I
I
Le brick de commerce français la Mouette, faisant route de Liverpool au Havre, filait dix nœuds à l’heure.
– Bon temps, bonne brise, vent arrière ! murmurait le capitaine avec satisfaction en se promenant sur le pont du navire, en envoyant au ciel les spirales bleues de la fumée de son cigare. Si cela continue douze heures encore, nous entrerons demain matin dans le port du Havre, que la Mouette n’a pas revu depuis quatre ans.
– Vraiment, capitaine, vous n’avez pas vu la France depuis quatre années ?
Cette question venait d’être faite par un passager qui, se promenant également de long en large sur le pont, mais en sens inverse, s’était trouvé face à face avec le capitaine et avait entendu son exclamation.
– Nô, sir, répondit ce dernier, ce qui, en anglais est-il besoin de le dire ? signifiait : Non, monsieur.
Or, bien que la question lui eût été adressée en français, le capitaine était excusable de répondre en langue britannique, si on envisageait le personnage qui venait de se faire son interlocuteur.
C’était un jeune homme de taille moyenne, de vingt-six à vingt-huit ans, blond, d’une figure agréable, distinguée, mais empreinte de ce masque de froideur qui caractérise les fils de la hautaine Albion. Sa mise était bien celle d’un Anglais en voyage : pantalon à grands carreaux gris et noir, collant, plaid écossais enroulé autour d’un paletot court à vastes poches et de couleur roussâtre, casquette conique à longs rubans flottant sur les épaules, gibecière de voyage après laquelle étaient suspendus pêle-mêle un dictionnaire anglais-français, une longue-vue, un étui de cigares et une petite gourde emplie de rhum. Il portait en outre, placé sur son avant-bras gauche, une grande couverture, ce vade-mecum éternel du voyageur britannique.
– Oh ! dit-il avec un léger accent qui trahissait l’insulaire, mais en très bon français néanmoins, vous pouvez vous dispenser, capitaine, de me parler anglais. J’habite Paris chaque hiver.
Le capitaine s’inclina.
– Ainsi, poursuivit le jeune Anglais, vous revenez sans doute de l’Australie ou de l’Amérique du Sud ?
– Je viens de Chine, sir.
– Et vous êtes du port du Havre ?
– Natif d’Ingouville.
– Ainsi, vous pensez que demain, nous entrerons dans le port ?
– À moins de malheur... ou d’un grain.
Et le capitaine braqua sa longue-vue tour à tour sur les quatre points cardinaux.
– Le ciel est bleu comme un lac d’indigo, dit-il ; je vais remettre le commandement à mon second et aller me coucher. Voici six heures du soir. J’étais de quart la nuit dernière, et je meurs de sommeil. Bonsoir, sir Arthur.
– Bonsoir, capitaine.
Le commandant de la Mouette et le jeune homme qu’il venait de nommer sir Arthur se séparèrent en se saluant.
Le premier transmit le commandement à son second, l’autre demeura sur le pont, et s’accouda tout rêveur au bastingage.
– Ma parole d’honneur ! murmura-t-il en attachant un regard ardent vers l’horizon du sud, que la lune éclairait en plein, je ne suis ni sentimental, ni poétique, j’ai toujours eu un assez beau dédain pour ceux qui chantent les douleurs de l’exil, les charmes de la patrie lointaine et désirée, et pourtant le cœur me bat rien qu’à la pensée que demain je serai au Havre. Quelle folie ! Serais-je donc réellement devenu un Anglais, un gentleman pur sang, s’intéressant aux courses d’Epsom, à un roman de Charles Dickens, écrivant de petits vers dans le journal de son comté et rêvant d’épouser une miss vaporeuse aux bras rouges, aux yeux bleus, aux cheveux carotte, et revenant de son troisième voyage autour du monde ? Non, rien de tout cela. Le cœur me bat, parce que demain je serai au Havre et que Le Havre n’est qu’à cinq heures de Paris...
Et sir Arthur prononça ce mot avec toute l’émotion d’un fils qui dirait tout bas le nom de sa mère.
– Paris ! reprit-il, ô la terre des audacieux et des forts, des penseurs et des soldats. Paris ! ô la patrie de tous ceux qui ont au cœur une étincelle de domination, dans le cerveau une lueur de génie... J’ai passé quatre années enveloppé dans ce brouillard anglais dont l’humide étreinte finit par tuer, – et pendant quatre années, à toute heure, à chaque minute, je n’avais qu’à fermer les yeux pour revoir en songe, et comme en un céleste éblouissement, ce Paris nocturne ou resplendissant de soleil, cet Eldorado qui commence à Tortoni1 pour finir au Bois et déroule, au soleil des Champs-Élysées, ses chevaux et ses équipages tout constellés de femmes jeunes, élégantes et belles, comme on en chercherait en vain par tout le reste de la terre.
Sir Arthur soupira. Puis il reprit ainsi son monologue :
– Oui, j’ai passé quatre années à Londres, cultivant la vertu comme un bourgeois du Marais cultive un pot de réséda, vivant modestement de mes dix mille livres de rente, n’ayant pas même un cheval de selle, dînant en ville, allant prendre, le soir, une tasse de thé chez des marchands de la Cité, qui me lorgnaient tous pour leur fille... Une année encore, et sir Arthur, gentleman anglo-italien, épousait sérieusement miss Anne Perkins ou la veuve mistress Trois étoiles, avait droit de bourgeoisie, se mêlait des élections, prononçait des discours dans les meetings, et devenait vice-président d’une société de tempérance quelconque. Heureusement sir Arthur s’est souvenu qu’il s’était nommé jadis le vicomte de Cambolh, puis le marquis don Inigo de los Montes, qu’il avait présidé feu le Club des Valets de cœur, et que son infortuné maître, sir Williams, lui avait prédit un grand avenir...
Et Rocambole, car c’était bien notre ancienne connaissance du Club des Valets de cœur, quitta le pont à ces derniers mots, et descendit dans sa cabine.
– Voyons ! se dit-il en s’enfermant dans cette chambre de six pieds carrés qui devient le logement d’un passager de première classe, il ne suffit pas de se dire un matin : je ne suis pas fait pour vivre de dix mille francs de rente comme un bourgeois vertueux ; il faut à mon ambition la vaste scène de Paris, des chevaux de sang, des maîtresses blondes et un petit hôtel. Non, il faut savoir encore comment faire pour avoir tout cela, et c’est ici que je sens plus vivement que jamais la perte de mon honorable professeur sir Williams...
Rocambole crut convenable de pousser un léger soupir, en manière d’oraison funèbre à l’adresse de sir Williams, sans doute mis à la broche et mangé depuis longtemps par les sauvages des terres australes ; puis il s’assit devant l’unique table de sa cabine, sur laquelle se trouvaient étalés divers papiers, et, parmi eux, un petit carnet dont chaque feuillet était couvert de caractères manuscrits.
Il s’empara de ce carnet, l’ouvrit et sembla vouloir employer toute son attention et toute son intelligence à déchiffrer et à comprendre le sens exact de cette écriture fine et serrée, dont les pages étaient surchargées, et qui était un mystérieux assemblage de chiffres et de lettres. Ce carnet était celui que Rocambole avait trouvé sous la toile d’un vieux portrait de famille dans le château de Kergaz la veille de son départ.
– Au diable sir Williams et son langage hiéroglyphique, murmura-t-il après quelques minutes d’absorption, voici quatre années que j’en cherche vainement la clé, et je ne suis pas plus avancé que le premier jour. Il me faut, hélas ! en conclure que sir Williams avait deux écritures, l’une qui était à ma portée, aux mystères de laquelle il m’avait initié depuis longtemps, l’autre qui n’était que pour lui. Le calepin, où se révèle à chaque page le génie de mon pauvre maître, est empli de documents précieux, d’indications excellentes, il renferme le point de départ de vingt affaires. Malheureusement, la dernière clé de la serrure, celle qui fait jouer le ressort mystérieux, me manque. De telle façon que je suis dans la situation d’un homme à qui on dirait : « Il y a à Londres, dans une maison, au premier étage, et dans un cabinet donnant sur la rue, une valise pleine d’or. Allez la chercher, on vous la donne. » Malheureusement, on oublierait de dire à cet homme le nom de la rue et le numéro de la maison... Ah ! sir Williams était un homme prudent ; il avait une écriture pour les faits, une autre pour les noms et les dates. Ainsi, voici ce que je lis :
« Il y a à Paris un hôtel, rue... »
Le nom de la rue, s’interrompit-il, est tracé dans le deuxième langage hiéroglyphique, celui que je ne comprends pas...
Et Rocambole continua :
« Cet hôtel est habité par le marquis et la marquise de... – encore un nom illisible ! – et leur fille. Le marquis a soixante ans, la marquise cinquante, leur fille en a dix-sept. La maison est riche de cent mille livres de rente.
« Le marquis a un fils qui doit avoir vingt-quatre ans environ. Ce fils s’est embarqué comme mousse à l’âge de dix ans, sur un navire anglais de la Compagnie des Indes. Depuis, il n’a point reparu. Est-il mort ou vivant ? La marquise l’ignore. Son mari seul a le dernier mot de la destinée du pauvre enfant, et il emportera ce dernier mot dans la tombe aussi bien peut-être que le secret de cette conduite étrange d’une famille riche et titrée qui voue son unique héritier à la rude et misérable vie d’un mousse du commerce. Cette famille est retirée au fond de son hôtel, ne voyant personne ; le marquis sombre et taciturne, sa femme agitée de la frêle mais ardente espérance qu’elle reverra son fils un jour.
« Si ce fils revenait, il aurait, à la mort de son père, soixante-quinze mille livres de rente, car, dans la famille de... les mâles ont toujours le quart en sus. On pourrait donc... »
Ici l’écriture hiéroglyphique recommençait et devenait inintelligible pour le possesseur des tablettes de sir Williams.
Évidemment celui-ci, à qui cette première écriture que le jeune homme pouvait déchiffrer avait été plus courante et plus familière, ne s’était servi de la seconde, de pure convention avec lui-même et, d’ailleurs, beaucoup plus compliquée, que pour les noms, les dates et ses plus audacieuses inspirations.
Rocambole repoussa le carnet avec découragement :
– Maudit sir Williams ! exclama-t-il. Ainsi je sais qu’il est une marquise, laquelle attend un fils qui ne vient pas. Elle a une fille et cent mille livres de rente. Seulement j’ignore le nom de cette marquise, celui de la rue qu’elle habite, et quant au parti qu’on pourrait tirer de tout cela... Parbleu ! s’interrompit brusquement Rocambole, ce qu’on pourrait faire, je le sais... il faudrait se faire passer pour le fils de la marquise, si on savait comment elle se nomme, en quel lieu elle habite, et quel est le nom de ce fils, mort sans doute... Malheureusement on ne sait rien de tout cela, et sir Williams a emporté son secret en Australie.
Rocambole redevint rêveur, et s’approcha du sabord qui servait de croisée à sa cabine.
– Pauvre sir Williams, se dit-il, un bien beau génie !... Mais quel guignon ! de magnifiques inspirations et pas de chance ; il trouvait toujours la voie du succès et ne réussissait jamais... Ah ! si j’avais le génie de sir Williams !
Rocambole, qui venait de terminer son monologue par un nouveau soupir, fut brusquement arraché à sa rêverie par un bruit insolite qui retentissait dans la galerie :
– Tout le monde sur le pont ! criait la voix impérieuse et dure du capitaine.
– Oh ! oh ! pensa Rocambole, le capitaine m’a quitté, il y a une heure, pour aller se coucher, et le voilà déjà levé, et il appelle l’équipage... que signifie tout cela ?
Rocambole quitta sa cabine et monta sur le pont. Le capitaine était déjà sur son banc de quart et donnait des ordres, les matelots carguaient les voiles, les passagers paraissaient consternés. Pourtant la mer était calme, le ciel était serein, il faisait un temps superbe... du moins un homme de terre l’eût juré.
La première personne que Rocambole rencontra et à qui il demanda l’explication de cette rumeur inaccoutumée, qui troublait tout à coup le calme nocturne du bord, était un jeune homme blond, grand et mince, enveloppé dans un caban de matelot, portant à sa casquette de toile cirée un petit liseré d’argent, qui semblait indiquer un officier de marine.
Ce jeune homme avait, au milieu de ces visages consternés, une belle figure souriante et calme, et il braquait une longue-vue sur l’horizon, avec le flegme d’un vrai marin.
– Pardon, monsieur, lui dit Rocambole, pourriez-vous me dire ce que tout cela signifie ? pourquoi on nous fait monter sur le pont, pourquoi on cargue les voiles... et ce qu’il y a de si menaçant dans l’avenir que tous ces gens-là – et il désignait une dizaine de passagers – vous ont des mines de patients qui vont au supplice ?
Rocambole avait adressé la question en bon anglais.
– Monsieur, répondit le jeune homme dans la même langue, nous allons avoir un grain.
– Un grain ?
– Oui, c’est-à-dire une tempête.
– Allons donc ! il n’y a pas un nuage au ciel.
– Pour vous, monsieur ; mais pour nous qui sommes des gens de mer... Tenez, prenez ma longue-vue, regardez.
Rocambole prit la longue-vue.
– Voyez-vous, là-bas, à l’ouest, continua son interlocuteur, ce petit point grisâtre qui ressemble à une voile ?
– Oui, dit Rocambole.
– Eh bien ! dans une heure, ce petit nuage aura envahi tout le ciel, converti cette nuit transparente et lumineuse en une nuit opaque ; ses flancs vomiront la foudre et la tempête, et cette mer unie, calme comme un lac, deviendra tout à coup furieuse ; ses lames se couronneront d’écume, notre navire dansera à leur crête comme une misérable coquille de noix, et il ne faudrait qu’un lambeau de toile au vent, une bonnette qu’on aurait oublié de carguer, pour nous faire faire naufrage.
Le jeune homme s’exprimait avec la netteté et le sang-froid d’un marin consommé.
– Comment, monsieur, dit Rocambole, ce pauvre petit nuage, peut-il vous faire présager tout cela ?
– Monsieur, dit le jeune homme en souriant, je suis marin, et les marins font du ciel une si constante étude qu’ils se trompent rarement.
– Ainsi, nous allons essuyer une tempête ?
– Terrible, monsieur.
– Sommes-nous réellement en danger ?
– Peut-être.
– Diable ! fit Rocambole, qui, tout brave qu’il était, ne se souciait que médiocrement d’aller coucher sous les algues.
– Mon Dieu ! continua le jeune marin avec un sourire plein de mélancolie, nous sommes tellement habitués, nous autres gens de mer, à faire le sacrifice de notre vie, que nous prenons toujours les choses au pis. Mais il peut se faire que je m’exagère la situation... d’ailleurs le capitaine de ce navire, où je ne suis que passager, moi, sait son métier, son équipage est bon... Et puis, acheva-t-il, étendant la main, Dieu est grand et bon, et d’un souffle il apaise les tempêtes...
– Ah ! dit Rocambole, vous n’êtes que passager à bord ?
– Oui, je suis enseigne de vaisseau de la Compagnie des Indes.
Cette réponse fit tressaillir Rocambole qui se souvint des notes du carnet de sir Williams.
– Êtes-vous allé au Havre ?
– Monsieur, répondit le jeune homme, je vais à Paris où je dois avoir une mère et une sœur que je n’ai pas vues depuis dix-huit ans... depuis le jour, acheva-t-il avec une subite émotion, où je me suis embarqué comme mousse à l’âge de dix ans, sur un navire de la Compagnie des Indes.
À ces derniers mots, Rocambole oublia la tempête prochaine et la perspective d’un naufrage ; il oublia l’univers entier pour regarder avidement l’homme qu’il avait devant lui. Jamais peut-être, pendant toute sa vie, si fertile cependant en péripéties émouvantes, Rocambole n’avait éprouvé une émotion pareille à celle qui s’empara de lui, lorsqu’il eut entendu les derniers mots prononcés par le jeune marin. Il lui sembla en ce moment que l’avenir, jusque-là enveloppé de ténèbres, s’éclairait à ses regards, et que le mot énigmatique de cet avenir allait jaillir des lèvres de cet inconnu que le hasard plaçait devant lui.
– Ah ! lui dit-il d’une voix dont son interlocuteur, en toute autre circonstance, eût remarqué la subite altération, vous êtes donc français, monsieur ?
– Oui, fit le jeune homme d’un signe de tête.
Et il se prit à sourire.
– Je comprends, dit-il, que cela vous étonne, de me savoir français et de me voir au service de la Compagnie des Indes, mais cela tient à des secrets de famille qui ne m’appartiennent pas complètement.
Rocambole répondit par un geste ambigu qui semblait témoigner à la fois de sa curiosité et de son désir de rester cependant dans les bornes de la discrétion.
Le jeune marin le salua avec courtoisie et lui reprit sa longue-vue des mains :
– Pardon, monsieur, lui dit-il, je vous laisse un moment pour aller chercher dans ma cabine des papiers que je tiens avant tout à sauver du naufrage, si naufrage il y a, papiers qui sont enfermés dans un étui de fer-blanc et avec lequel, s’il le faut, je me jetterai à la nage.
Rocambole lui rendit son salut, et le laissa s’éloigner. Mais, à partir de ce moment, notre héros n’eut plus qu’une pensée ardente, qu’un désir, qu’un but, s’attacher aux pas du marin, gagner sa confiance, lui arracher son secret, et peut-être...
Le dernier mot des projets de Rocambole était si vague, si ténébreux encore, qu’il n’osa se le formuler : mais il se souvint de sir Williams, du flegmatique et impitoyable sir Williams, qui jadis lui avait dit bien souvent : « La vie est un champ de bataille où, pour triompher, il est nécessaire de faire quelques victimes, ce dont un homme d’esprit se console toujours en pensant que la population du globe est beaucoup trop nombreuse. »
Rocambole arpenta le pont du navire pendant une heure, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui.
– Français... murmurait-il, au service de la Compagnie des Indes... ayant quitté Paris depuis dix ans... embarqué comme mousse !... Évidemment, c’est là le fils de cette marquise dont parlait sir Williams, il y a quatre ans, dans ses tablettes...
Et Rocambole, étreint par une ardente et ténébreuse pensée, ne s’apercevait point de la vérité sinistre prophétisée par le jeune marin. En effet, ce petit point grisâtre, ce nuage qui à l’horizon n’était d’abord perceptible qu’à l’aide d’une longue-vue, avait grandi rapidement.
D’abord il s’était allongé horizontalement comme une b***e demi-circulaire, puis il avait graduellement envahi le ciel au milieu duquel la lune jetait tout à l’heure son plus vif éclat ; ensuite de ses flancs, qui prenaient à chaque minute de plus gigantesques proportions, d’autres nuages s’étaient élancés, aux teintes cuivrées, aux formes tourmentées, et tout à coup la lune avait disparu... En même temps un souffle s’était élevé sur les flots, faible d’abord, puissant ensuite, et qui avait passé dans les mâts du navire en leur arrachant de sourds craquements.
– Pour le coup, murmura alors un matelot, nous y sommes, tonnerre !
Cette exclamation arracha Rocambole à sa méditation. Il s’aperçut alors que la tempête arrivait, et il reconnut que les passagers avaient bien le droit d’être épouvantés ; l’équipage aguerri, celui de se montrer soucieux. À cette nuit lumineuse, étoilée, dont le clair de lune permettait d’assister, comme en plein jour, sur le pont du navire, à chaque détail de la manœuvre, avaient succédé les ténèbres... au milieu de ces ténèbres à peine dissipées çà et là par le fanal de poupe ou une lanterne, la voix stridente, impérieuse du capitaine, debout sur son banc de quart ; les gémissements de quelques femmes saisies d’effroi, et, dominant tous ces bruits, la grande voix de l’ouragan qui s’élevait au loin, et courait bruyante et sinistre à la crête des lames qui commençaient à s’écheveler et à blanchir d’une écume livide.
– Diable ! pensa Rocambole, il paraît que décidément nous ne serons pas au Havre demain matin.
– Priez Dieu, monsieur, répondit une voix, que demain vous soyez de ce monde, et vous aurez déjà obtenu, s’il vous exauce, un assez beau résultat.
Rocambole se retourna. Le jeune marin de la Compagnie des Indes était derrière lui.
Il avait dépouillé son caban de marin, portant pour tout vêtement une chemise de laine, un pantalon de toile et sa casquette d’officier en petite tenue. Seulement il avait en sautoir un étui de fer-blanc comme en portent les matelots et les soldats en congé. En outre, une ceinture lui enroulait la taille, et Rocambole vit sortir de cette ceinture le pommeau luisant de deux pistolets et le manche ciselé d’un poignard indien.
– Voilà mon costume de mer, dit-il à Rocambole. S’il faut se jeter à l’eau, mon bagage ne m’embarrassera pas beaucoup.
– Ah ! répondit Rocambole, je crois que vous avez pris là de biens inutiles précautions. Nous ne sommes pas si près du naufrage que vous le pensez !
– Vous oubliez que nous sommes dans la Manche, à dix lieues des côtes peut-être ; que la violence du vent peut nous pousser sur un récif, que le navire peut toucher et s’entrouvrir... Tenez, voyez-vous avec quelle rapidité impétueuse, malgré ses voiles carguées, le navire court du nord au sud ? Écoutez le capitaine, qui est un vieux marin, écoutez-le commander ces manœuvres extrêmes qui indiquent le péril parvenu à sa dernière intensité.
Comme le marin achevait avec ce froid enthousiasme, cette admiration d’un homme qui, toute sa vie, a été bercé par la tempête, le cri : Coupez le grand mât ! se fit entendre. Et le grand mât tomba sous la hache et s’étendit sur le pont avec un bruit lugubre. Presque au même instant, le mousse de vigie dans les huniers cria avec effroi : « Terre ! terre ! »
Rocambole n’hésita plus.