Chapitre 2
Avant de quitter Brest, ce samedi 30 octobre, Quentin Le Gwen passa au commissariat déposer un dossier. Il venait de conduire Marine au train et se sentait l’âme d’un père célibataire. Dans son bureau, l’attendait l’inspecteur Le Fur, bougon.
— Alors, t’es décidé ? Tu m’ lâches ?
— Je ne me souviens pas, Michel, t’avoir déclaré ma flamme ni encore moins de t’avoir épousé…
Les deux inspecteurs avaient eu l’intention première de prendre ensemble quelques jours de congé. Michel Le Fur aurait aimé initier son copain aux plaisirs de la pêche. Malheureusement pour lui, le décès brutal de l’oncle de Quentin Le Gwen avait bouleversé les plans des deux hommes.
— Je vais me sentir aussi seul qu’un ténia, soupira le petit moustachu. J’avais besoin de changer d’air…
— Si tes jumeaux continuent à bramer toutes les nuits, ta femme, elle aussi, va devoir s’oxygéner. Profite de cette semaine pour l’emmener se reposer quelque part !
— Ça va pas, non ! Qui s’occuperait de Jules et d’ Hercule ?
Jamais Quentin Le Gwen n’avait pu se résoudre à appeler les fils de Michel Le Fur par leur prénom. Les pauvres enfants faisaient les gorges chaudes du commissariat, à musse-pot de leur père, cela va sans dire. Entre deux portes, on prenait des nouvelles de Maigret et de Poirot. Déformation professionnelle…
L’inspecteur Le Gwen invita son acolyte à partager avec lui un petit-déjeuner au café du coin.
Après son sixième croissant, Michel Le Fur retrouva un peu de sa bonne humeur. Aussi, Quentin se permit-il de le plaisanter au sujet d’une stagiaire peu farouche, et qui avait pour l’inspecteur bedonnant, les yeux d’une Chimène ballonnée.
— Propose donc à Simone de t’accompagner à la pêche ! Je suis sûr qu’elle sera ravie…
— T’es pas bien ! éructa l’animal. Elle a du culot, le cul bas et un QI de majorette ! Rédhibitoire !
L’inspecteur Le Gwen dut promettre à son coéquipier de l’appeler durant son séjour au manoir de Kermantec. Le phénomène tenta bien de se faire inviter mais Quentin n’osait pas même concevoir l’éventualité d’un tête-à-tête entre lui et son oncle. Autant faire se rencontrer un curiste et la veuve Cliquot, ou imaginer la Thénardier allant boire le thé chez la duchesse de Guermantes.
L’esprit musard, en cette matinée ensoleillée, Quentin délaissa la voie express pour prendre le chemin des écoliers ; Le Faou, Térénez, Argol. Savoir la mer à proximité l’avait toujours rassuré.
Adrienne de Kermantec le prit au saut de voiture. Pouvait-il l’accompagner au cimetière ? En cette avant-veille de Toussaint, c’était le dernier jour autorisé pour nettoyer les tombes. Quentin accepta volontiers. Curieusement, il aimait flâner dans les cimetières durant cette période. Les Bretons ont un culte particulier pour les morts. Dans leurs nécropoles, les fleurs poussent à même le granit, tant ils sont attentifs à ne pas laisser les défunts avoir honte de la nudité de leur pierre. Ni les commères de cancaner non plus, il faut le dire… C’était alors une surenchère de pots de chrysanthèmes. À qui obtiendrait les plus gros, donc les plus beaux. Et les pauvres fleurs suralimentées de laisser pendre leurs têtes obèses au gré du vent.
Armées de brosses, de seaux, d’huile de vaseline et de courage, la cohorte de ménagères avait déjà investi les lieux. Quentin Le Gwen et sa tante Adrienne s’arrêtèrent au bout de l’allée centrale, devant le caveau familial ceint d’une grille de fer forgé. La stèle monumentale, au marbre de Carrare, où plusieurs générations de Kermantec avaient leurs noms gravés, en lettres d’or, pour l’éternité, côtoyait une tombe, creusée à même le sol, simple tumulus de terre orné d’une croix de bois dont la peinture, jadis blanche, s’écaillait. Le locataire perpétuel avait poussé la discrétion jusqu’à omettre de laisser son nom. Vie de chien, mort de chien. Tandis que sa tante s’affairait à racler les mousses indésirables, Quentin s’amusait à deviner le statut social des propriétaires de ces « dernières demeures », tant cette périphrase lui semblait justifiée. À quelques pâtés de tombes de là, une femme astiquait une dalle de granit rose poli, où deux colombes polychromes n’en finiraient jamais de prendre leur envol. Dans le vase assorti, marqué aux initiales de la famille, s’élançait un somptueux bouquet de fleurs en tissu. Sur les bas-côtés, dans un alignement impeccable, les deux inévitables pots de choux-fleurs jaunes.
« Fonctionnaire des impôts… Sécurité sociale, peut-être… Urssaf ? », se dit Quentin.
— Pardon, ma tante. Connaissez-vous cette dame, là-bas ?
Adrienne de Kermantec releva la tête.
— Tu veux parler de madame Le Mignon ? La pauvre… Son mari, patron-pêcheur, est décédé l’année dernière.
« Raté », songea Quentin qui ne se découragea pas pour autant et inspecta une autre tombe.
Celle-ci donnait dans la sobriété. Une pierre de granit brut surmontée d’une plaque d’ardoise. Seul, un coussin de roses thé agrémentait l’ensemble.
Médecin, notaire… pourquoi pas vétérinaire ?
Intrigué, Quentin Le Gwen dérangea une fois encore sa tante.
— C’est la tombe de Jean Lasorgues. Tu ne le connais pas de nom ? Lasorgues… l’artiste peintre… Mais, ajouta-t-elle, finaude, tu joues à « dis-moi où est ta tombe, je te dirai qui tu es » ou quoi ? Tu ne crois pas que tu pourrais tout aussi bien me donner un coup de main ?
Vexé d’avoir été ainsi deviné, Quentin s’exécuta. La tante Adrienne : une femme redoutable…
Alors que la baronne Vern de Kermantec repoussait la grille de son château funéraire, son neveu voulut récupérer quelques fleurs boudées par elle, pour les déposer sur la tombe de terre nue.
— Laisse-les. Elles ne sont pas suffisamment fraîches. Tad Coz viendra dans la soirée fleurir les tombes oubliées. Il le fait tous les ans avec d’autres. C’est la coutume ici.
Tandis qu’ils s’apprêtaient à quitter le cimetière, sous un soleil froid mais radieux, une femme héla Adrienne qui s’arrêta pour lui parler. Autour d’eux les langues allaient bon train ; les mains n’étaient pas en reste non plus. Une ménagère en sarrau racontait à qui voulait l’entendre ses déboires conjugaux. Et patati… Elle prit son élan pour flanquer sur la tombe un seau d’eau savonneuse… et patata. Sa voisine lui rétorqua qu’il était inutile de bichonner à ce point un mari volage et buveur… Un simple bouquet de fleurs artificielles ferait l’affaire…
Quentin Le Gwen, les chaussures trempées, fit un repli stratégique. Devant lui, une inspirée du chiffon, à genoux sur sa dalle, astiquait un crucifix avec une ardeur toute maternelle. Elle s’était même munie de cotons-tiges pour récurer les oreilles et le cou de bronze. De sa place, Quentin pouvait apercevoir les deux gros mollets blancs tressauter au rythme de la toilette mystique, sous un vigoureux fessier de jument de labour.
Pour couper court à une conversation inépuisée mais épuisante, Adrienne de Kermantec prit d’autorité le bras de son neveu et l’entraîna vers l’allée centrale. La commère poursuivit les fuyards de son arme fatale : la langue, jusqu’au moment où, faute de combattant, le dialogue se fit monologue.
— Ouf… On l’a échappé belle ! Sortons vite avant de…
Adrienne ne termina pas sa phrase. Soudain, devenue pâle, elle pressa un peu plus fort le bras de son neveu et s’immobilisa, les yeux fixes.
— Ça ne va pas, ma tante ? s’inquiéta Quentin. On dirait que vous avez vu un revenant !
— Tu ne crois pas si bien dire, balbutia-t-elle. Regarde qui se recueille sur notre tombe…
Quentin Le Gwen dut cligner les yeux. Le soleil le gênait. Sa tante jouissait sûrement d’une vue perçante. Quand il se fut habitué à la lumière blessante, il aperçut, au loin, la silhouette d’une femme, auburn, la quarantaine épanouie, svelte, élégante.
— Qui est-ce ? Je ne la connais pas.
— Pour un policier, tu n’es guère physionomiste. Viens ! Partons. Je ne tiens pas à la voir.
Poussé par sa tante au pas de charge, Quentin tourna néanmoins la tête. La femme en noir s’agenouillait pour déposer, derrière les grilles, une rose.
— Et surtout, pas un mot de cette rencontre à ton oncle, ordonna Adrienne. Il serait bouleversé.
— Mais enfin ! Expliquez-moi ! Qui donc est cette femme ?
— Ta tante Anna.
Le nom, lâché comme à regret par Adrienne de Kermantec, ne produisit sur son neveu aucun effet.
Anna… Anna… chercha-t-il. Puis, un éclair se fit dans son esprit brumeux. Anna ! Bien sûr, Anna ! Même si Quentin l’avait en fait très peu connue, comment avait-il pu oublier cette superbe jeune femme ? Il tenta de rembobiner le fil d’Ariane. Cela devait faire vingt-cinq ans que personne ne l’avait revue. Anna… l’épouse fugitive de Jean-Eudes de Kermantec. Combien de temps avaient-ils vécu ensemble ? Deux ans… peut-être trois ? Que s’était-il passé entre eux ? Quentin, curieux, interrogea sa tante Adrienne.
— Voilà ce qui arrive, commenta-t-elle, lorsque l’on épouse, sur le tard, une femme de quinze ans sa cadette… Au bout d’un certain temps, elle jouera les filles de l’air…
— Elle a quitté mon oncle pour quelqu’un ?
— Je ne saurais l’affirmer, réfléchit Adrienne. Pour être honnête, je ne l’ai jamais vue papillonner autour d’un autre homme. Mais on ne sait jamais…
— Que s’est-il passé, alors ?
— Un beau matin, elle a fait ses valises, c’est tout. Quentin ouvrit la portière de la voiture à sa tante et prit place à ses côtés.
Cette histoire matrimoniale l’intriguait. Cependant, afin de ne pas agacer Adrienne, il tenait à distiller ses questions à dose homéopathique. Cette précaution clinique fit son effet. Au bout de cinq minutes, ce fut elle qui relança le sujet. Quentin roulait doucement afin de recueillir plus amples confidences. Il savait que dès qu’ils apercevraient le toit du manoir derrière les pins, sa tante se tairait.
— Après le départ d’Anna, ni Grégoire ni moi n’avons osé interroger Jean-Eudes. Il est de ces hommes qui savent imposer leurs distances. Aussi secret que ne l’était Anna…
— Savez-vous ce qu’elle est devenue par la suite ?
— Elle a immigré aux États-Unis où elle a refait sa vie. Enfin… je crois. Elle avait entre les mains un bon métier : styliste de mode.
— Mais, songea Quentin tout à coup, elle est toujours l’épouse légitime de mon oncle, non ?
— Bien sûr ! Quelle question, répliqua Adrienne. Chez les de Kermantec, on ne divorce pas ! C’est-à-dire, lorsqu’on nous demande notre avis sur la question…
« Et pan ! Prends ça pour toi, mon garçon ! », songea Quentin.
L’idée de demander à son oncle et à sa tante la permission de divorcer de la mère de Marine, ne lui avait, de toute façon, jamais effleuré l’esprit. Quentin ne voulut pas donner l’impression d’être pris en faute comme un gamin. Aussi, se mit-il à siffloter avec la spontanéité d’un nouvel impétrant à l’Académie française lisant son discours d’intronisation devant ses pairs. Sourire en coin de sa tante.
Toutefois, Adrienne de Kermantec reprit son air sérieux lorsque Quentin quitta la départementale… pour s’engager dans un chemin caillouteux. Ils arrivaient au manoir…
— Une chose me chiffonne, malgré tout… Que vient faire ici Anna après tant d’années d’absence ? Et comment a-t-elle appris le décès de Grégoire ?
— Quelqu’un l’aura prévenue, répondit Quentin. Oncle Grégoire et elle étaient très amis ?
— Oui… Enfin, ils partageaient les mêmes goûts. Parfois, je me suis demandée si Grégoire n’avait pas un petit faible pour elle… Chut ! Plus un mot de cette histoire à présent. Nous y sommes.
Dans la vaste cour régnait une animation inhabituelle. Sacs à dos et valises s’égaillaient sur le sol de terre battue. Une douzaine d’enfants excités couraient de tous côtés, se lançaient les bardas, tentaient de les rattraper au vol ou tombaient, déstabilisés par un poids trop lourd. Et tout ce petit monde hurlait, jaspinait, piaulait sur le terrain de rugby improvisé, sous le regard amusé de Jean-Eudes, atterré de Tad Coz et furibond d’un inconnu, sans doute l’accompagnateur des monstres. Le pauvre désespéré, monté sur ses ergots, rouge de honte, volait de groupe en groupe avec autant de succès qu’un coq de basse-cour coursant une b***e de poules ménopausées.
Il eut enfin l’idée de se servir de son sifflet. Le calme revint. Un peu. Assez, cependant pour rabattre le caquet des plus dociles et limiter les gloussements dans les rangs.
— J’ai oublié de te prévenir, Quentin. Durant les vacances scolaires, nous accueillons des groupes d’enfants. Nous avons besoin d’argent pour réparer le toit. Cela ne te gêne pas, au moins !
— Du tout, ma tante… Mais dites-moi, ils dorment au manoir ? ajouta le policier, vaguement inquiet.
— Non, rassure-toi. Ils occupent avec leurs moniteurs les anciennes écuries, transformées en gîte. Le matin, ils s’initient au cheval. Ils passent l’après-midi à Morgat où un club de voile les prend en charge.
Quentin et sa tante rejoignirent Jean-Eudes de Kermantec sur le perron. Le baron discutait à présent avec un jeune homme dégingandé d’une quinzaine d’années. Sa poignée de main molle, ses cheveux gras et surtout son regard fuyant déplurent aussitôt à Quentin.
— Qui est ce garçon, s’enquit-il dès qu’ils eurent pénétré dans la demeure.
— Kévin Le Drézen. Un jeune de Plomodiern. Il nous donne un coup de main, moyennant finance, lorsque les enfants débarquent en vacances. C’est lui qui leur apprend les rudiments de l’équitation. Viens, je te montre ta chambre. Nous déjeunerons vers 13 heures.
De revoir, après toutes ces années, la chambre de jeune fille de sa mère, Quentin Le Gwen se sentit plus ému qu’il ne l’aurait cru. La pièce avait gardé son charme désuet d’autrefois. Aucune modification majeure n’avait été apportée. Même papier peint, aux violettes naïves dont la couleur, altérée par le temps, avait curieusement pris la nuance des yeux de l’ancienne maîtresse des lieux, comme si les choses, moins éphémères que les êtres, voulaient retrouver une trace de leur connivence passée. Peu de meubles habitaient cette pièce. Une table de merisier faisant office de bureau, deux chaises, une armoire aux portes pleines et l’inévitable prie-Dieu, commun à toutes les chambres, placé près du lit. Celui-ci, imposant par ses formes généreuses, incitait à la sieste. Quentin ne put s’empêcher de s’y étendre un moment, le temps d’engouffrer son nez dans la tendresse de l’édredon mafflu et rose, et de goûter à l’affection de l’oreiller dodu comme un rêve d’enfance…