Sa douleur faisait mal à voir. Spontanément Sonia saisit les mains de misérable.
« Il ne faut pas pleurer, monsieur Miles, il ne faut pas pleurer, Michel ne vous a pas dit qu’on ne vous donnerait pas de cartouches. Il les demandera pour vous et je les demanderai aussi, et monsieur Merrien vous en donnera. N’est-ce pas, Michel, que tu demanderas ?
– Oui, Sonia, oui, monsieur Miles, nous demanderons, répondit Michel, dont les paupières humides trahissaient l’émotion.
– Il faut aller les demander tout de suite, Michel fit encore la petite Russe. Attendez-nous là, mon bon Miles. »
Et, soulevant dans ses bras Boule, qui s’était tenu perché sur son épaule, elle reprit en courant le chemin de la villa.
Pour y rentrer, il était plus avantageux de faire un léger détour par une sorte de chemin creux qui menait tout droit à la maison. Sous un rideau de verdure, une véritable voûte de feuillage, la route s’encaissait profondément entre deux larges pans de rochers qu’on eût dits coupés à la scie, tant leurs rigides parois étaient lisses et nettement tranchées.
Ce chemin avait été interdit aux deux enfants, soit, qu’on en redoutât l’ombre toujours humide et trop fraîche, soit parce qu’il dirait un abri facile aux reptiles et aux insectes venimeux, assez Communs en cette région où la Jaune et la flore des tropiques se mêlent à celles des climats tempérés. Très obéissants, Michel et Sonia n’avaient jamais enfreint cette prohibition.
Mais, en ce moment, sous l’impulsion de leurs cœurs pleins d’émoi, troublés par le chagrin du malheureux Turner et pressés d’y porter la consolation, ils estimèrent que la voie la plus courte était la meilleure, et que leurs parents ne leur tiendraient pas rigueur d’avoir fait fléchir la loi devant l’exception de la charité.
Ils coururent donc tout d’une traite jusqu’au chemin creux et s’y engagèrent sans autre réflexion.
Sonia, qui avait pris les devants, était stimulée par le désir généreux d’arriver la première, afin d’être la première à solliciter la pitié de M. Merrien. Mais Michel, honteux de son hésitation, la serrait de près, ayant cru remarquer que l’exhortation de sa compagne contenait une nuance de reproche.
Brusquement, le pied de la jeune fille heurta contre un obstacle imprévu, et la fit trébucher.
Mais elle n’eut pas même le temps de s’en apercevoir. Un manteau sombre, une couverture de laine s’abattit sur sa tête. Elle en fut enveloppée si promptement qu’elle ne put même abandonner le petit singe qu’elle portait dans ses bras, et se sentit enlever d’un effort vigoureux sans même se rendre compte de ce qui lui arrivait.
Michel, lui, avait vu toute la scène.
Au moment où la fillette avait trébuché, une ombre avait surgi des côtés du ravin. Un homme entièrement nu s’était élancé sur elle, déployant l’ample étoffe qui avait servi à envelopper l’enfant.
Mais le petit garçon n’avait pas eu le temps d’en voir davantage.
Lui-même venait d’être saisi par derrière, tandis qu’une main lui fermait la bouche pour l’empêcher de crier.
Alors, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, les deux enfants avaient été emportés par deux hommes trapus et robustes et ramenés dans les bois. Là, les ravisseurs avaient rejoint toute une b***e et, avec elle, s’étaient rapidement éloignés dans la direction de l’est, vers la vallée du Tchoumbi.
Peut-être l’audacieux e********t serait-il resté longtemps ignoré, si Mme Merrien, qui, du haut de la terrasse, surveillait les jeux des enfants et les avait vus revenir par le chemin creux, ne s’était alarmée du temps qu’ils mettaient à en sortir. Elle avait appelé un behra indou auquel elle avait donné l’ordre d’aller voir à l’entrée du ravin couvert si les enfants ne s’attardaient point dans ces parages réputés dangereux.
Le domestique était revenu disant qu’il n’avait point aperçu les deux baba (enfants).
La jeune femme avait pris peur. S’arrachant elle-même à sa quiétude, elle avait couru jusqu’aux abords du passage interdit. En un instant, tout le personnel de la maison avait été sur pied. Au milieu de l’universelle désolation, les premières recherches n’avaient été que confusion et désordre. Mais, bientôt, Jean Merrien, accompagné de M. Rezowski, de Graec’h et du docteur Mac-Gregor, était accouru. Toute la colonie européenne s’était assemblée en armes et d’intelligentes battues avaient été organisées sur-le-champ.
Hélas ! elles avaient été vaines. Tous les efforts étaient demeurés infructueux, et la soirée s’était achevée sans résultat.
Sans résultat n’est point le mot exact. Les battues avaient donné lieu un incident pénible : l’arrestation un peu brutale du malheureux Miles Turner.
Car l’infortuné vagabond n’avait point quitté la clairière où avait eu lieu son entrevue avec les enfants. Il attendait leur retour, en proie à une poignante incertitude, partagé entre la crainte et l’espérance. Accorderait-on à son dénuement le misérable secours qu’il sollicitait et duquel dépendait sa vie ?
Au lieu des aimables messagers, porteurs attendus de la bonne nouvelle, l’outlaw n’avait vu revenir que des hommes au visage décomposé par l’inquiétude et la colère. Ils sciaient jetés sur lui sans même prendre la peine de te questionner, tous les soupçons étant excusables on pareille circonstance, surtout à l’encontre d’un fugitif hors la loi et, par là même, trop sujet à caution. Sa redoutable vigueur avait écarté les premiers assaillants. Mais il avait trouvé en Euzen Graec’h un adversaire digne de lui. Le colossal Breton l’avait terrassé, et, garrotté étroitement, Turner avait été ramené à la villa pour y être interrogé par les juges improvisés de la nouvelle colonie.
« Je te reconnais, lui avait dit durement Merrien. Tu es ce Miles Turner auquel nos pauvres enfants accordaient si imprudemment leur sympathie. C’est ainsi que tu reconnais les services qu’on t’a rendus ?
– Avant de m’accuser, répondit le prisonnier sur le même ton, vous feriez mieux de me dire ce que vous me reprochez »
Il avait fait cette réponse d’un accent calme qui dénotait au premier abord l’innocence. Les assistants en furent frappés.
Merrien expliqua alors au pauvre diable la disparition des enfants. Il insista sur l’entrevue qu’ils avaient dû avoir avec le vagabond. Turner ne nia point. À son tour, il raconta les détails de cette entrevue et le motif généreux qui avait déterminé les enfants à lui conseiller d’attendre leur retour dans la clairière où on l’avait arrêté.
Brusquement, ses yeux se mouillèrent et il s’écria, les larmes dans la voix :
« Et vous avez pu croire que j’étais assez vil, assez lâche pour nuire à ces deux chères créatures les seules que j’aie aimées et qui m’aient accordé leur pitié depuis que je mène l’effroyable existence à laquelle je suis réduit ? »
Ils s’étaient jetés sur lui.Sa voix émut les juges. Merrien prit à part ceux qui assistaient à l’interrogatoire.
« Cet homme dit certainement ta vérité, messieurs », prononça-t-il d’un accent de conviction.
En ce moment, d’ailleurs, l’attestation de Turner fut confirmée par l’intervention d’un témoin digne de foi.
C’était le babourchi Salem-Boun qui accourait essoufflé, annonçant que des traces de pas venaient d’être relevées sur les versants orientaux de la montagne. Mais, plus que tout autre témoignage, un évènement significatif venait de se produire.
Le domestique de M. Rezowski, un Leptcha d’une fidélité à toute épreuve, entrait, tenant à la main un rouleau de bambou entouré d’une bandelette de parchemin sur laquelle étaient tracés péniblement, en langue anglaise, ces mots trop pleins de sens :
« Vous ne reverrez pas les enfants tant que vous n’aurez pas quitté le pays. »