La cloche du déjeuner le sortit de sa léthargie. Il avait dormi ! Le temps d’un coup de peigne dans ses cheveux indisciplinés, il fut en bas.
La table des commensaux accueillait quatre hôtes ce jour-là : Tad Coz, Rose-May, la jeune étudiante, Kévin Le Drézen et lui-même. Bien que le repas fût frugal, la table était apprêtée comme un déjeuner de fête. Quentin, déconfit, n’eut pas le loisir d’utiliser les multiples couverts en argent qui attendaient son bon vouloir de part et d’autre de son assiette de porcelaine. Lorsque Germaine Le Page, la cuisinière, lui proposa la corbeille de fruits, il jeta un coup d’œil sur son oncle Jean-Eudes, en bout de table. Celui-ci pelait une poire à l’aide d’une fourchette et d’un couteau, sans une ombre d’afféterie. Le policier opta donc pour une clémentine. Mais il se surprit à fantasmer sur un bœuf en daube en compagnie de Michel Le Fur…
La conversation porta surtout sur Rémi Moreau, l’enfant disparu. Les différentes battues organisées pour rechercher le gosse n’avaient rien donné. Chacun exposait son point de vue. Jean-Eudes, Adrienne et Tad Coz inclinaient à croire que le garçon avait fugué. S’il avait été fauché à vélo par un automobiliste, n’aurait-on pas retrouvé sa trace ? Or, les fossés de la départementale 887, depuis l’embranchement du lieu-dit de Kermantec jusqu’à Plomodiern avaient été fouillés de fond en comble. Volubile, Brigitte, la belle-fille d’Adrienne, campait sur ses positions : un enlèvement perpétré par une femme en mal d’enfant. On eut beau lui riposter qu’une kidnappeuse de ce type choisirait de préférence un bébé à un gaillard de dix ans, rien n’y fit.
« Un peu sosotte, la cousine », songea Quentin.
— Moi, insista-t-elle en se croisant les bras sur les seins, si j’avais rencontré un si joli petit garçon et s’il m’avait regardé avec ses yeux… je ne dis pas.
« Complètement idiote », se ravisa Quentin.
— Commencez donc, ma chère Brigitte, par être enceinte, lui rétorqua Adrienne, légèrement agacée. Lorsque votre bébé prononcera le mot « Maman » avec sa bouche, nous en reparlerons.
Afin de réprimer un fou rire, Quentin toussa dans sa serviette. Brigitte Vern de Kermantec ne parut pas vexée de la remarque de sa belle-mère.
« Bon caractère, en tout cas », songea le policier. Ou alors, comme le dirait Michel Le Fur : « On a oublié de lui couler de la paraffine sur son pot de confiture… ».
*
Sitôt le repas terminé, chacun vaqua à ses occupations. Quentin se proposait d’aller marcher sur le Menez-Hom - les belles journées étant rares en cette saison - quand Adrienne de Kermantec lui demanda un service. C’était le second de la journée mais l’inspecteur n’osa pas se dérober. Il s’agissait d’aider sa tante à trier les vêtements et objets personnels de Grégoire, de mettre de côté les affaires qui pourraient convenir à ses œuvres caritatives.
— Tu comprends, s’excusa-t-elle, je n’ai pas le courage de le faire seule. Brigitte est gentille et pleine de bonne volonté, mais l’idée de passer tout un après-midi en tête-à-tête avec elle me démoralise encore plus…
Quentin, hypocrite, se contenta de faire l’étonné.
*
La chambre de Grégoire de Kermantec était un véritable capharnaüm.
Cet homme, que l’inspecteur Le Gwen connaissait mal en fait, devait avoir la manie des collections. À même le plancher de chêne qui, comme du reste dans toute la maison, n’avait jamais été ciré ou verni mais lavé périodiquement à grande eau, s’empilaient deux bons mètres de disques de jazz. Quentin prit, au hasard, quelques 78 tours au charme désuet. Admiratif, il siffla.
— Vous savez, ma tante, que Grégoire possède ici une véritable fortune ! Beaucoup de ces disques sont introuvables aujourd’hui. Certains enregistrements sont mêmes inconnus du grand public. Il faudrait…
— Oui, je sais. Laisse les disques en tas, comme ils se trouvent. J’ai fait appel à un expert. Il passera la semaine prochaine. Les plus rares seront vendus aux enchères. J’escompte en tirer une jolie somme qui servira à notre projet d’école au Burkina Faso.
Adrienne Vern de Kermantec, comme beaucoup de nobles désargentés, passait le plus clair de sa vie au service des plus démunis. Restos du Cœur, dispensaire en Guyane, création de puits dans les villages africains. La baronne ne ménageait ni sa peine, ni son temps. Cette opiniâtreté à se dépenser sans compter pour des œuvres caritatives pouvait faire sourire plus d’un sceptique ou d’un cynique qui la surnommaient parfois « la bête à bon Dieu ». Adrienne n’en avait cure. Pour avoir autrefois écouté sa mère parler, Quentin Le Gwen, même s’il se sentait étranger à ces valeurs inculquées depuis des siècles, les comprenait tout du moins. Il savait que chez cette femme et ses pairs, aux différentes mémoires que tout un chacun peut prétendre, s’ajoutait une autre, historique celle-là. Un ancêtre du XVIIe siècle leur était aussi familier qu’un cousin germain. Tout au plus l’avaient-ils perdu de vue. Aussi, l’ambition personnelle d’une vie évoquée dans son unicité ne revêtait-elle que peu d’importance. Ce qui comptait, c’était l’accomplissement de la lignée tout entière, l’être n’étant plus qu’un maillon d’une chaîne ciselée par Dieu. « Élus » par le Maître du Monde dans des temps reculés où ils guerroyaient et étaient « choisis » pour protéger terres et hommes, ils se devaient aujourd’hui de perpétuer leur œuvre en aidant les faibles. Noblesse oblige.
— Décidément, mon pauvre neveu, tu es un doux rêveur… Comme ta mère, d’ailleurs. Vas-tu te décider à m’aider à déplacer ce carton ? Il est trop lourd…
Pendant plus de deux heures, la tante et le neveu s’activèrent à trier, classer, ranger ou mettre au rebut les livres, timbres, bibelots, insectes naturalisés, porte-clefs, boîtes d’allumettes, colligés pendant près de quarante ans par un fou furieux. Telle était à ce moment-là l’opinion peu amène d’un Quentin exaspéré qui, les mains noires de poussière, regardait parfois par la fenêtre le soleil narquois jouer avec l’onde de la baie, au loin…
— Regarde ce que j’ai trouvé, scotché au dos de ce tableau…
Heureux de cet entracte, Quentin délaissa ses cartons et s’approcha de sa tante.
— Ne serait-ce pas la clef du tiroir de l’armoire ? Vous n’avez pas réussi à l’ouvrir tout à l’heure.
Adrienne Vern de Kermantec fit sauter l’objet métallique au creux de sa paume.
— Nous allons voir.
La petite clef tourna sans grincer dans la serrure. Quentin Le Gwen devait se rappeler, longtemps par la suite, les lourds secrets qu’elle allait révéler.
— C’est curieux… On dirait une correspondance. Pourtant, Grégoire recevait si peu de courrier…
En enlevant la centaine d’enveloppes de leur cachette, Adrienne s’aperçut que son frère n’était pas le destinataire de ces lettres mais l’auteur. Seul, un prénom en guise de suscription, figurait sur tous les plis. La sœur du défunt en décacheta une au hasard.
— Nom de Dieu… Ce n’est pas possible…
Jamais encore Quentin Le Gwen n’avait entendu jurer sa tante. Elle devait être en proie à une émotion si violente qu’elle n’avait pas réussi à se contrôler. D’ailleurs, le léger frémissement de sa lèvre supérieure l’attestait. Tout en lisant la lettre qui tremblait un peu au bout de ses doigts, elle alla s’asseoir sur le rebord du lit, comme l’aurait fait un enfant. Ses jambes se balancèrent légèrement d’avant en arrière.
Quentin mourait de curiosité. Cependant, il n’osait interrompre la lecture de sa tante ni s’emparer de l’une de ces missives sans en avoir obtenu, au préalable, la permission.
Adrienne Vern de Kermantec ouvrit une autre lettre d’une main fébrile. Elle tendit la première à son neveu, sans toutefois le regarder. La colle avait jauni sous l’enveloppe gommée. Ce pli n’était sûrement pas de toute jeunesse. D’ailleurs, la date, au haut du premier feuillet confirma la déduction de Quentin : Kermantec, le 04/06/78. L’écriture de Grégoire, fine et harmonieuse, révélait un caractère sensible. L’équilibre des lettres formées ne dénotait toutefois aucune trace d’une personnalité au psychisme exalté. La longue cambrure des « e » en fin de mots conférait au personnage une grande générosité. En outre, les syllabes détachées les unes des autres augurait beaucoup d’intuition.
Nonobstant, pour qui connaissait Grégoire de Kermantec, le contenu de sa correspondance semblait édifiant. Témoin, le visage à présent décomposé de sa sœur Adrienne. Elle balbutia :
— Mais ceci n’a pas de sens… Il était complètement fou ! Mon pauvre frère…
Avant de répondre à la plainte formulée par sa tante, Quentin lut la lettre en diagonale.
— Non pas fou… tout simplement amoureux fou… Le doux rêveur de la famille, c’est lui, ma tante.
Adrienne hocha la tête. Elle paraissait désespérée.
— Mais enfin ! Tu as bien lu ? Ce voyage à Sienne. Cette promenade nocturne sur la Piazza del Campo… La nuit passée à l’hôtel San Domenico… Du vent, tout cela ! Grégoire n’a jamais mis les pieds en Toscane ! Jamais il n’a quitté Kermantec ! Encore moins en compagnie de cette… cette… femme !
Quentin Le Gwen s’approcha de sa tante et, l’enlaçant, tenta de calmer les mouvements convulsifs de ses mains. Puis il lui parla avec douceur.
— Qu’auriez-vous donc fait à sa place ? Grégoire éprouve un amour infini pour Anna, sa jeune belle-sœur. Un beau jour, elle s’en va, sans un mot. En quittant son mari, elle le quitte, lui aussi. À qui voulez-vous qu’il puisse confier sa peine ? Sûrement pas à son frère… À vous, alors ? L’auriez-vous compris ?
Adrienne de Kermantec hocha la tête. Quentin ne sut pas de quelle façon interpréter ce signe.
— Je crois, poursuivit-il, que cet amour fut pour Grégoire une véritable passion, au sens évangélique du terme, j’entends… Dans votre milieu, rappelez-vous ma tante, le mot « adultère » est banni du vocabulaire. On laisse aux bourgeois le plaisir du marivaudage. Le seul fait de convoiter la femme d’autrui est déjà un délit. Mais on n’est pas toujours maître de ses sentiments… Alors, afin de moins souffrir, Grégoire s’est construit une carapace de papier. Il a vécu, à travers cette correspondance qui n’arriverait jamais à sa destinataire, tous ses désirs inassouvis. C’est mieux que rien, non ?
En guise de réponse, Adrienne essuya ses yeux rougis, puis se moucha.
— Tu as peut-être raison… Regarde celle-là. Décembre 1978. Grégoire s’inquiète à propos d’une prétendue grippe qu’Anna aurait contractée… C’est lui qui a été bien malade à cette époque. Je m’en souviens encore. À la suite d’une pleurésie, les médecins venaient de lui diagnostiquer une grande faiblesse cardiaque…
Quentin Le Gwen se leva et tenta de prendre un ton badin.
— Allons, ma tante ! Laissons cela pour l’instant. Si nous descendions à la cuisine nous préparer une bonne tasse de thé ?
Adrienne de Kermantec se laissa guider par l’énergie de son neveu. Avant de quitter la pièce, elle rassembla toutes les lettres dans un sac de plastique.
— Je les emporte. Si tu veux bien aller faire chauffer l’eau pour le thé, je vais tout de suite les cacher dans ma chambre. Je n’ose imaginer la réaction de Jean-Eudes s’il tombait sur cette correspondance !