je l’apporte pour payer les cartouches dont j’ai le plus grand besoin. Est-ce que votre père voudra encore m’en donner, monsieur Michel ? »
Il demandait cela doucement, presque humblement, en une langue mêlée d’anglais et de mauvais français. Il était manifeste qu’il n’employait ce dernier que pour faire plaisir ; à ses jeunes interlocuteurs, par précaution oratoire.
Michel répondit, non sans quelque hésitation :
« Je ne sais pas, monsieur Miles, si mon oncle voudra vous donner des cartouches. Parce que vous savez que c’est mon oncle, et non pas mon père, comme vous dites.
– Oh ! vous le lui demanderez bien, mon petit Michel, supplia le malheureux. La peau que j’apporte est fort belle. Elle vaut au moins douze cents roupies sur le marché de Calcutta. Tenez, je vais vous la montrer. »
Et le pauvre diable, suivi par les enfouis, revînt vers l’arbre qu’il avait quitté l’instant précédent, et ramassa sur le sol un paquet volumineux enveloppé d’une mauvaise toile. Quand il eut dénoué celle-ci, il étala aux regards émerveillés de ses petits compagnons une admirable peau de tigre mesurant 2 m. 80 du museau à l’extrémité de la queue, selon la manière d’évaluer des chasseurs et des pelletiers.
« Voilà ce que j’apporte, mon petit Michel. Vous voyez qu’il y a là de quoi payer plus de dix mille cartouches et je n’en demande que trois cents de chaque espèce : menu plomb et balles.
– Je ne sais pas, monsieur Miles, je ne sais pas, répéta l’enfant en proie à une évidente perplexité.
– Et pourquoi votre oncle, qui a été si bon jusqu’à présent, ne voudrait-il plus, monsieur Michel ?
– Parce que j’ai entendu dire à mon oncle qu’on n’avait pas le droit de vous en donner, que vous étiez un échappé de prison. »
C’était une douloureuse parole et qui prenait une sévérité plus grande, ainsi prononcée par cette bouche d’enfant. L’outlaw baissa la tête et de grosses larmes se mirent à couler sur ses joues bronzées par le hâle du grand air et de l’implacable soleil.
C’ÉTAIT UN HOMME DE HAUTE TAILLE.« My God ! pleurait-il, my God ! Qu’est-ce que je vais devenir si l’on ne me donne pas de munitions. C’est me condamner à mort, à mourir de faim ! Car voilà quatre ans que je vis dans la montagne et jamais je n’ai fait de mal à personne. C’est vrai ! j’ai été condamné, mais, enfin, j’ai payé ma dette et ce n’est pas juste que je retourne en prison quand je ne demande qu’à vivre en honnête homme, quand je ne réclame que ma liberté ! »