Chapitre 1-1
Chapitre 1
La pluie gouttait contre les carreaux de la haute salle. Pourtant, le ciel pommelé avait cessé de se rompre. L’esprit vacant, Quentin Le Gwen souffla doucement sur la vitre. Puis, du doigt, il remodela les vagues contours du dessin de buée ainsi réalisé, opaque comme un œil touché de glaucome. Une goutte d’eau se détacha du nimbe. Semblable à une prisonnière qui aurait vu, de façon miraculeuse, les portes de sa geôle s’ouvrir devant elle, elle parut tout d’abord désorientée, hésitante quant au chemin à prendre. Mais, bien vite, elle se fraya une voie parmi ses congénères, mornes et indolentes. Sa course vagabonde la laissa peu à peu sans force. Vidée de sa substance, elle mollit, se métamorphosa en un mince filet de lumière d’eau. De l’ongle, l’inspecteur Le Gwen tapota la moribonde à travers le carreau. Cette secousse sismique ébranla le petit monde assoupi. Une grosse goutte déboula, charria dans ses eaux l’élue de l’inspecteur et lui redonna la vie. Quentin Le Gwen en conçut une satisfaction stupide mais réelle.
— C’est un temps de circonstance. Pas vrai ?
Le policier sursauta. Tout à sa rêverie aqueuse, il n’avait pas entendu le maître des lieux pénétrer dans le grand salon.
— Heu, oui… Un vrai temps d’enterrement ! Oh, pardon, mon oncle. Je ne voulais pas…
— Tsst… Tsst… Laisse donc. Aucune importance. Accompagne-moi plutôt dans la bibliothèque. J’ai besoin de prendre un remontant.
Bien que l’on fût aux premières heures de l’après-midi, la pénombre dans laquelle se trouvait plongé le salon ne permettait pas à Quentin de distinguer les yeux rougis de Jean-Eudes de Kermantec. Quentin savait pourtant que son oncle venait de pleurer.
La bibliothèque, où se tenaient à présent les deux hommes, sans être à proprement parler accueillante, offrait au regard une ascèse moins rigoriste que le grand salon. Un tapis aux teintes de pastel, élimé par endroits, adoucissait les dalles de granit, noircies par le temps et qui tenaient lieu de plancher.
Quentin s’approcha de la haute cheminée de pierre surmontée des armoiries de la famille - une sorte d’épée fantasmatique aux lames multiples et ramifiées figurant les bois d’un cerf - et se réchauffa les mains aux tisons encore rougeoyants.
D’office, Jean-Eudes de Kermantec prépara deux verres de bourbon et en tendit un à son neveu.
— Depuis combien de temps n’es-tu pas venu nous voir ?
Cette simple question, posée sans l’ombre d’une acrimonie, laissa pourtant Quentin confus.
— Il y a sept ans, bafouilla-t-il. C’était à l’occasion du mariage de Ghislain et de Brigitte.
Jean-Eudes de Kermantec fit tourner un glaçon dans son verre.
— Hélas, soupira-t-il, je n’ai pas d’autres neveux à marier. S’il faut attendre une occasion aussi sinistre que celle-ci pour avoir le plaisir de retrouver le fils de ma sœur…
Quentin ne sut que répondre à ce reproche mérité. Il ne pouvait nier que, depuis la mort de sa mère, il avait négligé, par laisser-aller plus que par volonté, sa famille du côté maternel. La venue inopinée de sa tante Adrienne lui sauva la mise.
— Jean-Eudes, les pompes funèbres viennent d’arriver. Ils veulent savoir si, avant de refermer le cercueil, nous tenons ou non à recouvrir le visage de Grégoire d’un mouchoir. Qu’en penses-tu ?
En guise de réponse, Jean-Eudes déposa son verre sur la table de chêne et suivit sa sœur.
Quelques minutes plus tard, le chef de famille invitait toute la maisonnée à venir dire un dernier adieu au frère puîné.
En pénétrant dans la chambre mortuaire, Quentin Le Gwen eut l’impression d’entrer de plain-pied dans un tableau du Caravage. Les cierges allumés autour du lit n’éclairaient que les visages et les mains, laissaient aux ombres le soin de grignoter tout contour, d’absorber les vêtements de deuil. Impressionné malgré lui, l’inspecteur Le Gwen se félicita de ne pas avoir amené sa fille Marine. Il parcourut des yeux la vaste pièce. Comme de bien entendu, les représentants des pompes funèbres se tenaient à l’écart, près de la fenêtre aux volets clos. Les mains croisées l’une sur l’autre, ils affichaient une mine de convention : visage figé dans une impassibilité métissée de componction, regard éteint. Déformation professionnelle. Lorsque le plus jeune d’entre eux, sans doute un novice ne jouissant que d’un contrat à durée déterminée, outrepassa son rôle et tenta un infime soupir accompagné d’un hochement de tête qui se voulait significatif, il fut sévèrement remis à sa place par le plus âgé : ce dernier le gratifia d’un froncement de sourcils.
Quentin Le Gwen détourna la tête et concentra toute son attention sur le visage de son oncle défunt. Il chercha au-delà de ce masque momifié, comme figé dans un bain de cire, des expressions de l’homme qu’avait été Grégoire de Kermantec. En vain. La mort était passée, chosifiant toute vie d’un battement d’aile. Seule, la mémoire parviendrait à l’humaniser à nouveau dès que le cercueil serait fermé à tout jamais.
Adrienne Vern de Kermantec jeta un coup d’œil à son frère Jean-Eudes. Ce dernier lui répondit d’un clignement de paupières. La vieille dame déposa donc sur le visage du cadavre un mouchoir de fine batiste blanche ornée de dentelle. De façon idiote, Quentin Le Gwen se surprit à penser que le linge allait empêcher son oncle de respirer. On ne conçoit la mort qu’avec des mots de vivant…
C’est alors qu’un vieillard aux moustaches chenues, jaunies de nicotine par endroits, s’approcha du corps d’une démarche gauche. Il souleva le mouchoir qu’il déposa sur l’oreiller, prit entre ses deux grosses mains rouges le visage de Grégoire qu’il embrassa comme du bon pain. Sous la violence de cette effusion, la tête du défunt dodelina d’une manière mécanique. Lorsque le vieil homme s’écarta enfin, Quentin Le Gwen observa sur le visage de sa tante un léger tremblement de la lèvre supérieure, signe, chez elle, d’une intense émotion. Comme un papillon de nuit hypnotisé par un fanal, toute son attention semblait captée par la joue désormais lisse de son frère défunt. Une larme incongrue coulait le long de la pommette du cadavre, comme s’il venait de pleurer. Personne n’eut idée d’essuyer ce simulacre de vie bien qu’il rendît encore plus palpable la réalité de la mort.
Revenu dans son coin de pénombre, le vieillard se sécha les yeux du revers de sa manche. Quentin Le Gwen se rappelait l’avoir toujours connu au manoir de Kermantec lorsqu’il était encore enfant et que sa mère les emmenait, lui et son frère jumeau, en visite dans sa famille. Tad Coz - c’est ainsi qu’on le surnommait - était déjà la vigilante sentinelle du domaine. Tout à tour jardinier, palefrenier, homme à tout faire, selon les besoins du moment, Alain Tygréat, alias Tad Coz, avait toujours vécu auprès de la famille de Kermantec : vestige d’une société à présent révolue où les neuf dixièmes de la population trompaient leur vie au service d’une poignée d’élus. Si Quentin Le Gwen avait accordé quelque crédit à ses souvenirs d’enfant, Tad Coz aurait approché des cent cinquante ans. L’homme avait porté de très bonne heure des cheveux blancs. Il n’en faut pas davantage à un môme pour classer ces individus au rang de fossiles. À présent, le policier pouvait raisonnablement penser qu’Alain Tygréat comptait au nombre des octogénaires encore ingambes.
Auprès de lui, le dépassant d’une bonne tête, se tenait une belle jeune fille brune au visage grave, que Quentin ne connaissait pas. Derrière elle, un homme d’une trentaine d’années, le nouveau médecin d’Argol, sans doute, devisait à voix basse avec Germaine, la plantureuse cuisinière. De l’autre côté du lit, comme pour mieux marquer sa différence, s’était placée la famille proche du défunt. Au premier rang, Jean-Eudes et sa sœur Adrienne et un peu plus à l’écart, Ghislain, le fils de cette dernière et Brigitte sa femme.
Un incident vint troubler le cérémonial de la mise en bière. Le jardinier, Alain Tygréat, en fut l’instigateur. Au moment où les représentants des pompes funèbres allaient fermer le cercueil, le vieil homme aperçut une mouche posée sur la bouche du mort. Gesticulant comme un damné, il saisit d’une poigne terrible le bras de l’officiant.
— Arrêtez, ma Doué ! Vous ne voyez pas ? C’est le signe !
Habitué, sans doute, aux manifestations excessives de certaines familles accablées de douleur, l’homme en noir s’exécuta. Néanmoins, il ne put s’empêcher de donner son point de vue devant tant d’insignifiance.
— Mais monsieur… Ce n’est qu’une mouche !
— Imbécile… grommela Tad Coz qui s’empressa d’aller ouvrir fenêtre et volets.
Adrienne Vern de Kermantec crut bon d’intervenir auprès des services des pompes funèbres.
— Excusez-le, messieurs, murmura-t-elle. Il n’a plus toute sa tête…
Impassible, Tad Coz continuait à fixer, de la fenêtre, un point imaginaire de la lande noyée de brume.
Ce ne fut qu’au retour du cimetière que Quentin Le Gwen put assouvir sa curiosité. Sa tante Adrienne avait pris place auprès de lui dans la voiture. Elle tenait à revenir la première au manoir où une collation allait être servie, selon l’usage, pour la famille et les amis qui avaient assisté à l’office religieux.
— L’église était pleine. Tu as vu cette foule ? Grégoire aurait été si heureux…
Le policier se contenta de hocher la tête, taisant le fait que Sainte-Marie du Menez-Hom ressemblait davantage à une chapelle.
— Comment Grégoire est-il mort, exactement ? demanda-t-il à sa tante pour combler le silence.
— Crise cardiaque, répondit-elle, laconique. Tad Coz l’a trouvé avant-hier, mort dans le parc, au pied d’un arbre.
— Au sujet de Tad Coz, quelle mouche l’a piqué tout à l’heure ?
— Tu as le sens de l’à-propos, mon garçon…
Quentin Le Gwen se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. L’expression malencontreuse lui avait échappé.
Adrienne de Kermantec soupira :
— Ce pauvre Alain… Je le savais superstitieux, mais à ce point ! Je crains qu’il ne devienne gâteux. Le jour de la mort de Grégoire, déjà, il m’a certifié que mon frère avait pressenti sa fin.
— Comment cela ? fit Quentin, intrigué.
— Oh… des bêtises. Selon les dires de Tad Coz, Grégoire se serait confié à lui, il y a une semaine. Mon frère aurait soi-disant entendu la charrette de l’Ankou ! Tu vois le genre…
Quentin Le Gwen éclata de rire. Depuis son enfance, le nom de l’Ankou n’avait guère été prononcé devant lui. Il tenta de se rappeler les contes et légendes de Bretagne récoltés par Anatole Le Braz. L’Ankou ou la personnification de la mort… Vêtu d’une longue cape noire, coiffé d’un chapeau de feutre à larges rebords cachant son visage, et muni d’une faux montée à l’envers, lame tournée vers l’extérieur, ce faucheur de vies avait effrayé bien des générations de Bretons. Il se trouvait encore des gens, surtout de la campagne, pour affirmer qu’un oncle, qu’un voisin avait entendu les essieux mal huilés de la charrette de l’Ankou grincer. C’était là signer son arrêt de mort. Afin d’exorciser ce moissonneur funeste, certaines chapelles ou quelques calvaires le représentaient, figé dans la pierre.
Amusé par ces réminiscences, Quentin Le Gwen se gara au pied du perron du manoir et aida sa tante à sortir du véhicule.
— Et pour la mouche ? Que s’est-il passé ?
Avant de répondre, Adrienne de Kermantec inspecta une jardinière et enleva, d’une main experte, les pétales abîmés de zinnias moribonds.
En se relevant, elle se massa la hanche. Arthrose.
— Ce vieux fada, grimaça-t-elle, croit encore aux superstitions de ses aïeux. Autrefois, dans nos campagnes, on était persuadé que l’âme sortait de la bouche du mort sous la forme d’une mouche. Tad Coz a donc agi très pieusement en ouvrant la fenêtre. Ainsi, ajouta-t-elle, avec une once de malice dans la voix, la mouche, c’est-à-dire l’âme de mon pauvre Grégoire, a pu s’enfuir en quête d’un lieu où il expiera ses péchés. Et je ne serais pas du tout étonnée de voir Tad Coz parcourir la lande à la recherche de sa mouche pour connaître l’endroit de son purgatoire et interroger l’insecte afin de savoir s’il ne peut rien faire pour que mon frère accède au plus vite à la félicité éternelle.
— Je vois… commenta Quentin. Il est complètement frappé.
L’inspecteur Le Gwen s’était réfugié dans la bibliothèque, loin du brouhaha de la salle à manger d’où lui parvenaient, malgré tout, le vagabondage des voix d’une cinquantaine de conviés en veine de confidences, d’anecdotes où ils auraient joué un certain rôle dans la vie du défunt, le raclement des chaises contre les dalles en pierre, le tintement de la porcelaine fine sortie pour l’occasion. Tout ce remue-ménage rassurant qui rappelle que vous appartenez, pour un temps encore, au monde des vivants. La mort touche toujours l’Autre.
Quentin Le Gwen avait, au préalable, demandé à sa tante la permission de regarder les vieux albums de photographies de famille. Sous ses yeux défilaient des pans de vie sépia puis noirs et blancs, prélude à l’édification de sa propre construction. Joseph de Kermantec, le grand-père, l’œil sévère et la moustache altière, debout derrière le fauteuil où se perdait sa femme Émilie qui avait l’air de s’excuser d’être née. Elle poussa d’ailleurs la politesse jusqu’à refermer derrière elle la porte de la vie à l’âge de vingt-huit ans. Sans bruit, bien entendu. Puis les quatre orphelins. Jean-Eudes, Adrienne et Grégoire hissés sur des échasses, la mine faraude, aux côtés de leur petite sœur Ninon éblouie par l’adresse de ses aînés… Les années-pension. Jean-Eudes et Grégoire en blouse noire, les cheveux coupés ras. Adrienne la sage qui supplée à l’absence maternelle et gouverne sa nichée. Joseph de Kermantec monté sur son cheval alezan, l’œil toujours furibond, la moustache moins imposante. Le mariage éclair d’Adrienne avec Auguste Vern. Visages désappointés de la couvée. Mais le richissime Auguste aura le bon goût de mourir suite à une méchante pneumonie. Sourires retrouvés de la fratrie, le grand-père Joseph tassé dans un fauteuil roulant, l’œil éteint, la moustache tombante.