VI

2884 Words
VI – Ma famille est liée avec la famille de Chamery, et je vous donne ma parole d’honneur que ce que je vais vous dire est la pure vérité. – Voyons ? fit Roland d’un air important. – Feu le marquis de Chamery, dont les dames que je viens de saluer portent encore le deuil, a hérité de son cousin, le marquis Hector de Chamery, tué en duel, il y a dix-huit ans. – Je sais cela, dit Roland. – À propos, interrompit Fabien avec une nuance de raillerie, quel âge donnez-vous, à votre mademoiselle de Chamery, comme vous dites ? – Elle a vingt-cinq ans et ne s’en cache pas. Fabien réprima un sourire. – Et vous dites qu’elle est la sœur du marquis Hector ? – J’en ai la preuve. – Et, à votre compte, la fille du marquis de Chamery, père d’Hector ? – Naturellement. – Mais, mon cher Roland, le marquis est mort en 1816, un an après la seconde Restauration. Comment voulez-vous que mademoiselle de Chamery n’ait que vingt-cinq ans ? Nous sommes en 1851 ; elle en a trente-six au moins. – C’est impossible ! le marquis est mort plus tard. – Pardon, je me souviens parfaitement des dates, elles sont exactes. Mais, rassurez-vous, mon cher Roland, rassurez surtout votre amour-propre, car vous aimez passionnément votre prétendue mademoiselle de Chamery, et... – Vicomte Fabien, interrompit le jeune homme avec colère, veuillez donc vous défaire de ce mot de prétendue. J’ai vu des lettres de feu la marquise de Chamery adressées à sa fille Andrée et, là-dessus, je ne saurais avoir deux opinions. – Mon cher, répondit Fabien, mademoiselle Andrée est bien, en effet, la fille de madame de Chamery, mère du marquis Hector. – Vous voyez bien... – Mais, acheva Fabien, elle est en même temps la fille d’un sieur Brunot, avocat à Blois, dont, pendant son veuvage, la marquise de Chamery s’était amourachée. Un cri de surprise échappa à Roland. – Mademoiselle Andrée Brunot, poursuivit dédaigneusement le vicomte Fabien, élevée chez sa mère comme orpheline, n’a dû longtemps ses moyens d’existence qu’à M. le comte de Chamery, cousin et héritier du marquis Hector, qui lui a constitué douze mille livres de rente viagère, ce que le marquis Hector n’avait pas jugé convenable de faire. « Il est vrai, ajouta Fabien d’Asmolles, tandis que son jeune compagnon paraissait en proie à une vive agitation, il est vrai que, sa mère morte, mademoiselle Andrée a impudemment pris un nom qui ne lui appartenait pas, que ni son père ni sa mère ne lui avaient concédé, et que, non contente de cette usurpation, elle a traîné ce nom dans la boue... – Monsieur ! exclama le jeune homme, hors de lui. – Bah ! dit Fabien froidement, laissez-moi donc finir, vous me tuerez demain si cela vous plaît, mais aujourd’hui, écoutez-moi. Je maintiens le mot : la prétendue mademoiselle de Chamery est une de ces femmes hors la loi du monde, devant lesquelles une maison honnête ne saurait s’ouvrir, et chez laquelle nous pouvons aller, nous, avec nos éperons et le cigare à la bouche. Vous aimez mademoiselle Andrée Brunot, mon cher ami, et je suis réellement désolé de désillusionner un peu votre amour. Mais, que voulez-vous ? pourquoi donc cette fille s’est-elle permis de regarder insolemment la marquise de Chamery et sa fille ? À ces derniers mots, le jeune Roland de Clayet arrêta court son cheval. – Vicomte Fabien, dit-il, je vous ai patiemment écouté ; mais je ne saurais vous écouter plus longtemps. Adieu... à demain. Vous me rendrez raison... – De tout, hormis de la vertu de mademoiselle Andrée Brunot, répondit Fabien d’un ton moqueur. Il pressa légèrement son cheval, salua Roland et s’éloigna au petit galop. Celui-ci, en proie à une surexcitation violente, redescendit l’avenue des Champs-Élysées, traversa la place de la Concorde, prit la rue Saint-Florentin et entra dans une maison qui portait le numéro 18. – Mademoiselle de Chamery est-elle rentrée ? demanda-t-il au suisse. – Oui, monsieur, lui répondit-on. Le jeune homme jeta sa bride, mit pied à terre et gagna le premier étage, que mademoiselle de Chamery habitait seule. M. Roland de Clayet pénétra chez mademoiselle de Chamery d’une façon cavalière, qui aurait pu jusqu’à un certain point venir à l’appui des assertions plus cavalières encore de son ancien ami le vicomte Fabien d’Asmolles. Il entra comme chez lui, tira l’oreille au groom qui lui ouvrit la porte et prit le menton rose de la jolie femme de chambre qu’il trouva sur le seuil du salon. – Ta maîtresse est rentrée, dit-il, on me l’a dit en bas, veux-tu m’annoncer ? – Mademoiselle n’est pas visible, répondit la soubrette. – Hein ? fit le jeune homme stupéfait. – À moins que monsieur ne désire attendre. Le jeune homme avait subitement froncé le sourcil. – Elle a du monde, sans doute ? – Oui, monsieur. – Fais-lui passer ma carte. En prenant ce parti, Roland demeurait persuadé que mademoiselle de Chamery le recevrait sur-le-champ. La femme de chambre prit la carte et disparut, tandis que Roland passait dans le salon et s’y promenait de long en large. Elle revint peu après : – Il est impossible à mademoiselle, dit-elle froidement, de recevoir monsieur en ce moment. Si monsieur veut revenir à huit heures, il trouvera mademoiselle... Un geste de colère et d’impatience échappa au jeune homme. – Voici la première fois qu’Andrée me refuse la porte, murmura-t-il. Et il s’en alla furieux, remonta à cheval et rentra chez lui, rue de Provence, au 5, où il habitait un joli appartement de garçon. Roland s’enferma dans son fumoir et se prit à songer : – Oh ! les femmes ! se dit-il avec cet accent désespéré des hommes de vingt-trois ans qui croient tout perdu, même l’honneur, le jour où une drôlesse qu’ils aiment a jugé convenable de changer, sans prendre leur avis, la forme de sa coiffure. Roland de Clayet était un tout jeune homme, orphelin, jouissant d’une vingtaine de mille livres de rente, et n’ayant plus d’autre parent qu’un vieil oncle, le chevalier de Clayet, qui lui laisserait huit ou neuf mille francs de revenu. Roland avait débuté de bonne heure dans la vie parisienne, et sans une étourderie profonde qui formait le côté saillant de son caractère, il aurait dû avoir déjà quelque expérience. Mais Roland était un de ces jeunes fous qui sont éternellement dupes de leur cœur, de leur imagination, de leur vanité, et ce qui est pis, qui demeurent persuadés qu’un rayon de la sagesse divine s’est égarée dans leur âme. Roland avait, depuis cinq ans qu’il était émancipé, fait mainte école, écorné son patrimoine ; il s’était figuré qu’il aimait passionnément des femmes qui l’avaient odieusement trompé, et il possédait au dernier degré cette croyance des jeunes gens qui leur montre comme la plus vertueuse des femmes celle-là même qui s’est compromise pour eux. Roland avait rencontré un jour mademoiselle de Chamery dans un monde douteux. Il en était devenu éperdument amoureux et lui avait offert sa main. Il y avait de cela environ trois mois. Pendant ces trois mois, Andrée avait joué avec lui toutes les comédies du sentiment et de la grande coquetterie. Tantôt, touchée de son amour, elle était sur le point de consentir à cette union, elle qui affirmait avoir, depuis sa plus tendre jeunesse, une profonde horreur du mariage. Tantôt elle lui disait : – Vous êtes fou, mon ami, je suis une très vieille femme... j’ai vingt-cinq ans tout à l’heure... Depuis trois mois, Roland avait déserté peu à peu ses relations, ses amis, ses habitudes, au profit de mademoiselle Andrée de Chamery, dont il ne voyait pas, tant il est vrai que l’amour est bien aveugle, la vie indépendante et excentrique. Mais Andrée s’était posée en artiste, en femme qui fait de la peinture d’une façon remarquable, et qui, à ce titre, reçoit chez elle des hommes du monde, des écrivains, des peintres, des femmes de théâtre. À cette corde de son arc, elle en avait joint une autre : elle faisait des vers... un théâtre de vaudeville avait joué d’elle un proverbe. Andrée de Chamery était une lionne5. Pour Roland de Clayet c’était la vertu même, l’art chaste et pudique sans pruderie, quelque chose comme une Mademoiselle des Touches de Balzac6. Il allait chez elle plusieurs fois par jour, le matin, le soir, à toute heure. Or, pour la première fois, elle lui défendait sa porte ! Roland crut qu’il en deviendrait fou sur l’heure. Et comme les amoureux ont la rage d’écrire, il prit une plume et écrivit le billet suivant, qu’il cacheta en hâte et remit à son groom avec ordre de le porter sur-le-champ rue Saint-Florentin. Voici ce billet : « Je sors de chez vous, où vous étiez... et vous avez refusé de me voir. « Je rentre chez moi, fou de douleur, ne sachant, n’osant deviner le mobile de votre rigueur, tremblant de n’être plus aimé, et voyant tout en noir... « Oh ! les tortures de l’enfer sont entrées dans mon âme ! Je souffre mille morts. « Un mot, je vous en prie à genoux, un mot, de grâce... Qu’est-il donc arrivé ? J’attends. « Roland. » Et tandis que le groom portait cette phraséologie ampoulée, cachetée aux armes de Roland, de gueules à trois anneaux d’or, notre héros attendait dans une anxiété difficile à rendre. Mais pendant une demi-heure que dura l’absence du groom, Roland ne put s’empêcher de réfléchir, et en réfléchissant il se dit qu’il allait se battre le lendemain avec un ami intime, le vicomte Fabien d’Asmolles, qui lui avait servi de mentor et de pilote sur la mer parisienne. Et involontairement il se souvint des paroles dédaigneuses de Fabien à l’endroit de celle qu’il appelait la prétendue mademoiselle de Chamery. Si bien cacheté que fût le cœur de Roland, si absolu que fût son amour, si entière que fût sa croyance en la vertu d’Andrée, il ne put empêcher le soupçon, cette tache d’huile imperceptible d’abord, et qui grandit si vite, de pénétrer dans son esprit. Et ce soupçon se trouvait appuyé tout à coup de la conduite de mademoiselle de Chamery, qui depuis trois mois le recevait à toute heure, et venait cependant de lui refuser sa porte, à quatre heures de l’après-midi, l’instant où une femme est toujours visible. Heureusement pour la pauvre imagination du jeune amoureux, qui s’en allait trottant dans le champ des conjectures, le groom revint et lui apporta un billet qui produisit sur les soupçons de Roland et le souvenir des paroles de Fabien d’Asmolles l’effet du soleil levant sur les brouillards qui rampent au flanc des collines. Mademoiselle Andrée de Chamery lui écrivait que l’arrivée inattendue chez elle du baron de Chamery, un de ses parents de province, avait été la seule cause qui l’eût empêchée de le recevoir, lui, Roland ; mais que, pour dédommager ce dernier de la contrariété qu’il avait dû subir, elle l’invitait à venir le soir même, à huit heures, prendre chez elle la tasse de thé de la réconciliation. Il était alors cinq heures. Or, comme nous venons de le dire, mademoiselle de Chamery ne devait recevoir Roland qu’à huit heures. C’étaient donc trois heures à attendre. Trois siècles ! On a remarqué que, dans le langage des amoureux, on ne saurait comparer décemment une heure d’attente à autre chose qu’à un siècle. L’amour aime les métaphores épiques. Roland commença par se demander à quoi il emploierait ces trois mortelles heures. Heureusement il se souvint de sa querelle avec Fabien, et songea qu’il lui fallait trouver des témoins. Il se rendit donc à son cercle, rue Royale, où il dîna. Puis après le dîner il passa dans le salon de jeu, où il trouva deux petits jeunes gens de vingt ans qui jouaient aux échecs. – Tiens, dit l’un d’eux en laissant retomber sur sa poitrine le lorgnon qu’il avait dans l’œil, et regardant Roland, c’est toi, mon bon ami ? – Bonjour, Octave ; bonjour, Edmond, dit Roland, c’est à vous que j’en ai. – À nous ? – À vous deux. – Eh ! eh ! dit Octave d’un petit ton moqueur, on se bat donc ? – Précisément. – Et... quand cela ? – Demain matin. – Avec qui ? – Avec Fabien d’Asmolles. – Ah ! par exemple ! s’écria Edmond, voici qui est bizarre... – Tu trouves ? – Parbleu ! Fabien est ton ami. – Il l’a été, il ne l’est plus. Le petit jeune homme qui répondait au nom d’Octave se leva gravement et appuya une main sur l’épaule de Roland : – Mon bon ami, dit-il, puisque tu nous fais l’honneur et l’amitié de nous prendre pour témoins, il faut que tu nous fasses ta confession. – Plaît-il ? – Le devoir des témoins est chose sérieuse. Nous ne te laisserons battre que lorsque nous saurons... – Mes bons amis, répondit froidement Roland en tirant sa montre, il est six heures et demie, j’ai une heure à vous donner. Voulez-vous faire un whist ? C’est pour moi le seul moyen de répondre à vos questions. – Singulier moyen ! – Je me bats demain avec Fabien d’Asmolles, mon ami, comme vous dites ; ni lui ni moi ne pouvons dire pourquoi... Vous plaît-il m’assister et garder le secret ? – Oh ! oh ! murmura le petit Octave, je devine. Il est question d’une femme. – Peut-être... Donc, vous acceptez ? – Parbleu ! – Alors, chez moi, demain à six heures du matin. – Nous y serons. Roland demanda une plume et écrivit à Fabien : « Monsieur, « Je ne pourrai être chez moi ce soir, et, par conséquent, recevoir vos témoins. Mais, si vous le voulez bien, je serai demain, à sept heures, avec les miens et mes épées, au Bois, derrière le pavillon d’Armenonville. « Votre obéissant, « Roland de Clayet. » Roland quitta son cercle vers sept heures et rentra chez lui pour s’habiller. Là il trouva une lettre arrivée de province et datée de Besançon. Cette lettre était du chevalier de Clayet, son vieil oncle : « Mon neveu [disait le chevalier], vous me demandez mon consentement à un mariage qui, si j’en crois votre lettre, me paraît convenable de tous les points, hors un seul, l’âge de la jeune personne que vous désirez épouser. Prenez garde ! il nous faut toujours chercher une femme moins âgée de dix ans au moins. « Mais, ceci réservé, je crois ne pouvoir refuser d’approuver votre choix. Les Chamery sont de bonne roche, ils allaient à Malte, et vingt mille livres de rente accompagnent toujours bien un beau nom... » Roland ne voulut point en lire davantage, et, tout joyeux, il s’habilla et courut rue Saint-Florentin. Andrée l’attendait. La jolie blonde était à demi-couchée dans sa bergère, au coin du feu, dans le plus coquet boudoir qu’ait jamais rêvé petite maîtresse. Elle tenait un livre à la main, les Méditations poétiques de M. de Lamartine. Elle avait une pointe de mélancolie dans le regard et l’attitude. Elle tendit la main au jeune homme, qui se jeta à ses genoux et lui dit : – Ah ! tenez, tenez... lisez cette lettre... me refuserez-vous encore ? Et il lui tendit la lettre de son oncle le chevalier. Andrée prit cette lettre et la lut gravement d’un bout à l’autre. – Vous êtes un fou, dit-elle enfin. – Un fou ! – Sans doute, pourquoi avoir écrit à votre oncle ? – Il le fallait bien... – Il fallait d’abord me consulter. Vous l’avais-je permis ? – Ah ! s’écria Roland, ne voulez-vous plus de moi ? Hier encore... – Hier n’est pas aujourd’hui, dit mademoiselle de Chamery avec une coquetterie infernale... et puis, je veux réfléchir encore... Donnez-moi huit jours et faites-moi un serment. – Lequel ? – Celui de ne plus me questionner, de ne plus me demander d’ici là quelle est ma résolution. Venez me voir tous les jours, mais ne me parlez plus mariage ; peut-être y gagnerez-vous. Andrée accompagna ces derniers mots d’un regard et d’un sourire qui parurent à Roland la plus formelle des promesses. – Soit, dit-il. Et il tint parole. Durant la soirée il s’enivra de la voix, du sourire, de l’esprit de cette femme, qui possédait du reste de merveilleux secrets de séduction, et onze heures sonnèrent. – Ah ! mon Dieu ! dit-elle, vous êtes encore ici à pareille heure ? Partez, partez vite ! Roland se leva. Tout à coup il se souvint des paroles de Fabien, et poussé par une sorte d’avide et fatale curiosité, il dit à Andrée : – À propos, connaissez-vous un ami à moi, Fabien d’Asmolles ? Je voudrais vous... Et il attacha un regard scrutateur sur le visage de la jeune femme. Andrée demeura impassible. – Gardez-vous-en bien, dit-elle. M. Fabien d’Asmolles est un homme qu’on ne reçoit pas. Il m’a poursuivie pendant deux années de son sot amour, et le dépit l’a rendu infâme. Il me calomnie le plus qu’il peut et partout où il va... Adieu... Et mademoiselle de Chamery congédia Roland sans vouloir lui en dire davantage. Roland rentra chez lui en se disant : – Demain, je tuerai Fabien, il le faut !
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