Chapitre 1-2

1534 Words
Quentin Le Gwen s’attarda sur le portrait de sa mère, Ninon de Kermantec, photographiée le jour de ses vingt ans. À présent, il aurait pu être le père de cette belle jeune fille blonde au regard tendre. Miroir magique, ne vois-tu pas venir la cruauté de la vie ? Sa fille Marine lui ressemblait, plus mutine et volontaire, peut-être. L’inspecteur Le Gwen fut tiré de sa rêverie par les crissements des graviers du perron. Levant la tête, il aperçut dans le clair-obscur de la nuit naissante deux gendarmes. Ils s’apprêtaient à sonner. Intrigué, le policier sortit de la bibliothèque. Déjà, Jean-Eudes de Kermantec s’entretenait avec les deux hommes dans le vestibule, seul endroit du rez-de-chaussée à avoir été carrelé. Lorsque le baron fit les présentations, Quentin remarqua, non sans un certain amusement, l’air agacé de l’un d’eux. Sempiternelle rivalité entre la police et la maréchaussée. Malgré tout, Quentin Le Gwen ne fut pas tenu à l’écart des conciliabules, sous réserve tacite de ne pas se mêler à l’enquête, chasse gardée de la gendarmerie de Châteaulin. Car il s’agissait bien d’une enquête. Par bribes décousues, Quentin apprit qu’un jeune garçon des environs, Rémi Moreau, avait disparu depuis l’avant-veille, jour du décès de Grégoire de Kermantec. Selon les recoupements faits depuis lors, l’enfant, âgé de dix ans, avait été aperçu pour la dernière fois au lieu-dit de Kermantec, sans que l’on pût savoir de façon indubitable laquelle des quatre maisons avait été visitée en dernier par le garçon. Tout se jouait entre 17 heures et 17 heures 15. Aucun témoin ne pouvait être plus précis. Rémi Moreau était venu de Plomodiern à vélo. Il vendait des billets de tombola pour la kermesse de son école. Depuis lors, il semblait s’être volatilisé. Aucune trace, non plus, de son vélo. Quentin brûlait d’envie de poser une question. Il se retint toutefois, de crainte de vexer les représentants de l’ordre. Mais son attente fut brève. L’un des gendarmes s’adressa à son oncle Jean-Eudes : — Monsieur, je suis navré de vous déranger en un moment pareil, mais pouvez-vous nous dire si vous, ou quelqu’un de votre famille, avez acheté à l’enfant un billet de tombola ? — Oui… Bien sûr. Personnellement je lui en ai pris un. Voulez-vous le voir ? Il doit être dans la poche de la veste que je portais avant-hier. Attendez un moment, je vous prie. Avant que le baron ne monte l’escalier, le gendarme exprima le souhait d’interroger les autres membres de la maisonnée, famille et domestiques, sur le même sujet. Il fut donc décidé que Quentin avertirait les personnes concernées dans la salle à manger et les convierait, une à une pour plus de discrétion, à rejoindre les gendarmes dans la bibliothèque. Un quart d’heure plus tard, la situation s’était un peu éclaircie. L’emploi du temps de l’enfant avait pu être partiellement reconstitué lors de son bref passage au manoir. Seuls Jean-Eudes, Tad Coz et Quentin Le Gwen entouraient à présent les gendarmes. — Résumons-nous, fit le brigadier en se raclant la gorge. Il tenait entre les doigts quatre papiers roses et les faisait glisser d’une main à l’autre. Avant-hier, aux environs de 17 heures, le jeune Rémi Moreau sonne au manoir. Madame Germaine Le Page, cuisinière et femme de ménage, lui ouvre la porte. L’enfant tente de lui vendre un billet de tombola ; sans succès. Survient alors votre sœur dans le vestibule… Quentin Le Gwen remarqua, non sans sourire, que le lieutenant s’adressait exclusivement à son oncle Jean-Eudes, et feignait de l’ignorer, lui, le policier. — Madame de Kermantec, reprit-il, a pitié de l’enfant et lui prend un billet. Celui-ci, numéro 047. Le gendarme déposa le petit papier rose sur la table basse. — Le jeune garçon vous voit alors dans la cour, monsieur, et réitère sa demande. — C’est cela, précisa Jean-Eudes de Kermantec. Mais comme je n’avais pas de monnaie sur moi, j’ai interpellé ma saur. Elle n’avait pas encore refermé la porte et m’a prêté dix francs. — Voici donc votre billet, monsieur. Numéro 048. Le second papier rose vint rejoindre sa réplique sur la table. — Que s’est-il passé, ensuite ? — Le garçon m’a demandé si quelqu’un d’autre du manoir était susceptible de lui acheter un billet. Je l’ai donc conduit jusqu’aux écuries où Rose-May Simpson pansait Zaza, l’une de nos juments. — Qui donc est cette fille ? s’enquit l’autre gendarme. — Une jeune Anglaise. Je lui loue une chambre depuis un mois. Elle prépare un doctorat à la faculté de Brest. Comme elle n’aime pas la ville et qu’elle adore s’occuper des chevaux, elle vit ici. Quentin Le Gwen put mettre alors un nom sur le beau visage grave aperçu quelques heures plus tôt dans la chambre funéraire : Rose-May Simpson. — Avez-vous assisté à leur conversation ? demanda le brigadier. — Non, j’avais à faire. Une gouttière percée. J’ai laissé là le garçon et je ne l’ai plus revu par la suite. Le brigadier soupira et déposa sur la table un troisième billet portant le numéro 049, acheté par la jeune Anglaise. Il s’adressa ensuite à Tad Coz, resté debout, et qui, embarrassé, pétrissait son béret comme du beurre de baratte. — Monsieur Tygréat, je crois… Quand avez-vous rencontré Rémi Moreau ? — Il retraversait la cour pour s’en aller, m’sieur l’officier. J’revenais de la coopérative agricole de Châteaulin, rapport à l’avoine des bêtes. C’est madame Brigitte qui m’avait conduit en auto. Le p’tit gars m’a causé quand elle est partie se garer. — Et vous lui avez pris un billet ? — Oui dame ! Un brave p’tit mousse. J’avais cent douze francs cinquante sur moi. Un billet de cent francs tout rafistolé et des pièces. La monnaie pour l’avoine. J’ai de la mémoire, vous savez ! ajouta-t-il avec malice. Alors, j’ai prélevé dix francs. J’suis tout de suite parti dans ma chambre récupérer l’appoint et j’suis allé rendre le tout à m’sieur le baron qu’était affairé sur le pignon sud. — Personne ne vous accuse de malhonnêteté, monsieur Tygréat, répondit le lieutenant, amusé partant de verve. Il savait d’expérience que la peur du gendarme déliait les langues autant qu’elle pouvait les couper. — Donc, voici votre ticket de tombola, ajouta-t-il redevenu sérieux. Vous ne remarquez rien ? Trois paires d’yeux se penchèrent sur l’anodin petit papier rose. Quentin Le Gwen réagit aussitôt. — Il porte le numéro 051. Il manque donc un billet, le numéro 050, fit-il d’une voix neutre. Le brigadier parut un peu désappointé d’avoir été si vite deviné. Il n’insista pas sur l’effet qu’il aurait désiré produire. Il semblait clair pour tout le monde qu’une autre personne résidant au manoir avait acheté un billet à l’enfant, entre le moment où celui-ci sortait des écuries et où il rencontrait Tad Coz dans la cour. — Votre neveu se trouvait-il là au moment des faits, monsieur de Kermantec ? — Non… Ghislain est architecte à Quimper. Il ne rentre tous les soirs qu’à 19h30, et encore… au plus tôt ! Oh ! Attendez une minute… J’ai une idée. Jean-Eudes de Kermantec sortit de la bibliothèque sans plus ample explication. Lorsqu’il revint, il tenait entre les doigts la fameuse coupure rose. Pressé par le lieutenant, le baron répondit qu’il avait déniché le billet de tombola dans la poche de la veste de son frère Grégoire. Le gendarme se caressa le menton, perdu dans ses pensées. — À quelle heure votre frère est-il mort ? fit-il d’une voix pateline. — Tad Coz l’a trouvé dans le bois vers 19 heures. D’après le médecin, Grégoire serait décédé d’une crise cardiaque aux environs de 18h30. — Curieux… répondit, laconique, son vis-à-vis. Quentin Le Gwen se sentit mal à l’aise. Son instinct de flic l’avertissait d’un danger confus. Il était clair que le gendarme établissait une corrélation entre la mort de son oncle et la disparition de l’enfant. Rien de tangible, pourtant, ne permettait d’étayer cette thèse. Aussi, décida-t-il de prendre les devants. — Avez-vous rendu visite aux voisins ? Aucun d’entre eux n’a acheté de billet ? Un long mutisme accueillit ces questions. Le lieutenant feignait d’ignorer l’intervention de Quentin. Seul le besoin soudain de se réchauffer les mains devant la cheminée sembla capital pour le gendarme. Les crépitements de la flambée ponctuaient le silence de la pièce. On n’avait pas jugé bon d’éclairer la bibliothèque, aussi les ombres du feu projetaient-elles sur les murs, çà et là, les langoureuses arabesques des corps d’almées ou le sabbat frénétique d’une ronde de succubes, comme autant de chimères oubliées. Au loin, dans la cour d’une ferme, un chien aboya. — Vous nous prenez pour des bleus ? Nous sommes, à la gendarmerie, aussi bien formés que vous, dans la police. Mieux, peut-être… — Loin de moi l’idée de… Le lieutenant écarta d’un geste de la main l’excuse bredouillée de Quentin Le Gwen et s’adressa à Jean-Eudes de Kermantec qui, pourtant, n’avait rien demandé. — Bien sûr, nous avons interrogé vos voisins ce matin. Si certains n’ont pas voulu acheter de billets, d’autres étaient absents de chez eux au moment où Rémi Moreau a dû passer. Le maître des lieux s’éclaircit la gorge. — Vous semblez craindre le pire, monsieur. Ne serait-il pas plus raisonnable de penser que l’enfant a tout bonnement fait une fugue ? — Tout à fait possible. Nous ne négligeons aucune piste. Reste alors à connaître les raisons de cette escapade. La famille Moreau semble unie. L’enfant est l’un des meilleurs élèves de sa classe et, d’après sa maîtresse, une histoire de racket n’a jamais été signalée au sein de l’école. Voici donc écartés les trois motifs principaux de la fuite d’un gosse. L’heure n’était qu’aux supputations. Fugue, accident, enlèvement, meurtre, tout fut évoqué en trois mots devant un verre de vin chaud que ne refusèrent pas les gendarmes. Jean-Eudes de Kermantec et Tad Coz se proposèrent pour participer à la battue organisée le lendemain par les parents et amis de l’enfant. Bien après le départ des gendarmes, Quentin Le Gwen prit congé, lui aussi, de son oncle et de sa tante. À les sentir si démunis devant la mort de leur frère, une idée lui vint. Sa fille Marine devait passer les vacances de Toussaint chez sa mère. Lui-même se trouvant dans l’obligation de récupérer quelques jours de repos, il soumit à Jean-Eudes et à Adrienne son projet de venir passer une semaine avec eux au manoir comme au temps de l’enfance. Cette perspective sembla les enchanter. En adressant un dernier signe de la main à ses parents, le policier n’imaginait pas à quel point cette semaine-là, qu’il augurait calme, allait tourner au cauchemar…
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